On n’est pas des bœufs/Le méticuleux vieillard


LE MÉTICULEUX VIEILLARD


J’ai eu l’occasion, comme tout le monde, de rencontrer, dans ma vie, des gens propres et même des gens extraordinairement propres.

Mais d’aussi propres que ce petit bonhomme-là, jamais je n’en ai rencontré, jamais ! Dès qu’on l’aperçoit sur la route, tout de suite on s’écrie : « Mon Dieu, que ce petit bonhomme-là est propre ! » et il vous paraît si propre que, lorsqu’il est passé, on se retourne pour contempler, quelques instants encore, un tant propre petit vieillard.

Comment arrive-t-il à donner une sensation aussi vive de propreté ? Je ne sais pas au juste, mais il est probable que c’est en se lavant beaucoup et en revêtant du linge et des habits d’une irréprochable netteté.

Le boucher du pays, à qui je demandais des détails sur ce méticuleux personnage, sembla ravi de pouvoir exhaler une vieille rancune :

— Ce bonhomme-là ? grommela-t-il. S’il n’y avait que des gens comme ça dans la commune, tout le monde pourrait bien crever de faim !

Non pas que son cœur fût plus dur qu’un autre, mais c’était un homme qui ne faisait pas aller les affaires.

Depuis dix ans qu’il était fixé dans le pays, on ne l’avait vu acheter ni un kilo de pain, ni une livre de viande, ni une once de café, ni un clou de girofle, ni un grain d’ellébore, ni une barrique de vin, ni un arobe de madère, ni un gallon de whisky, ni une bouteille de cognac, ni un boujaron de rhum.

De quoi donc vivait cet homme ? pantelez-vous.

De rien, ou tout au moins, de fort peu de choses : cet homme s’était fait une règle de se nourrir uniquement d’œufs frais, et encore, ces œufs, les récoltait-il dans sa propre basse-cour.

L’eau pure étanchait sa soif.

Les gens du pays disaient de lui : « C’est un original. » Les gens du pays eussent été plus près de la vérité en proclamant : « C’est un sage ! »

Et peu s’en fallut que je ne fusse intégralement conquis aux pratiques de ce raisonnable individu.

Certes, il y avait, dans son cas, un peu de manie (ne cherchons pas à le dissimuler), mais on y pouvait constater surtout un grand bon sens et une intelligente application au vivre des leçons de la physiologie.

J’eus l’immense avantage de lui plaire tout d’abord : pas cinq minutes après la connaissance faite, il m’appelait son cher ami.

— Je ne vous invite pas à déjeuner, ajouta-t-il en souriant, car vous vous accommoderiez sans doute fort mal de mon régime.

J’ébauchai une vague grimace mi-acquiesceuse, mi-protestataire.

— Voyez-vous, continua le méticuleux bonhomme, les œufs, il n’y a que ça ! Les œufs, c’est propre, au moins ?

— C’est par propreté que vous vous nourrissez d’œufs ?

— Par hygiène, aussi, mais surtout par propreté. L’idée de manger de la viande tripotée par un boucher qui vient de mettre ses mains je ne sais pas où, pouah ! C’est comme le pain ! C’est comme les légumes ! Tandis que l’intérieur d’un œuf, parlez-moi de ça, comme propreté !

— Et cet aliment vous suffit ?

— Pourquoi ne me suffirait-il pas ? L’œuf est un aliment complet, puisqu’il est composé de toutes les molécules qui constituent le petit poulet, avec ses os, ses muscles, sa graisse, ses nerfs, tout quoi !… Il ne manque rien dans un œuf.

— Et vous buvez de l’eau ?

— Rien que de l’eau, et de l’eau sans microbes, je vous prie de le croire !

— Vous la filtrez ?

— Mieux que ça ! j’ai un truc à moi : je fais bouillir mon eau ; quand elle bout très fort, je la porte à la cave (une cave aussi fraîche qu’une glacière). Les microbes attrapent, à ce petit jeu-là, un chaud et froid dont ils ne se relèvent jamais. Pas un n’échappe au carnage. Je la filtre et je peux alors me vanter de boire de l’eau propre.

— Ne boire que de l’eau, c’est bien débilitant.

— Débilitant, l’eau ? Croyez-vous donc, jeune homme, que les taureaux s’abreuvent de malaga ? Et pourtant, quand ils vous flanquent un coup de corne, vous le sentez, dites ? Et les lions du désert, croyez-vous qu’ils sablent le champagne à tous leurs repas ? Allons donc, l’eau est le tonique par excellence, l’eau propre, bien entendu !

La maison de cet homme est assez particulière, en ce sens que pas un morceau de bois n’a contribué à sa construction.

— C’est sale, le bois, et ça ne peut pas se nettoyer !

Tout est en acier, en granit et en céramique.

Chaque matin, une énorme pompe à vapeur inonde la maison jusque dans ses plus petits replis.

Sauf le linge et les vêtements du bonhomme, pas une maille d’un tissu quelconque n’a mis les pieds dans cette maison.

Trois ou quatre fois par jour, notre vieil ami rentre chez lui, se nettoie de fond en comble et prend de nouveaux vêtements qui sortent d’une étuve aseptique fonctionnant sans trêve.

Mais ce qui me charma le plus dans cette maison, ce fut la façon dont l’homme propre peut se vanter de manger des œufs frais.

Sur un feu jamais éteint bout une casserole pleine d’eau.

Les poules, admirablement dressées à cet exercice, accourent dans la cuisine, dès qu’elles sentent l’œuf prêt à faire son entrée dans le monde.

Elles penchent sur la casserole leur orifice ouvert, et l’œuf tombe directement du cul de la poule dans l’eau bouillante.

Voilà, je pense, un record de l’œuf frais difficile à battre !