Ontologie naturelle/Leçon 30

Garnier Frères (p. 253-259).

TRENTIÈME LEÇON

Vue physiologique des coquilles fossiles. — Hypothèse des Jeux de la nature, imaginée par la philosophie scolastique ; combattue par Bernard Palissy.

Nous avons marqué la chronologie du globe. Primitivement il était incandescent, fluide ; pendant une longue suite de siècles, pas un être animé n’aurait pu vivre à sa surface ; l’eau n’existait qu’à l’état gazeux et dans l’atmosphère. Peu à peu le globe s’est attiédi, sa partie extérieure s’est solidifiée ; la vapeur d’eau s’est condensée et précipitée, les mers se sont formées. La vie a paru. À plusieurs reprises le feu central, mal contenu dans sa frêle enveloppe, l’a soulevée ; par suite, les mers se sont déplacées et ont amené d’immenses destructions d’êtres vivants. Toutes ces ruines, tous ces décombres constituent le sol que nous foulons aujourd’hui.

Telle a été la série des révolutions du globe.

Passons à l’étude de ses anciens et premiers habitants.

C’est à l’occasion des coquilles fossiles qu’est née la première idée du déplacement des mers. Cette grande idée du déplacement des mers, les anciens l’ont eue comme nous, et c’est le même fait qui la leur avait donnée : la dispersion des coquilles marines sur la terre sèche. On trouve partout des traces de cette idée : dans Strabon, dans Sénèque, dans Pline, etc. Ovide nous dit (Métamorphoses, liv. XV) :

Vidi ego quod fuerat quondam solidissima tellus,
Esse fretum:vidi fractas ex æquore terras,
Et procul à pelago conchæ jacuere marinæ,
Et vetus inventa est in montibus anchora summis;
Quodque fuit campus, vallem decursus aquarum
Fecit, et eluvie mons est deductus in æquor.

Ovide ne doutait pas, comme vous voyez, que la mer n’eût recouvert la terre sèche : toute l’antiquité prenait, sans difficulté, les coquilles fossiles pour de vraies coquilles.

La seule philosophie scolastique, qui voulait entendre finesse à tout, s’avisa de prendre les coquilles fossiles pour des jeux de la nature ; la nature se jouait à donner aux pierres des ressemblances avec les animaux.

Le premier qui combattit l’erreur absurde des jeux de la nature fut un potier de terre, homme de génie, Bernard Palissy. C’est Bernard Palissy qui a fait à Paris le premier cours d’histoire naturelle qu’on y ait entendu (1575). Il nous apprend lui-même que, ne sachant ni grec ni latin, il aurait été fort aise de connaître les opinions des philosophes touchant ces matières :

« J’eusse été fort aise, dit-il, d’entendre le latin et lire les livres desdits philosophes pour apprendre des uns et contredire aux autres ; et estant en ce débat d’esprit, je m’advisay de faire mettre des affiches par les carrefours de Paris, afin d’assembler les plus doctes médecins et autres, auxquels je promettois monstrer en trois leçons tout ce que j’avois conneu des fontaines, pierres, métaux et autres natures. Et, afin qu’il ne s’y trouvast que des plus doctes et des plus curieux, je mis en mes affiches que nul n’y entreroit qu’il ne baillast un escu à l’entrée desdites leçons et cela faisoy-je en partie pour voir si, par le moyen de mes auditeurs, je pourrois tirer quelque contradiction, qui eust plus d’asseurance de vérité que non pas les preuves que je mettois en avant ; sçachant bien que si je mentois, il y en auroit de Grecs et de Latins qui me résisteroyent en face, et qui ne m’épargneroient point, tant à cause de l’escu que j’avois pris de chascun, que pour le temps que je les eusse amusés ; car il y auroit bien peu de mes auditeurs qui n’eussent profité de quelque chose, pendant le temps qu’ils estoyent à mes leçons.

