On ne badine pas avec l’amour (1884)/Acte I
ACTE PREMIER.
Scène première.
Doucement bercé sur sa mule fringante, messer Blazius s’avance dans les bleuets fleuris, vêtu de neuf, l’écritoire au côté. Comme un poupon sur l’oreiller, il se ballotte sur son ventre rebondi, et, les yeux à demi fermés, il marmotte un Pater noster dans son triple menton. Salut, maître Blazius ; vous arrivez au temps de la vendange, pareil à une amphore antique.
Que ceux qui veulent apprendre une nouvelle d’importance m’apportent ici premièrement un verre de vin frais.
Voilà notre plus grande écuelle ; buvez, maître Blazius ; le vin est bon, vous parlerez après.
Vous saurez, mes enfants, que le jeune Perdican, fils de notre seigneur, vient d’atteindre à sa majorité, et qu’il est reçu docteur à Paris. Il revient aujourd’hui même au château, la bouche toute pleine de façons de parler si belles et si fleuries, qu’on ne sait que lui répondre les trois quarts du temps. Toute sa gracieuse personne est un livre d’or ; il ne voit pas un brin d’herbe à terre, qu’il ne vous dise comment cela s’appelle en latin ; et quand il fait du vent ou qu’il pleut, il vous dit tout clairement pourquoi. Vous ouvrirez des yeux grands comme la porte que voilà, de le voir dérouler un des parchemins qu’il a coloriés d’encres de toutes couleurs, de ses propres mains et sans en rien dire à personne. Enfin c’est un diamant fin des pieds à la tête, et voilà ce que je viens annoncer à M. le baron. Vous sentez que cela me fait quelque honneur, à moi, qui suis son gouverneur depuis l’âge de quatre ans ; ainsi donc, mes bons amis, apportez une chaise, que je descende un peu de cette mule-ci sans me casser le cou ; la bête est tant soit peu rétive, et je ne serais pas fâché de boire encore une gorgée avant d’entrer.
Buvez, maître Blazius, et reprenez vos esprits. Nous avons vu naître le petit Perdican, et il n’était pas besoin, du moment qu’il arrive, de nous en dire si long. Puissions-nous retrouver l’enfant dans le cœur de l’homme !
Ma foi, l’écuelle est vide, je ne croyais pas avoir tout bu. Adieu ; j’ai préparé, en trottant sur la route, deux ou trois phrases sans prétention qui plairont à monseigneur ; je vais tirer la cloche. (Il sort.)
Durement cahotée sur son âne essoufflé, dame Pluche gravit la colline ; son écuyer transi gourdine à tour de bras le pauvre animal, qui hoche la tête, un chardon entre les dents. Ses longues jambes maigres trépignent de colère, tandis que de ses mains osseuses elle égratigne son chapelet. Bonjour donc, dame Pluche ; vous arrivez comme la fièvre, avec le vent qui fait jaunir les bois.
Un verre d’eau, canaille que vous êtes ! un verre d’eau et un peu de vinaigre !
D’où venez-vous, Pluche, ma mie ? Vos faux cheveux sont couverts de poussière ; voilà un toupet de gâté, et votre chaste robe est retroussée jusqu’à vos vénérables jarretières.
Sachez, manants, que la belle Camille, la nièce de votre maître, arrive aujourd’hui au château. Elle a quitté le couvent sur l’ordre exprès de monseigneur, pour venir en son temps et lieu recueillir, comme faire se doit, le bon bien qu’elle a de sa mère. Son éducation, Dieu merci, est terminée, et ceux qui la verront auront la joie de respirer une glorieuse fleur de sagesse et de dévotion. Jamais il n’y a rien eu de si pur, de si ange, de si agneau et de si colombe que cette chère nonnain ; que le seigneur Dieu du ciel la conduise ! Ainsi soit-il ! Rangez-vous, canaille ; il me semble que j’ai les jambes enflées.
Défripez-vous, honnête Pluche, et quand vous prierez Dieu, demandez de la pluie ; nos blés sont secs comme vos tibias.
