On n’est pas des bœufs/Les misères de la vie conjugale
LES MISÈRES
DE
LA VIE CONJUGALE
Il y a des femmes qui sont comme le bâton enduit de confitures de roses dont parle le poète persan : on ne sait par quel bout le prendre.
(Les personnages qui, après la publication de ce petit alinéa, continueraient à faire courir le bruit de ma mauvaise éducation… personne ne les croirait !)
Dites bleu devant certaines dames, vite elles affirment rouge. Convenez rouge, pour leur faire plaisir : vert ! rugissent-elles sur l’heure.
La femme est un être ostiné entre tous, ostiné et contrariant.
La plus ostinée et la plus contrariante de toutes les femmes, c’est l’épouse légitime de mon inspecteur d’assurances, un brave garçon qui n’a d’autre tort que celui d’une excessive veulerie et d’une incoercible irrésistance.
Il me contait ses mésaventures ou plutôt sa mésaventure — car c’est toujours la même — et rien n’était plus comique que son désespoir ahuri.
Pour rendre plus saisissant son récit, je le diviserai en trois parties : Premier tableau, Deuxième tableau et Suite et fin.
Le curieux de cette histoire, c’est qu’on peut mettre le Deuxième tableau au lieu du Premier, et, au besoin, commencer par Suite et fin, sans que rien ne soit altéré dans la limpidité de la narration.
Monsieur rentre après une journée de fatigues et d’ennuis. Il s’est disputé avec des sinistrés. Ses chefs l’ont presque traité d’idiot.
Complètement esquinté, le pauvre homme n’a d’autre aspiration que celle du bon dodo où il va joncher son abrutissement.
Madame ne trouve pas naturelle cette dépression physique et morale.
D’un ton spécialement grincheux qui n’appartient qu’à elle :
— Qu’est-ce que tu as donc fait dans la journée, dit-elle pour être dans cet état-là ?
— Ma chère amie, j’ai beaucoup travaillé…
— Travaillé !… Je le connais, ce genre de travail : tu as passé la journée chez tes cocottes.
— Je te jure bien, ma pauvre amie…
— Eh bien ! retournes-y, chez tes cocottes ; ce n’est pas moi qui t’en empêcherai !
Et Madame, claquant fort la porte, va s’enfermer dans son appartement.
Monsieur a fait une bonne journée. Tout a marché à souhait. Il croit pouvoir compter sur un avancement prochain.
Bref, il est content !
Avant de monter, il a pris, avec un de ses amis, une bonne petite absinthe qui lui a mis encore plus de joie dans le cœur.
À peine rentré, il se précipite sur sa femme, l’embrasse très tendrement, l’embrasse encore, lui prodigue mille caresses plus ardentes, peut-être, que ne le comporte l’austère décor de la salle à manger.
Mais Madame se dégage vivement. Son visage se renfrogne.
D’un ton spécialement grincheux, qui n’appartient qu’à elle :
— D’où sors-tu donc, pour être excité comme ça ?
— Ma chère amie, je sors du bureau…
— Du bureau !… Je le connais ce bureau-là !… Tu sors de chez tes cocottes.
— Je te jure bien, ma pauvre amie…
— Eh bien ! retournes-y, chez tes cocottes. Moi, je ne me charge pas d’éteindre les flammes allumées par ces demoiselles.
Et Madame, claquant fort la porte, va s’enfermer dans son appartement.
Et c’est tous les jours la même chose.