On changerait plutôt le cœur de place/03

ON CHANGERAIT PLUTÔT
LE CŒUR DE PLACE…[1]

TROISIÈME PARTIE[2]


III

Hammer, le marchand de légumes, qui entendait l’autre jour un client tonner contre les Schwobs, s’est tu, prudent. Il a fini par dire :

— Moi, vous savez, pourvu que je vende mes légumes !… Que les gros se chamaillent, c’est leur affaire… Nous, on sera toujours les dindons.

Weiss, à qui Reymond rapportait ce propos, a répondu :

— Nous sommes des hommes, en Alsace, comme partout, avec un porte-monnaie et un estomac. Quelques-uns se découragent. Depuis le temps qu’on attend ! Mais il faut réagir, réagir ! Dimanche, jour du 14 juillet, je vous emmène à Belfort. Nous y oublierons Hammer et ses légumes.

… Sous la plate lueur qui précède l’aurore, somnolens, le teint gris, les yeux gonflés, le déjeuner sur les lèvres à cause des cahots, à cause des odeurs, ils sont debout dans un wagon bondé. Le train, qui n’en finit plus, court dans les prés déserts. Une gare, parfois, ce tas noir des gens qui attendent, cette rumeur qu’on perçoit dans le demi-sommeil, ces lampes qui brûlent encore au fond des salles, ce coup de sifflet… Le train craque, des secousses régulières, on roule, on roule… Et soudain le soleil ! On relève la tête, ressuscité. L’or des fleurs, l’argent des gouttelettes, sous les vergers l’écharpe oblique des rayons ; un clocher dressé dans la lumière. L’Alsace se donne tout entière, afin que les yeux qui la contemplent déposent sa fraîche image dans les plis du drapeau perdu. Weiss regarde avec respect tous ces inconnus entassés dans ce wagon ; et derrière ce wagon il y a des dizaines d’autres wagons où l’on s’entasse pareillement ; après ce train, d’autres trains ; sur les chemins qui viennent des bourgs, des villages, des hameaux, des fermes isolées, les chars à échelle où l’on se tient à la taille pour ne pas tomber, où les nœuds noirs dansent sur la tête blonde des femmes, et des gars ployés sur des bicyclettes aux grelots tintinnabulans, et des familles à pied, les vieux, les parens, les enfans qui se donnent la main et balancent leurs joues rondes à la hauteur des épis : une tribu qui émigre, tout un peuple qui répond à l’appel mystérieux. Et Weiss dit à Reymond :

— Nous avons dormi, cet hiver. Voyez ce réveil !

Un loustic crie soudain : « Vive la… vive la soupe au riz ! » Le wagon est secoué d’un rire. Grisé par le succès, le loustic exploite le filon : « Vive la… banane !… Vive la fram… boise ! » À chaque fois monte le même rire énorme. On s’émancipe. Pas trop, car dans ce train sont montés des gens que l’on ne connaît que trop, qui ont carnet, crayon, bonne mémoire au surplus. On sait que, jusqu’au bout du pèlerinage, on sera écouté, surveillé, suivi pas à pas. Discrètement on se montre du menton l’homme gras ficelé dans un complet gris, les messieurs balafrés, qui parlent français, et qui sont des officiers en civil des régimens de Mulhouse. Le loustic lui-même renonce à poursuivre sa veine.

Alt-Münsterol !… Un gendarme barbu, flanqué d’un commissaire de police, passe d’un compartiment à un autre compartiment, toise, questionne, note. Il semble que jusqu’à la dernière minute on veuille s’affirmer tracassier, ennemi de la liberté, indiscret.

— Où allez-vous ?… — Pourquoi ?… — Connaissez-vous quelqu’un a Belfort ?…

Fertig !… On repart. Le bétail humain est contrôlé.

— Tenez, explique Weiss à Reymond, c’est ici qu’un de vos compatriotes, un jeune médecin de Lausanne, qui se croyait déjà du bon côté, a crié : Vive la France ! Un espion a tiré la sonnette d’alarme, et le train s’est arrêté, à cinquante mètres de la frontière… Six mois de prison ! dont il n’a du reste fait que trois, grâce aux démarches du vieux pasteur Ort, de Mulhouse… Maintenant nous sommes en sécurité.