Vous m’avez apporté de l’eau dans une écuelle qui sent la cuisine ; donnez-moi la main pour descendre ; vous êtes des butors et des malappris.
Mettons nos habits du dimanche, et attendons que le baron nous fasse appeler. Ou je me trompe fort, ou quelque joyeuse bombance est dans l’air d’aujourd’hui.
Scène II
Maître Bridaine, vous êtes mon ami ; je vous présente maître Blazius, gouverneur de mon fils. Mon fils a eu hier matin, à midi huit minutes, vingt et un ans comptés ; il est docteur à quatre boules blanches. Maître Blazius, je vous présente maître Bridaine, curé de la paroisse, c’est mon ami.
À quatre boules blanches, seigneur : littérature, philosophie, droit romain, droit canon.
Allez à votre chambre, cher Blazius, mon fils ne va pas tarder à paraître ; faites un peu de toilette, et revenez au coup de la cloche.
Vous dirai-je ma pensée, monseigneur ! le gouverneur de votre fils sent le vin à pleine bouche.
Cela est impossible.
J’en suis sûr comme de ma vie ; il m’a parlé de fort près tout à l’heure ; il sent le vin à faire peur.
Brisons là ; je vous répète que cela est impossible. (Entre dame Pluche.) Vous voilà, bonne dame Pluche ? Ma nièce est sans doute avec vous ?
Elle me suit, monseigneur ; je l’ai devancée de quelques pas.
Maître Bridaine, vous êtes mon ami. Je vous présente la dame Pluche, gouvernante de ma nièce. Ma nièce est depuis hier, à sept heures de nuit, parvenue à l’âge de dix-huit ans ; elle sort du meilleur couvent de France. Dame Pluche, je vous présente maître Bridaine, curé de la paroisse ; c’est mon ami.
Du meilleur couvent de France, seigneur, et je puis ajouter : la meilleure chrétienne du couvent.
Allez, dame Pluche, réparer le désordre où vous voilà : ma nièce va bientôt venir, j’espère ; soyez prête à l’heure du dîner.
Cette vieille demoiselle paraît tout à fait pleine d’onction.
Pleine d’onction et de componction, maître Bridaine ; sa vertu est inattaquable.
Mais le gouverneur sent le vin ; j’en ai la certitude.
Maître Bridaine, il y a des moments où je doute de votre amitié. Prenez-vous à tâche de me contredire ? Pas un mot de plus là-dessus. J’ai formé le dessein de marier mon fils avec ma nièce : c’est un couple assorti : leur éducation me coûte six mille écus.
Il sera nécessaire d’obtenir des dispenses.
Je les ai, Bridaine ; elles sont sur ma table, dans mon cabinet. Ô mon ami ! apprenez maintenant que je suis plein de joie. Vous savez que j’ai eu de tout temps la plus profonde horreur pour la solitude. Cependant la place que j’occupe et la gravité de mon habit me forcent à rester dans ce château pendant trois mois d’hiver et trois mois d’été. Il est impossible de faire le bonheur des hommes en général, et de ses vassaux en particulier, sans donner parfois à son valet de chambre l’ordre rigoureux de ne laisser entrer personne. Qu’il est austère et difficile le recueillement de l’homme d’État ! et quel plaisir ne trouverai-je pas à tempérer par la présence de mes deux enfants réunis, la sombre tristesse à laquelle je dois nécessairement être en proie depuis que le roi m’a nommé receveur !
Ce mariage se fera-t-il ici ou à Paris ?
Voilà où je vous attendais, Bridaine ; j’étais sûr de cette question. Eh bien ! mon ami, que diriez-vous si ces mains que voilà, oui, Bridaine, vos propres mains — ne les regardez pas d’une manière aussi piteuse — étaient destinées à bénir solennellement l’heureuse confirmation de mes rêves les plus chers ? Hé ?
Je me tais ; la reconnaissance me ferme la bouche.
