On n’est pas des bœufs/L’inattendue fortune

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L’INATTENDUE FORTUNE


Tel que vous me voyez, mesdames et messieurs, je suis détenteur d’une somme de 10,000 francs (je dis dix mille) qui glissa dans les replis de mon portefeuille, par une bien inhabituelle trémie.

Cet or (d’ailleurs en papier) n’est pas le fruit d’un âpre et incessant labeur.

Il ne me fut donné par aucune âme compatissante.

Il ne me vient ni du jeu, ni d’un heureux pari, ni d’un habile chantage.

Je ne l’ai ni volé, ni emprunté, ni trouvé dans la rue.

Alors, quoi ?

Ah ! voilà !

… Il y a quelques semaines, j’ai dû me mettre en quête d’un appartement (celui que je possédais auparavant ne convenait plus à mon nouveau genre d’industrie).

Ah ! que j’ai gravi d’étages ! J’en ai descendu beaucoup aussi, avant de découvrir le sweet home idéal !

Un jour, je visitais un appartement dans la rue Jules-Renard, un joli petit appartement confortable, propre et coquet.

Elle-même, la maîtresse de la maison, guidait mes pas.

Je me trompai tout d’abord sur l’étiage social et mondain de cette dame.

Une cossue bonne petite bourgeoise, conjecturais-je.

Je ne me trompais pas de beaucoup ; mon éventuelle hôtesse était, en effet, une cossue bonne petite bourgeoise, mais — horrendum ! — pas mariée et de posture analogue à celle de madame Warner, que notre distingué Vandérem nous a si bien contée dans l’éminent Charlie.

Une demi-mondaine bien popote, bien sage et pratique au delà de toute prévision.

Comme son bail n’était pas tout à fait fini, la dame avait hâte de trouver un brave locataire qui prît l’appartement tout de suite, et je goûtais vive joie à l’entendre déployer tant d’éloquence à me persuader les innombrables charmes de son logement.

Toutes les pièces, disait-elle, se commandaient sans se commander.

Elle avait placé son lit comme ça, mais on pouvait le placer autrement, comme ça, par exemple, sans que rien n’eût à flancher dans l’harmonie de la pièce.

Jolie, avec ça, la mâtine ! Un peu replète, mais très fraîche encore, malgré la trentaine à coup sûr dépassée.

En retraversant la salle à manger :

— Vous prendrez bien un doigt de porto ? insinua-t-elle.

Une pas autrement déplaisante petite femme de chambre me débarrassa de mon chapeau, de mon pardessus, de ma canne, et servit le porto.

Nous en savourions le second verre, quand vibra la sonnerie de l’entrée.

— Qui est-ce ? s’enquit la dame.

— Monsieur Chicago, fit la désirable soubrette.

— Fais-le entrer au salon.

Correct, je me levai.

C’était entendu, patati, patata, l’appartement me convenait ; je reviendrais, demain ou après-demain, rendre réponse.

Une heure après, je croisais dans la rue un de mes cousins.

— Très chic, ton nouveau chapeau ! disait l’adolescent admiratif.

— Mon nouveau chapeau ?… Je n’ai pas de nouveau chapeau.

Instinctivement, j’enlevais mon couvre-chef et constatais qu’il n’était pas le mien.

Nul doute permis ! J’avais, par erreur, dans l’antichambre de la dame, coiffé le galurin du nommé Chicago.

Au fond du dit galurin, luisaient la marque d’or d’un chapelier de New-York et cinq ou six initiales, surtout des W et des K.

Je n’avais pas perdu au change : le chapeau du Yankee était un extraordinairement beau chapeau et qui m’allait comme un gant.

Une imperceptible boursouflure gonflait le cuir intérieur.

Grâce à une légère enquête, je constatai bientôt la présence clandestine, à cet endroit, de dix jolis billets de mille.

Oh ! la chose ne comportait aucun mystère !

Avant de monter chez sa bonne amie, M. Chicago avait prudemment carré une somme de cinq cents louis, destinée sans doute à un autre emploi.

… Et moi, je me trouvais là, stupide, devant ces dix ridicules mille francs.

L’indélicatesse de l’Américain (car, enfin, ce n’est pas chic de se méfier ainsi de sa maîtresse) me suggéra un instant l’idée de m’assimiler froidement cette galette fortuite.

Mon atavique probité reprit le dessus.

— Cet argent n’est pas le mien ! Je le rendrai à son légitime propriétaire.

Toutes mes démarches pour retrouver le méfiant Chicago demeurèrent vaines.

La dame ne voulut me fournir aucune indication.

La lettre à elle confiée pour être remise au monsieur resta sans réponse.

Je crois que je finirai par appliquer à des besoins personnels cet argent tombé du ciel.

Ça me rappellera une portion importante de ma jeunesse, où je vécus exclusivement des générosités de quelques braves courtisanes, qui m’aimaient bien parce que j’étais rigolo.