« Voilà pourquoi je dis que, s’ils m’eussent trouvé menteur, ils m’eussent bien rembarré : car, j’avois mis par mes affiches que, partant que les choses promises en icelles ne fussent véritables, je leur rendrois le quadruple. Mais, grâces à mon Dieu, jamais homme ne me contredit d’un seul mot[1]. »

En dépit de Palissy, de ses leçons, de son cabinet (de ce cabinet où il avait rassemblé les preuves de ses leçons), l’erreur des jeux de la nature n’en persista pas moins. Voltaire la soutenait encore au xviiie siècle. « Le jeu de la nature, (dit-il en propres termes), a imprimé aux pierres la ressemblance imparfaite de quelques animaux[2]. »

Pour me servir d’une expression de Palissy lui-même, comme Palissy l’eût rembarré ! « Il ne faut que tu penses, lui eût-il dit, que les-dites coquilles soyent formées, comme aucuns disent que nature se joue à faire quelque chose de nouveau. Quand j’ai eu de bien près regardé aux formes des pierres, j’ai trouvé que nulle d’icelles ne peut prendre forme de coquille ny d’autre animal, si l’animal même n’a basti sa forme[3]. »

Mais, il y a plus : nous trouvons les coquilles, tantôt libres, tantôt engagées dans la pierre.

Comment se trouvent-elles ainsi engagées, enveloppées dans la pierre ?

Stenon se posa ce problème dans son livre : De solido intrà solidum contento (1669). Évidemment la coquille ne peut se trouver dans la pierre, que parce que celle-ci a commencé par être à l’état liquide ou de pâte molle. En se solidifiant, la pierre a saisi la coquille et l’a gardée emprisonnée.

« Il faut conclure, disait Palissy avant Stenon, que, auparavant que lesdites coquilles fussent pétrifiées, les poissons qui les ont formées estoyent vivans dedans l’eau,… et que depuis l’eau et les poissons se sont pétrifiés en même temps, et de ce ne faut douter[4]. »

Selon M. Agassiz, on connaît aujourd’hui plus de quarante mille espèces de coquilles fossiles. On en connaît de toutes les dimensions, d’à peine visibles au microscope[5], et d’immenses. Il y a des cornes d’Ammon grandes comme des roues de voiture. C’est à la vue de ces énormes coquilles que Buffon conçut l’idée des espèces perdues : « Il peut se faire, dit-il, qu’il y ait eu de certains animaux dont l’espèce a péri : ces coquillages pourraient être du nombre[6]. »

Il est vrai que le genre entier des ammonites, des cornes d’Ammon, est fossile. Mais combien d’autres genres du même ordre, de l’ordre des céphalopodes, sont aujourd’hui vivants ! À côté des ammonites sont les nautiles : « Les fossiles, dit Cuvier, nous offrent des nautiles de taille grande ou médiocre, et de formes plus variées que ceux que produit la mer actuelle[7]. »

Et d’ailleurs, combien de genres, dans tous les ordres de coquillages, dont une partie des espèces est fossile et l’autre partie vivante : les nautiles, que je viens de nommer, les térébratules, les turritelles, les cérithes, les gryphées, les moules, les corbules, les cames, etc., etc. ! Je demande une raison physiologique pourquoi un seul des coquillages fossiles, et un quelconque, ne pourrait pas vivre aujourd’hui, et pourquoi un seul des coquillages d’aujourd’hui, et un quelconque, n’aurait pas pu vivre alors.

  1. Œuvres de Bernard Palissy, p. 75. (Édition de Faujas de Saint-Fond.)
  2. Les Singularités de la Nature. Chap. i.
  3. Œuvres de Palissy, p. 88.
  4. Œuvres de Palissy, p. 90.
  5. Ceci est surtout vrai des infusoires fossiles à carapace siliceuse, si bien étudiés par M. Ehrenberg.
  6. T. I, p. 154.
  7. Le Règne animal, t. III, p. 18.