Regardez par cette fenêtre ; ne voyez-vous pas que mes gens se portent en foule à la grille ? Mes deux enfants arrivent en même temps ; voilà la combinaison la plus heureuse. J’ai disposé les choses de manière à tout prévoir. Ma nièce sera introduite par cette porte à gauche, et mon fils par cette porte à droite. Qu’en dites-vous ? Je me fais une fête de voir comment ils s’aborderont, ce qu’ils se diront ; six mille écus ne sont pas une bagatelle, il ne faut pas s’y tromper. Ces enfants s’aimaient d’ailleurs fort tendrement dès le berceau. — Bridaine, il me vient une idée !
Laquelle ?
Pendant le dîner, sans avoir l’air d’y toucher, — vous comprenez, mon ami, — tout en vidant quelques coupes joyeuses, — vous savez le latin, Bridaine ?
Ità ædepol pardieu, si je le sais !
Je serais bien aise de vous voir entreprendre ce garçon, — discrètement, s’entend, — devant sa cousine ; cela ne peut produire qu’un bon effet ; — faites-le parler un peu latin, — non pas précisément pendant le dîner, cela deviendrait fastidieux, et quant à moi, je n’y comprends rien : — mais au dessert, entendez-vous ?
Si vous n’y comprenez rien, monseigneur, il est probable que votre nièce est dans le même cas.
Raison de plus, ne voulez-vous pas qu’une femme admire ce qu’elle comprend ? D’où sortez-vous, Bridaine ? Voilà un raisonnement qui fait pitié.
Je connais peu les femmes ; mais il me semble qu’il est difficile qu’on admire ce qu’on ne comprend pas.
Je les connais, Bridaine, je connais ces êtres charmants et indéfinissables. Soyez persuadé qu’elles aiment à avoir de la poudre dans les yeux, et que plus on leur en jette, plus elles les écarquillent, afin d’en gober davantage. (Perdican entre d’un côté, Camille de l’autre.) Bonjour, mes enfants ; bonjour, ma chère Camille, mon cher Perdican ! embrassez-moi, et embrassez-vous.
Bonjour, mon père, ma sœur bien-aimée ! Quel bonheur ! que je suis heureux !
Mon père et mon cousin, je vous salue.
Comme te voilà grande, Camille ! et belle comme le jour.
Quand as-tu quitté Paris, Perdican ?
Mercredi, je crois, ou mardi. Comme te voilà métamorphosée en femme ! Je suis donc un homme, moi ? Il me semble que c’est hier que je t’ai vue pas plus haute que cela.
Vous devez être fatigués ; la route est longue, et il fait chaud.
Oh ! mon Dieu, non. Regardez donc, mon père, comme Camille est jolie !
Allons, Camille, embrasse ton cousin.
Excusez-moi.
Un compliment vaut un baiser ; embrasse-la, Perdican.
Si ma cousine recule quand je lui tends la main, je vous dirai à mon tour : Excusez-moi ; l’amour peut voler un baiser, mais non pas l’amitié.
L’amitié ni l’amour ne doivent recevoir que ce qu’ils peuvent rendre.
Voilà un commencement de mauvais augure, hé ?
Trop de pudeur est sans doute un défaut ; mais le mariage lève bien des scrupules.
Je suis choqué, — blessé. — Cette réponse m’a déplu. — Excusez-moi ! Avez-vous vu qu’elle a fait mine de se signer ? — Venez ici, que je vous parle. — Cela m’est pénible au dernier point. Ce moment, qui devait m’être si doux, est complètement gâté. — Je suis vexé, piqué. — Diable ! voilà qui est fort mauvais.
Dites-leur quelques mots ; les voilà qui se tournent le dos.
Eh bien ! mes enfants, à quoi pensez-vous donc ? Que fais-tu là, Camille, devant cette tapisserie ?
Voilà un beau portrait, mon oncle ! N’est-ce pas une grand’tante à nous ?
Oui, mon enfant, c’est ta bisaïeule, — ou du moins la sœur de ton bisaïeul, — car la chère dame n’a jamais concouru, — pour sa part, je crois, autrement qu’en prières, — à l’accroissement de la famille. C’était, ma foi, une sainte femme.
Oh ! oui, une sainte ! c’est ma grand’tante Isabelle. Comme ce costume religieux lui va bien !
