Ontologie naturelle/Leçon 37

Garnier Frères (p. 297-301).

TRENTE-SEPTIÈME LEÇON

Distinction des espèces vivantes entre elles, et des espèces vivantes d’avec les espèces fossiles. — Éléphants vivants et éléphants fossiles.

Voyons de quel secours sont les dents, en paléontologie, pour la distinction des espèces.

Commençons nos essais en ce genre par la détermination spécifique des éléphants.

Il s’agit de savoir s’il y a parité ou disparité spécifique, d’abord,

Entre les éléphants vivants ;

Et, en second lieu,

Entre les éléphants vivants d’une part et les éléphants fossiles de l’autre.

1o Y a-t-il identité d’espèce entre les éléphants vivants ?

Les anciens ont connu, sans aucun doute, nos deux espèces d’éléphants : l’éléphant des Indes ou d’Asie et l’éléphant d’Afrique ou de Libye. Alexandre trouva le premier dans l’Inde et le fit connaître à l’Europe ; Pyrrhus et Annibal amenèrent le second d’Afrique en Italie.

Les anciens ont donc vu les deux éléphants, mais ils ne les ont pas distingués. On n’arrive à distinguer les espèces qu’en les comparant organe par organe, partie par partie, qu’en opposant un os au même os, une dent à la même dent, etc. ; et les anciens ne connaissaient pas cet art de comparaison détaillée.

Dans le siècle dernier même, personne ne soupçonnait encore qu’il y eût plus d’une espèce d’éléphants. Linné, Buffon, Daubenton, confondent les deux espèces.

Pierre Camper et Blumenbach sont les deux premiers naturalistes qui aient reconnu les caractères distinctifs de l’espèce dans les éléphants. Cuvier a mis ces caractères dans tout leur jour.

Dans l’éléphant des Indes, les lames des couronnes dentaires ressemblent à des rubans étroits et festonnés sur les bords. Dans l’éléphant d’Afrique, ces lames figurent des losanges.

Le front de l’éléphant des Indes est concave ; celui de l’éléphant d’Afrique est convexe.

Le premier a les oreilles relativement petites ; dans le second, elles sont énormes.

Ces différences constatées, plus de confusion possible.

2o Ayant trouvé deux espèces dans les éléphants vivants, la seconde question se présente : y a-t-il identité d’espèce entre l’éléphant fossile et l’un ou l’autre des deux éléphants vivants ?

Pour l’éléphant d’Afrique : point de difficulté, l’éléphant fossile différait certainement de celui-là. La différence est nettement marquée par les lames des dents molaires, rubanées dans l’éléphant fossile comme elles le sont dans l’éléphant des Indes, dessinées, au contraire, en losanges dans l’éléphant d’Afrique.

Pour l’éléphant des Indes comparé à l’éléphant fossile, la question est plus difficile.

Nous trouvons, dans les deux, des lames dentaires en forme de rubans festonnés. Mais la similitude est-elle complète ? Cuvier remarque, d’abord, que les rubans des dents fossiles sont plus étroits, plus serrés, et, par conséquent, plus nombreux dans un espace donné. Il remarque, en second lieu, que les lignes d’émail qui interceptent les lames d’ivoire sont plus minces et moins festonnées dans les dents fossiles que dans celles de l’éléphant des Indes.

Cuvier note encore deux différences importantes : l’une dans le crâne, l’autre dans la mâchoire inférieure.

La première se rapporte à la longueur des alvéoles des défenses : dans un crâne d’éléphant fossile, l’alvéole est triple de ce qu’il serait dans un crâne d’éléphant de l’Inde ou de celui d’Afrique de même dimension.

La seconde différence se trouve dans la conformation de la mâchoire inférieure.

Les alvéoles ne descendant pas, dans les espèces vivantes, au delà de la pointe de la mâchoire inférieure, celle-ci peut s’avancer entre les défenses, et s’y prolonge en effet en une espèce d’apophyse pointue.

Dans les têtes fossiles, au contraire, où ces alvéoles sont beaucoup plus longs, la mâchoire a dû être tronquée en avant : autrement, elle n’aurait pas pu se fermer.

De toutes ces différences réunies, Cuvier concluait que l’éléphant fossile est plus éloigné spécifiquement de l’éléphant des Indes que l’âne ne l’est du cheval, et par conséquent que ce sont deux espèces distinctes.

M. de Blainville a conclu exactement tout le contraire. « Le résultat définitif, dit-il, auquel on est conduit par une logique rigoureuse, c’est que, dans l’état actuel de nos collections, du moins au Muséum de Paris, il est encore à peu près impossible de démontrer que l’éléphant fossile, dont on trouve tant de débris dans la terre, diffère spécifiquement de l’éléphant de l’Inde, encore vivant aujourd’hui[1]. »

L’éléphant fossile, déterminé comme espèce distincte par Cuvier, est l’elephas primigenius de Blumenbach, le mammouth des Russes.

Dans ces derniers temps, les paléontologistes ont proposé plusieurs autres espèces d’éléphants fossiles : l’elephas minimus, l’elephas meridionalis, l’elephas proboletes, etc.

Toutes ces espèces doivent-elles être admises ?

On ne saurait décider encore ; mais, à ne consulter même que les dents que possède le Muséum, on ne peut douter qu’il n’y ait eu plusieurs espèces distinctes d’éléphants fossiles.

  1. Ostéographie ou Description iconographique comparée du squelette et du système dentaire des cinq classes des animaux vertébrés, récents et fossiles, pour servir de base à la zoologie et à la géologie — Éléphants, p. 222.