On n’est pas des bœufs/Où l’ivrognerie mène les lapins


OÙ L’IVROGNERIE
MÈNE LES LAPINS


Plusieurs de mes lecteurs s’adressent à moi et me consultent sur l’attitude qu’ils doivent prendre, dorénavant, devant les alcools.

« L’Académie de Médecine, me demandent-ils, est-elle une assemblée d’augustes savant ou bien un amas de vieux rigolos ? »

Cruelle énigme !

Beaucoup de bons esprits, en effet, à la lecture des comptes-rendus de l’A. de M., se prennent à douter du sérieux de ces morticoles.

La dernière séance n’est pas faite, hélas ! pour remettre le public en confiance.

Le docteur Daremberg y prit la parole et déclara froidement que, plus une eau-de-vie est antique, et même auth idem, plus elle est néfaste.

Au contraire, les pires tord-boyaux consommés sur les zincs innommables de faubouriens mastroquets à la veille de faire faillite, s’avalent tel le petit lait, et sans plus d’inconvénients.

Alors, quoi ?

Qui trompe-t-on, ici ?

(La première conclusion que je tire de la désinvolture de M. Daremberg, c’est que si ce savant possède des propriétés quelque part, ce n’est pas dans les Charentes. Voulez-vous parier ?)

Le docteur Daremberg ne parlait pas à la légère.

À l’appui de son dire, il exposa à l’Académie le récit des expériences auxquelles il avait procédé pour éclairer sa religion et qu’on peut résumer ainsi :

I. Sept lapins reçoivent chacun, dans la veine de l’oreille, 10 centimètres cubes de cinq eaux-de-vie achetées au détail sur les comptoirs de cinq marchands de vins.

Aucun de ces animaux ne meurt.

(Ces lapins sont de rudes lapins !)

II. Six lapins reçoivent chacun, dans la veine de l’oreille, 10 centimètres cubes de vieux cognac ayant coûté 60 francs la bouteille.

Ces animaux meurent sur le coup.

(Je ne vois guère qu’Otero pour avoir le moyen de faire ainsi périr ses gibelottes.)

III. Deux lapins reçoivent chacun, dans la veine de l’oreille, 10 centimètres cubes de cognac authentique ayant coûté 12 francs la bouteille.

Ils meurent sur le coup.

Et voilà !

Avant de tirer la désolante moralité de ces chiffres, écoutons la parole autorisée de deux autres académiciens, MM. Laborde et Magnan.

Ces deux princes de la science contestèrent la valeur des conclusions de l’honorable préopinant.

D’abord, le lapin n’est pas un homme.

(Non, le lapin n’est pas un homme, et rien n’est plus facile que de distinguer un lapin d’un homme : le lapin a du poil aux pattes — oh ! la sale bête ! — il court plus vite que l’homme, il bat du tambour beaucoup mieux que l’homme, et surtout, il est, infiniment, plus posé que l’homme).

Et puis, qu’est-ce que c’est que ce procédé pour déguster la fine-champagne ? Où a-t-on jamais vu les gens se verser un petit verre dans la veine de l’oreille, comme une confidence ! Non, non, mon vieux Daremberg, à d’autres !

Et pourtant…

Me voilà fort embarrassé, bons lecteurs, pour vous donner le conseil demandé.

Le mieux, je crois, est de prendre un moyen terme :

Donc, mes amis, lorsqu’il s’agira d’alcools bizarres à deux sous le petit verre, introduisez-les-vous délicatement dans la veine de l’oreille.

Ce petit exercice n’a pas fait de mal aux lapins du père Daremberg, pourquoi voulez-vous qu’il vous soit nocif ?

Mais quand vous serez en présence de vieille fine-champagne datant de la première moitié de ce siècle, employez de préférence l’ingestion bucco-stomacale, comme faisaient nos pères, qui ne s’en portaient pas plus mal.