Et toi, Perdican, que fais-tu là devant ce pot de fleurs ?
Voilà une fleur charmante, mon père. C’est un héliotrope.
Te moques-tu ? elle est grosse comme une mouche.
Cette petite fleur grosse comme une mouche a bien son prix.
Sans doute ! le docteur a raison. Demandez-lui à quel sexe, à quelle classe elle appartient, de quels éléments elle se forme, d’où lui viennent sa sève et sa couleur ; il vous ravira en extase en vous détaillant les phénomènes de ce brin d’herbe, depuis la racine jusqu’à la fleur.
Je n’en sais pas si long, mon révérend. Je trouve qu’elle sent bon, voilà tout.
Scène III
(Devant le château.)
Plusieurs choses me divertissent et excitent ma curiosité. Venez, mes amis, et asseyons-nous sous ce noyer. Deux formidables dîneurs sont en ce moment en présence au château, maître Bridaine et maître Blazius. N’avez-vous pas fait une remarque ? c’est que lorsque deux hommes à peu près pareils, également gros, également sots, ayant les mêmes vices et les mêmes passions, viennent par hasard à se rencontrer, il faut nécessairement qu’ils s’adorent ou qu’ils s’exècrent. Par la raison que les contraires s’attirent, qu’un homme grand et desséché aimera un homme petit et rond, que les blonds recherchent les bruns, et réciproquement, je prévois une lutte secrète entre le gouverneur et le curé. Tous deux sont armés d’une égale impudence : tous deux ont pour ventre un tonneau ; non-seulement ils sont gloutons, mais ils sont gourmets ; tous deux se disputeront, à dîner, non-seulement la quantité, mais la qualité. Si le poisson est petit, comment faire ? et dans tous les cas une langue de carpe ne peut se partager, et une carpe ne peut avoir deux langues. Item, tous deux sont bavards ; mais à la rigueur ils peuvent parler ensemble sans s’écouter ni l’un ni l’autre. Déjà maître Bridaine a voulu adresser au jeune Perdican plusieurs questions pédantes, et le gouverneur a froncé le sourcil. Il lui est désagréable qu’un autre que lui semble mettre son élève à l’épreuve. Item, ils sont aussi ignorants l’un que l’autre. Item, ils sont prêtres tous deux ; l’un se targuera de sa cure, l’autre se rengorgera dans sa charge de gouverneur. Maître Blazius confesse le fils, et maître Bridaine le père. Déjà je les vois accoudés sur la table, les joues enflammées, les yeux à fleur de tête, secouer pleins de haine leurs triples mentons. Ils se regardent de la tête aux pieds, ils préludent par de légères escarmouches ; bientôt la guerre se déclare ; les cuistreries de toute espèce se croisent et s’échangent, et, pour comble de malheur, entre les deux ivrognes s’agite dame Pluche, qui les repousse l’un et l’autre de ses coudes affilés.
Maintenant que voilà le dîner fini, on ouvre la grille du château. C’est la compagnie qui sort ; retirons-nous à l’écart.
Vénérable Pluche, je suis peiné.
Est-il possible, monseigneur ?
Oui, Pluche, cela est possible. J’avais compté depuis longtemps, — j’avais même écrit, noté, — sur mes tablettes de poche, — que ce jour devait être le plus agréable de mes jours, — oui bonne dame, le plus agréable. — Vous n’ignorez pas que mon dessein était de marier mon fils avec ma nièce ; cela était résolu, — convenu, — j’en avais parlé à Bridaine, — et je vois, je crois voir, que ces enfants se parlent froidement ; ils ne se sont pas dit un mot.
Les voilà qui viennent, monseigneur. Sont-ils prévenus de vos projets ?
Je leur en ai touché quelques mots en particulier. Je crois qu’il serait bon, puisque les voilà réunis, de nous asseoir sous cet ombrage propice, et de les laisser ensemble un instant.
Sais-tu que cela n’a rien de beau, Camille, de m’avoir refusé un baiser ?
Je suis comme cela ; c’est ma manière.