On se précipite aux portières. La France ! On s’étonne presque d’y voir des arbres comme les arbres de partout, une rivière aux eaux sales, des bornes blanches, une route poussiéreuse. La France ! Pas de cris. Pas de chants. Mais on sent bien qu’on a posé le joug. Personne, maintenant, ne vous demandera : « Où allez-vous ?… Pourquoi ?… Pour combien de temps ? » On se sent plus léger. On respire plus profond. On a envie de serrer la main de son voisin, de parler pour écouter si le son de la voix est encore le même. Et de fait, soudain, tout le monde parle, tout le monde rit. Des inconnus, qui se dévisageaient en chiens de faïence, clignent de l’œil, s’animent, s’offrent une cigarette.

Les douaniers de Petit-Croix ont la consigne de ne pas trop fouiller les paniers alsaciens, et tout le monde passe, sans interrogatoire, sans yeux froncés, le gros monsieur ficelé dans un complet gris comme les balafrés. Dans la salle d’attente, où le flot déferle, un gars présente le drapeau, une musique joue la Marseillaise. Chapeau bas, — même le gros monsieur, même les balafrés, — on défile devant les couleurs qui s’inclinent pour saluer l’Alsace, devant les cuivres qui rugissent l’appel aux armes. On est heureux. Les cœurs chantent. Des vieux se serrent la main…

Les premiers soldats, des yeux qui rient, des gestes souples, et non plus cette raideur, ces talons qui claquent, ces distances ; ces soldats sont des hommes ; un adjudant les salue de la main comme il saluerait un ami ; on se regarde avec confiance… Sans doute, que de choses il conviendrait de blâmer ! Oui, des papiers qui traînent, des vitres polluées, de l’herbe entre les rails, un certain laisser aller, un sans-gêne démocratique, toutes choses auxquelles les Alsaciens ne sont plus habitués, et que les balafrés notent avec un ricanement de compassion. Oui, cela, autre chose encore, le culte des mots, le culte des couleurs, du panache, et autre chose encore ! On n’en finirait pas. Que de défauts ! Ceci reste, pourtant : ces gens sont gais, — la gaieté, le trésor de la vie ! — ils vous parlent pour un rien ; ils ont du flair, du tact, des antennes ; ils sont humains, en un mot. Quand on vient de l’autre côté de la barricade, on remarque cela et non les vitres sales. Peut-être bien que, si l’on vivait avec eux, on regretterait cet ordre, cette stricte réglementation dont on a pris l’habitude ; mais aujourd’hui, on ne veut voir que ce sourire qui vous accueille, que ce geste de main de l’adjudant, que cette gentillesse (voilà ce qui conquiert, voilà ce qui lie les cœurs) qui est bien la plus jolie fleur qui s’épanouisse au jardin de l’humanité.

Cette foule alsacienne ne sait trop comment exprimer ce qu’elle sent si bien. Un vieux y arrive pourtant à peu près quand il dit :

— Dès que je suis en France, moi, Seppi Schubetzer, j’ai envie de raconter des histoires…

— Eh bien, Hort, demande Weiss, te sens-tu un peu Français ?

Hort ne dit rien. Que dirait-il ?… Libéré du régiment il y a moins d’un an, c’est la première fois qu’il franchit la frontière et il est ébaubi. Ce Hort est un petit employé du bureau de Weiss, un être bourru, têtu, taillé à la grosse, qui comprend à peu près le français, mais ne le parle guère. Dans les talons, dans le dos, dans les épaules, dans le port de tête, il a encore cette rigidité qu’on prend à la caserne allemande. Sitôt qu’on lui adresse la parole, instinctivement, il rectifie la position. Weiss lui offre donc ce petit voyage. Encore un de plus qui aura vu ! Encore un de plus qui pourra comparer !

Belfort ! Et soudain le claquement des drapeaux, cette orgie de bleu, de blanc, de rouge, cette foule qui coule comme une eau ; des lycéens, des paysans, des voyous avec leur casquette à pont, des femmes qui rient, de petits messieurs proprets qui expliquent comment les choses se passent, les cent moutards d’une école de sœurs qui se pressent derrière les cornettes. Partout les roulemens des tambours, le tapage des fanfares, le chant pressé des clairons. L’air ronfle. Le ciel est comme une immense cymbale. Les voilà ! les voilà !… Quelle allure ! Les baïonnettes piquent dans la lumière leurs mouvantes hachures… On se donne le bras. On marche à la cadence des clairons, même Hort dont la bouche reste ouverte. Qu’ont donc ces hommes pour avoir un pareil diable au corps ? Qu’est-ce qui anime ces figures, met cette flamme dans les yeux, cet enthousiasme sur les fronts ?… De quelle victoire se croient-ils donc sûrs ?… Weiss a cessé d’exister en tant que Weiss. Il porte sa canne sur l’épaule, comme on porte un fusil, sa poitrine se dilate d’espoirs belliqueux, et quand les clairons, d’un souple mouvement, lancent au ciel leur éclair d’or, il gonfle les joues, il sonne avec eux, il est toute cette foule, il est ce fantassin dont le regard brille sous la visière, il est cet artilleur à la lourde mâchoire, il est ce dragon qui éperonne son cheval, il est toute la France, il marche en plein ciel comme ce drapeau qui flotte au-dessus des baïonnettes.

