Ontologie naturelle/Leçon 09

Garnier Frères (p. 67-76).

NEUVIÈME LEÇON

Exclusivité de l’espèce humaine. — Son unité. — Égalité de toutes les races humaines.

Nous sommes arrivés au terme de cette grande question : la spécification des êtres. Permettez-moi de la résumer en quelques mots.

Nous voyons le globe couvert d’êtres vivants. Comment la nature les a-t-elle distingués, groupés ? On dit tous les jours : la nature ne fait que des individus.

Nous avons pourtant vu que la nature fait quelque chose de plus, qu’elle groupe les individus par parenté, par consanguinité, qu’elle a fait les espèces. Mais quel est le signe extérieur de cette parenté, laquelle est de soi très-cachée ? La parenté des êtres, a dit Buffon, est le plus profond mystère de la nature. Elle est si cachée qu’elle existe malgré toutes les dissemblances, et peut ne pas exister malgré toutes les ressemblances.

Je rappellerai les exemples que j’ai déjà cités : l’âne et le cheval sont semblables, ils sont parents, mais comme genre seulement ; le chien et le renard sont semblables, ils ne sont pas parents même comme genre ; le lévrier et le barbet sont dissemblables, ils sont parents comme espèce.

Nous avons trouvé le caractère extérieur qui trahit, qui accuse la parenté, savoir la fécondité. Continue, elle nous révèle l’espèce ; bornée, elle nous révèle le genre.

Enfin nous avons étudié les lois de la fécondité.

Nous avons traité toutes ces questions dans leurs rapports avec les êtres vulgaires. Il nous reste à les examiner relativement à une espèce privilégiée, supérieure à toutes, en dehors de toutes, relativement à l’espèce humaine.

Dans cette leçon, je prouverai : 1o l’exclusivité de l’espèce humaine ; 2o son unité ; 3o l’égalité de toutes les races humaines entre elles.

1o Exclusivité de l’espèce humaine.

Toutes les autres espèces animales en ont de voisines ou de consanguines. Le chien et le chacal, le chien et le loup, le cheval et l’âne sont des espèces voisines ; elles sont même consanguines à un certain degré, ayant entre elles la fécondité bornée.

L’homme seul n’a nulle espèce voisine ; il n’a pas d’espèce consanguine. Sur ce dernier point, on rougirait d’exprimer seulement un doute. L’homme est d’une nature propre, exclusive de toute autre. Buffon a dit que toutes les grandes espèces étaient des espèces uniques. Il se trompait : de son temps les faits manquaient. Le lion et le tigre sont deux espèces voisines, consanguines même ; accouplés, ils peuvent produire, ils ont produit. Buffon a confondu les traits de l’éléphant d’Asie et de l’éléphant d’Afrique ; ce sont deux espèces aujourd’hui parfaitement distinguées, mais voisines. Buffon ne connaissait qu’une espèce de rhinocéros ; nous en connaissons aujourd’hui cinq et peut-être six.

Le privilége de l’exclusivité n’appartient qu’à l’espèce humaine ; elle exclut les autres espèces, et elle en est exclue. Je dis l’espèce humaine et je fais remarquer, en passant, que, dans le langage vulgaire, on dit indifféremment espèce humaine ou genre humain. Il serait puéril de relever la locution genre humain, employée dans la conversation ou même dans un ouvrage littéraire ; mais on doit la bannir du langage scientifique. Nous venons de dire pourquoi : l’homme ne fait pas genre et il est le seul, de tous les êtres connus, qui ne fasse pas genre.

2o Unité de l’espèce humaine. Toutes les diversités physiques qui distinguent les hommes entre eux sont des diversités de race et non des diversités d’espèce.

Ceux qui nient l’unité de l’espèce humaine s’appuient principalement sur les différences que présentent le crâne et la couleur de la peau.

Blumenbach avait étudié, avec beaucoup de soin, les crânes humains. Il a consigné ses précieuses observations dans un livre intitulé : Decades collectionis suæ craniorum[1]. C’est, selon moi, son ouvrage le plus remarquable.

Il distingue cinq races humaines : les races caucasique, éthiopique, mongolique, américaine et malaie. Ces noms sont restés. Indiquons très-brièvement les caractères sur lesquels Blumenbach établit les trois races principales : 1o la race caucasique présente un crâne en forme d’ovale, le front et le nez saillants, la face petite relativement au crâne ; 2o l’ovale du crâne n’est plus dans la race éthiopique ; le crâne est aplati sur les côtés, la mâchoire supérieure est saillante, le front recule, le nez est écrasé ; 3o la race mongolique se fait remarquer par une face élargie, un nez écrasé, des yeux plus ou moins obliques, une mâchoire supérieure moins saillante que dans la race éthiopique.

Quant aux caractères de la race américaine et de la race malaie, nous ne nous y arrêterons pas : la race américaine paraît se rattacher à la race mongolique ; et l’on peut croire que la race malaie n’est qu’un mélange des races mongolique et éthiopique.

Les différences que je viens de rappeler dans les têtes humaines sont, sans doute, très-saisissables, quand on se place aux deux extrêmes de la série. Mais, entre ces deux points, Blumenbach a eu l’art de disposer des intermédiaires graduellement nuancés : au milieu de la série il n’y a plus de différences tranchées[2].