Veux-tu mon bras pour faire un tour dans le village ?
Non, je suis lasse.
Cela ne te ferait pas plaisir de revoir la prairie ? Te souviens-tu de nos parties sur le bateau ? Viens, nous descendrons jusqu’aux moulins ; je tiendrai les rames, et toi le gouvernail.
Je n’en ai nulle envie.
Tu me fends l’âme. Quoi ! pas un souvenir, Camille ? pas un battement de cœur pour notre enfance, pour tout ce pauvre temps passé, si bon, si doux, si plein de niaiseries délicieuses ? Tu ne veux pas venir voir le sentier par où nous allions à la ferme ?
Non, pas ce soir.
Pas ce soir ! et quand donc ? Toute notre vie est là.
Je ne suis pas assez jeune pour m’amuser de mes poupées, ni assez vieille pour aimer le passé.
Comment dis-tu cela ?
Je dis que les souvenirs d’enfance ne sont pas de mon goût.
Cela t’ennuie ?
Oui, cela m’ennuie.
Pauvre enfant ! je te plains sincèrement.
Vous le voyez, et vous l’entendez, excellente Pluche ; je m’attendais à la plus suave harmonie, et il me semble assister à un concert où le violon joue : Mon cœur soupire, pendant que la flûte joue Vive Henri IV. Songez à la discordance affreuse qu’une pareille combinaison produirait. Voilà pourtant ce qui se passe dans mon cœur.
Je l’avoue ; il m’est impossible de blâmer Camille, et rien n’est de plus mauvais ton, à mon sens, que les parties de bateau.
Parlez-vous sérieusement ?
Seigneur, une jeune fille qui se respecte ne se hasarde pas sur les pièces d’eau.
Mais observez donc, dame Pluche, que son cousin doit l’épouser, et que dès lors…
Les convenances défendent de tenir un gouvernail, et il est malséant de quitter la terre ferme seule avec un jeune homme.
Mais je répète… Je vous dis…
C’est là mon opinion.
Êtes-vous folle ? En vérité, vous me feriez dire… Il y a certaines expressions que je ne veux pas… qui me répugnent… Vous me donnez envie… En vérité, si je ne me retenais… Vous êtes une pécore, Pluche ! je ne sais que penser de vous.
Scène IV
Bonjour, mes amis, me reconnaissez-vous ?
Seigneur, vous ressemblez à un enfant que nous avons beaucoup aimé.
N’est-ce pas vous qui m’avez porté sur votre dos pour passer les ruisseaux de vos prairies, vous qui m’avez fait danser sur vos genoux, qui m’avez pris en croupe sur vos chevaux robustes, qui vous êtes serrés quelquefois autour de vos tables pour me faire une place au souper de la ferme ?
Nous nous en souvenons, seigneur. Vous étiez bien le plus mauvais garnement et le meilleur garçon de la terre.
Et pourquoi donc alors ne m’embrassez-vous pas, au lieu de me saluer comme un étranger ?
Que Dieu te bénisse, enfant de nos entrailles ! chacun de nous voudrait te prendre dans ses bras ; mais nous sommes vieux, monseigneur, et vous êtes un homme.
Oui, il y a dix ans que je ne vous ai vus, et en un jour tout change sous le soleil. Je me suis élevé de quelques pieds vers le ciel, et vous vous êtes courbés de quelques pouces vers le tombeau. Vos têtes ont blanchi, vos pas sont devenus plus lents ; vous ne pouvez plus soulever de terre votre enfant d’autrefois. C’est donc à moi d’être votre père, à vous qui avez été les miens.
Votre retour est un jour plus heureux que votre naissance. Il est plus doux de retrouver ce qu’on aime que d’embrasser un nouveau-né.
Voilà donc ma chère vallée ! mes noyers, mes sentiers verts, ma petite fontaine ! voilà mes jours passés encore tout pleins de vie, voilà le monde mystérieux des rêves de mon enfance ! Ô patrie ! patrie, mot incompréhensible ! l’homme n’est-il donc né que pour un coin de terre, pour y bâtir son nid et pour y vivre un jour ?