« Nation pourrie, » disait Kummel. « Nation pourrie ! répète Weiss. Viens-y voir, mon vieux ! » L’ardeur, la volonté, elles ruissellent du calice des clairons ! Ces clairons ! ils chantent les plaines de France, ses collines, ses fleuves, son bleu qui est la joie de l’horizon ; ils jettent une promesse par delà les Vosges. Toutes ces figures soulignées par le trait noir des jugulaires disent le don de soi, car la frontière est proche et on sait bien qu’ils sont de l’autre côté, tapis, prêts à bondir…

Petits pioupious rouges et bleus, savez-vous ce que votre entrain verse de courage au cœur des fidèles exilés ? Sentez-vous la tendresse dont tant de regards vous enveloppent ?…

Sur le Champ-de-Mars, la foule, les nœuds noirs alsaciens. Et dans l’immense espace vide, les batteries qui roulent, les lignes souples des chevaux, le cliquetis des sabres que l’on tire, les formidables carrés des régimens, des milliers de pieds guêtrés de blanc qui se posent, se soulèvent, le scintillement des baïonnettes, les drapeaux fièrement portés, et toujours les clairons, ce souffle d’airain qui court sur les têtes. Quand disparaissent les escadrons lancés à l’allure folle de la charge, un nuage de poussière monte dans le ciel comme une fumée d’incendie…

Hort ne dit toujours rien. Il regarde. Il écoute ce chef qui dit à ses hommes : Mes amis… De nouveau, c’est la muraille des baïonnettes, le pas pressé des hommes qu’on ramène à la caserne. Une grand’mère est là, au premier rang de la foule, une grand’mère de la campagne, en bonnet tuyauté. Toute une nichée de gamins s’abrite dans les larges plis de sa jupe. Un de ces petits, soudain, pas plus haut que ça, s’est faufilé entre les rangs des soldats. Maintenant, là-bas, navré de sa hardiesse, il hurle à pleine bouche. Et c’est un spectacle comique que celui de cette grand’maman qui appelle son poussin perdu. Un commandant, du haut de son cheval, a observé le drame. Il se retourne à demi sur sa selle. Du sabre, il fait signe aux hommes de marquer le pas, il ouvre un espace dans l’interminable colonne. Alors, souriant de toute sa longue moustache et saluant du sabre : « Passez, madame !… » La vieille ramasse ses jupes. Chassant la marmaille devant elle, elle rejoint le moutard qui hurle toujours de toute sa bouche carrée.

Hort se souvient qu’un lieutenant, dans une rue de Mulhouse, a planté son sabre dans le corps d’un apprenti trop pressé qui se glissait entre deux compagnies. Et il a ce cri, cri de délivrance qu’un geste humain lui arrache : « Ça y est, maintenant je suis Français !… »

Est-ce bien Hort qui vient de dire cela ?… Il en est lui-même étonné.

Weiss a glissé son bras sous le bras de l’Alsacien… Il l’entraîne… On dîne derrière les lauriers-roses d’une terrasse. Hort a repris sa dure figure de soldat. Il se tait, tout au devoir présent qui est de manger. Sur la place, des carrousels tournent au piaillement de leur orgue de Barbarie. Le nègre, sous son parasol vert, se contorsionne devant ses glaces et ses nougats. Ballons rouges. Complaintes d’aveugles. Supplications des mendians. Tirs mécaniques. Bruit de pipes qu’on casse. Rires de la fille mamelue qui recharge la carabine et la tend à un pioupiou débraillé. Tout cela, de parti pris, on le trouve très beau, très grand. On est venu pour admirer, pour donner une couleur à la belle légende dont on vit…

Le train court dans le soir rose. On est mort de fatigue. On a dans la tête un bruit cadencé de pas, ces cris des clairons, ces taches rouges, ces taches bleues, cette rumeur qui monte vers les drapeaux frissonnans. Cela, on l’emporte vers la muraille des Vosges qui grandit. Les beaux chemins du matin se couvrent d’ombres. À la dernière gare française, tout est calme sous les guirlandes fanées.

