On n’est pas des bœufs/Une maison prolifique

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UNE MAISON PROLIFIQUE


Je feuilletais, la semaine dernière, quelques numéros du Petit Bourguignon, que j’avais mis de côté pour les lire à tête reposée.

(Le Petit Bourguignon exige qu’on le savoure loin des bruits du monde.)

Mes yeux tombèrent soudain en arrêt sur tout simplement ceci :

État civil de Dijon
Du 29 octobre 1895.
naissances

Henri Clerc, rue Docteur-Chaussier, 7.

Lucien-James Ferrand, rue Docteur-Chaussier, 7.

Lucienne-Jeanne Valter, rue Docteur-Chaussier, 7.

Alice Poisot, rue Docteur-Chaussier, 7.

Marcelle-Jeanne-Marguerite Perret, rue Saint-Philibert, 11.

Soit, pour cinq naissances dans tout Dijon, quatre dans cette seule maison.

Quatre naissances par jour dans une maison, cette maison fût-elle un vaste immeuble, voilà, je crois, un résultat fort capable de réjouir les patriotes les plus désespérés !

Et si toutes les maisons de France étaient aussi prolifiques, notre beau pays pourrait, dans vingt-cinq ans, mettre en rang une armée de première ligne, dont le cocardier, Auguste Germain, mourrait d’orgueil, sûrement.

Un doute planait, pourtant, sur mon âme.

Pourquoi quatre naissances, à ce 7 de la rue Docteur-Chaussier, et seulement une dans tout le reste de Dijon ?

Vous avez beau dire, la proportion ne me semblait pas équitable.

Je voulus en avoir le cœur net (j’ai la manie du cœur net, parfaitement net, jusqu’à, des fois, me le passer au tripoli).

Précisément, à Dijon même, sévit, en ce moment, un de mes bons amis, conseiller de préfecture.

Quand j’aurai ajouté que ce garçon pourrait bien passer sous-préfet plus tôt qu’on ne s’y attend, je croirai l’avoir suffisamment désigné.

« Mon ami, lui écrivis-je, sois assez bon pour m’expliquer, par retour du courrier, le mystère de la nativité du 29 octobre 1895, 7, rue Docteur-Chaussier, à Dijon (Côte-d’Or), etc., etc. »

Il est probable que le courrier de Dijon était un peu souffrant ces jours-ci, car ce matin seulement j’ai reçu la réponse.

Une touchante histoire que celle de ces quatre simultanées naissances dans la même maison :

Il y a un an, vivaient, dans l’immeuble situé au no 7 de la rue Docteur-Chaussier, quatre ménages parfaitement unis, s’entendant à merveille et vivant en paix.

Quelques lettres anonymes vinrent mettre bon ordre à tout cela, et bientôt l’harmonie fut rompue.

Rompue ? Que dis-je ! Elle fut cassée en mille miettes.

Non seulement les familles étaient fâchées entre elles, mais les femmes voulaient divorcer, les époux parlaient de tuer les femmes, et réciproquement.

Vous avez deviné, n’est-ce pas, Mesdames et Messieurs, que toute cette discorde était le fruit de la calomnie, de cette lâche calomnie qu’on ne saurait trop comparer au serpent qui rampe, mord, bave et tue ?

Un des locataires du 7 de la rue Docteur-Chaussier (dont le procureur général de Dijon m’a prié de taire le nom) souffrait, en son âme de brave homme, de ce consternant état de choses.

Au moyen d’autres lettres anonymes plus habiles que les premières (guérir le mal par le mal !), il parvint à réconcilier tout notre petit monde.

Quand fut accomplie son œuvre de concorde, et pour la fêter, il invita les quatre familles, Clerc, Ferrand, Valter et Poisot, à un petit dîner comme on n’en avait pas vu, en Bourgogne, depuis Anne d’Autriche.

La chair fut succulente et copieuse.

Quant aux vins, je ne vous dis que ça ! Les plus fameux crus du pays y étaient représentés par leurs plus poudreux échantillons.

Cela — notez bien la date — se passait le 29 janvier.

Neuf mois après, jour pour jour, la France comptait quatre petits défenseurs de plus.

Ce qui prouve que si la concorde est une bonne chose, la réconciliation est meilleure.

. . . . . . . . . . . . . . .

Dernières nouvelles. — On m’avait indignement trompé. L’explication de ces faits est bien plus simple.

La maison sise au no 7 de la rue Docteur-Chaussier n’est pas autre chose qu’un hospice de Maternité.