On nous a dit que vous êtes un savant, monseigneur.
Oui, on me l’a dit aussi. Les sciences sont une belle chose, mes enfants ; ces arbres et ces prairies enseignent à haute voix la plus belle de toutes, l’oubli de ce qu’on sait.
Il s’est fait plus d’un changement pendant votre absence. Il y a des filles mariées et des garçons partis pour l’armée.
Vous me conterez tout cela. Je m’attends bien à du nouveau ; mais en vérité je n’en veux pas encore. Comme ce lavoir est petit ! autrefois il me paraissait immense ; j’avais emporté dans ma tête un océan et des forêts ; et je retrouve une goutte d’eau et des brins d’herbe. Quelle est donc cette jeune fille qui chante à sa croisée derrière ces arbres ?
C’est Rosette, la sœur de lait de votre cousine Camille.
Descends vite, Rosette, et viens ici.
Oui, monseigneur.
Tu me voyais de ta fenêtre, et tu ne venais pas, méchante fille ? Donne-moi vite cette main-là, et ces joues-là, que je t’embrasse.
Oui, monseigneur.
Es-tu mariée, petite ? on m’a dit que tu l’étais.
Oh ! non.
Pourquoi ! Il n’y a pas dans le village de plus jolie fille que toi. Nous te marierons, mon enfant.
Monseigneur, elle veut mourir fille.
Est-ce vrai, Rosette ?
Oh ! non.
Ta sœur Camille est arrivée. L’as-tu vue ?
Elle n’est pas encore venue par ici.
Va-t’en vite mettre ta robe neuve, et viens souper au château.
Scène V
Seigneur, j’ai un mot à vous dire ; le curé de la paroisse est un ivrogne.
Fi donc ! cela ne se peut pas.
J’en suis certain ; il a bu à dîner trois bouteilles de vin.
Cela est exorbitant.
Et en sortant de table il a marché sur les plates-bandes.
Sur les plates-bandes ? — Je suis confondu. — Voilà qui est étrange ! — Boire trois bouteilles de vin à dîner ! marcher sur les plates-bandes ! C’est incompréhensible. Et pourquoi ne marchait-il pas dans l’allée ?
Parce qu’il allait de travers.
Je commence à croire que Bridaine avait raison ce matin. Ce Blazius sent le vin d’une manière horrible.
De plus, il a mangé beaucoup ; sa parole était embarrassée.
Vraiment, je l’ai remarqué aussi.
Il a lâché quelques mots latins ; c’étaient autant de solécismes. Seigneur, c’est un homme dépravé.
Pouah ! ce Blazius a une odeur qui est intolérable. — Apprenez, gouverneur, que j’ai bien autre chose en tête et que je ne me mêle jamais de ce qu’on boit ni de ce qu’on mange. Je ne suis point un majordome.
À Dieu ne plaise que je vous déplaise, monsieur le baron. Votre vin est bon.
Il y a de bon vin dans mes caves.
Seigneur, votre fils est sur la place, suivi de tous les polissons du village.
Cela est impossible.
Je l’ai vu de mes propres yeux. Il ramassait des cailloux pour faire des ricochets.
Des ricochets ? ma tête s’égare ; voilà mes idées qui se bouleversent. Vous me faites un rapport insensé, Bridaine. Il est inouï qu’un docteur fasse des ricochets.
Mettez-vous à la fenêtre, monseigneur, vous le verrez de vos propres yeux.
Ô ciel ! Blazius a raison ; Bridaine va de travers.
Regardez, monseigneur, le voilà au bord du lavoir. Il tient sous le bras une jeune paysanne.
Une jeune paysanne ? Mon fils vient-il ici pour débaucher mes vassales ? Une paysanne sous le bras ! et tous les gamins du village autour de lui ! Je me sens hors de moi.
Cela crie vengeance.
Tout est perdu ! — perdu sans ressource ! — Je suis perdu ; Bridaine va de travers, Blazius sent le vin à faire horreur, et mon fils séduit toutes les filles du village en faisant des ricochets.