Quoi qu’il en soit, prenons les deux extrêmes. Les différences sont-elles de nature à jeter du doute sur l’unité de l’espèce humaine ? Évidemment non. La race est différente, non l’espèce. Rappelons-nous ces chiens si différents de forme et même de squelette, ces crânes lisses à côté de ces crânes armés de crêtes, etc. Est-ce que l’Européen et le nègre sont aussi dissemblables entre eux par leur crâne que le sont le carlin et le bouledogue ? Et puisque ceux-ci sont de la même espèce, pourquoi l’Européen et le nègre, bien moins dissemblables, ne seraient-ils pas de la même espèce ?

Passons à la seconde objection contre l’unité de l’espèce humaine : la différence dans la couleur de la peau.

Blumenbach, qui a fait de si beaux travaux sur le crâne, ne s’est pas occupé de la peau.

Mes études anatomiques sur la peau humaine m’ont convaincu que la peau des hommes de race caucasique et celle des hommes de race éthiopique sont la même peau.

La peau humaine se compose fondamentalement de trois lames ou membranes distinctes : 1o l’épiderme externe ; 2o l’épiderme interne ; 3o le derme. Nous retrouvons cette structure dans toutes les races. Dans les couches les plus profondes des cellules de l’épiderme interne réside la matière colorante appelée pigmentum. C’est cette matière qui colore la peau du nègre. Remarquons bien que le pigmentum n’est pas une membrane, un organe ; ce sont des granulations amorphes qui se développent dans les cellules de l’épiderme. La peau du nègre commence par être sans pigmentum, et, d’un autre côté, celle du blanc peut l’acquérir.

Le pigmentum prend un certain développement dans plusieurs peuples de race caucasique : les Arabes, par exemple. Voici un fait plus décisif encore ; M. Guyon, chirurgien en chef de l’armée d’Afrique, m’avait envoyé quelques lambeaux détachés de la peau d’un de nos soldats, mort en Algérie ; j’ai trouvé dans cette peau, que le climat avait basanée, un pigmentum très-marqué. Il y a plus ; dans la peau du blanc, même à l’état normal, le pigmentum se montre et colore certaines parties, notamment l’aréole qui, dans la femme, entoure le mamelon.

Tout cela prouve que la coloration noire de la peau est un caractère tout à fait superficiel, accidentel ; et nous comprenons cette belle phrase de Buffon : « L’homme, blanc en Europe, noir en Afrique, jaune en Asie, et rouge en Amérique, n’est que le même homme teint de la couleur du climat[3]. »

Enfin, un dernier caractère qui nous démontre jusqu’à l’évidence l’unité de l’espèce humaine, c’est la fécondité continue que possèdent entre elles toutes ses races. Écoutons, sur ce point, Buffon :

« Dès que l’homme a commencé à changer de ciel, et qu’il s’est répandu de climats en climats, sa nature a subi des altérations : elles ont été légères dans les contrées tempérées, que nous supposons voisines du lieu de son origine, mais elles ont augmenté à mesure qu’il s’en est éloigné ; et lorsque, après des siècles écoulés, des continents traversés et des générations déjà dégénérées par l’influence des différentes terres, il a voulu s’habituer dans les climats extrêmes, et peupler les sables du midi et les glaces du nord, les changements sont devenus si grands et si sensibles qu’il y aurait lieu de croire que le nègre, le Lapon et le blanc forment des espèces différentes, si l’on n’était assuré que ce blanc, ce Lapon et ce nègre, si dissemblants entre eux, peuvent cependant s’unir ensemble et propager en commun la grande et unique famille de notre genre humain[4]. »

3o Égalité entre toutes les races humaines.

Sur ce point, je serai très-court.

J’ai prouvé que, dans tous les hommes, le crâne et la peau sont essentiellement les mêmes. Un front plus ou moins saillant, un pigmentum sécrété avec plus ou moins d’abondance, ces accidents de race ne portent aucune atteinte à l’unité d’espèce.

J’ajoute : ce n’est ni le crâne, ni la peau qui constituent l’homme. Ce qui fait notre essence, ce qui est nous, c’est notre âme ; cette âme est la même dans tous les hommes ; notre fonds d’idées, notre fonds de sentiments est le même, et cette identité de sentiments et d’idées, ce fonds commun de pensée, servi par le don heureux de la parole, est ce qui constitue l’égalité morale entre toutes les races humaines. Aucune n’est fondée à s’attribuer une suprématie sur les autres.

On objecte que la race nègre n’a pu s’élever encore jusqu’à la culture des sciences et des lettres ; et cela est vrai. C’est là une très-réelle infériorité, mais ce n’est qu’une intériorité accidentelle, temporaire : ce n’est point une infériorité de nature, et l’on ose croire que, placée dans des circonstances plus heureuses, la race nègre pourra s’élever, un jour, au niveau intellectuel des peuples civilisés.

  1. Publié en VII décades. Gœttingue, 1790–1828, in-4o, avec 65 planches.
  2. Voyez l’Éloge historique de Blumenbach, dans le tome Ier de mes Éloges historiques.
  3. T. III, p. 1.
  4. T. IV, p. 110.