— Vive la France ! crie d’une voix rauque un ouvrier de Mulhouse fortement éméché.

Sa femme, une boulotte vêtue de violet, le considère avec inquiétude.

— Allons, Joseph, tiens ta bouche, maintenant.

Elle dit cela en patois alsacien dont aucune traduction ne peut rendre la verdeur. Joseph répète son cri, puis se tait. La prudence se réinstalle dans les âmes. Et voici les maîtres du jour, le gendarme, le commissaire, les douaniers. On s’agite. On farfouille dans les paniers, dans les sacs. On prend les noms. On interroge. On confisque cocardes et rubans. Soir de quatorze juillet alsacien ! Crainte d’une incartade, la grosse femme vêtue de violet ne quitte pas son ivrogne de mari, prête à appliquer sa large main sur la bouche ouverte. Mais Joseph se borne à rire en hoquets. Après quoi, très simplement, il affirme : Io, io, Gottverdammi !

On courbe l’échine. Toute la journée on a vécu dans le bleu. On a dit ce qu’on avait sur le cœur. On s’est frotté à la liberté. On a marché au rythme des clairons. Et voici qu’on rentre dans le gris, dans le silence, dans la crainte. L’ivrogne répète en hochant la tête : Hé ! io, io, Goltverdammi !

Le lendemain soir, — les jours sont longs, les soirs sont tièdes, — Reymond se promène au bord de la rivière. Près du pont, dans la pénombre, un homme qui salue. C’est Kroner, toujours solitaire. Reymond a pitié.

— Quelle belle soirée !

— Magnifique… Et ce quatorze juillet ?

— L’allure des troupes françaises était splendide.

Kroner s’évade de ces contingences.

— Il y a donc, de l’autre côté des Vosges, des milliers d’hommes vêtus d’uniformes d’une certaine couleur, armés de fusils, de baïonnettes, et de ce côté-ci des Vosges des milliers d’hommes vêtus d’uniformes d’une autre couleur, également armés de fusils, de baïonnettes… Demain, peut-être, dans quelques années, à coup sûr, la trompette de la guerre sonnera, et ces hommes s’égorgeront. Il y en aura des morts et des morts sur ce joli chemin que nous parcourons ! Pauvre vallée !

— Vous croyez donc à la guerre ?

— J’y crois ! J’y crois parce que nous sommes forts, trop forts. Nous avons trop d’hommes, trop de canons. C’est vraiment terrible d’être trop fort, parce que la force, l’orgueil et la dureté vont toujours ensemble… C’est une loi de la psychologie… À la caserne, à l’école, à l’église, on ne parle que de notre force, de la force du poing. Pauvre discipline ! pauvre pédagogie ! pauvre religion !… Croyez-le bien, monsieur, je suis un bon patriote allemand, j’aime mon pays de tout mon cœur, et c’est parce que je l’aime que je souffre d’entendre crier toujours : force, force ! force ! et jamais : bonté ! bonté ! bonté !…

Après un silence, Kroner poursuit :

— On nous déteste, on nous déteste partout, monsieur, je le sais, je l’ai expérimenté dans mes voyages. Jalousie ?… Je ne le crois pas. On ne déteste pas l’Allemagne de Schiller, mais cette Allemagne qui met la justice allemande au-dessus de la justice de Dieu. Je réfléchis chaque jour à bien des choses, en lisant nos journaux, nos revues, en écoutant parler nos fonctionnaires, nos officiers, et j’ai peur, peur de ce qui doit arriver.

Reymond écoute sans interrompre. Il sent battre le cœur d’un honnête homme.

— Vraiment, je crois que nous sommes appelés à faire souffrir et à souffrir nous-mêmes terriblement… Quelle lutte se prépare !… Chaque jour, dans mon vallon de Wurtemberg, ma mère prie le bon Dieu afin que règnent la bonté, la pitié, la justice. Mais combien de millions d’hommes prient le diable afin que règne le canon ?… Et moi aussi je prie pour l’Allemagne. Le soir, quand je joue sur mon piano, c’est encore une prière, petite étoile mangée par les nuages. Autour de moi, les autres crient : « Nous sommes forts ! nous devons dominer le monde !… » Et ils se frappent la poitrine qui résonne parce qu’il n’y a pas de cœur… J’ai voulu montrer aux Alsaciens que je les aimais, et je crois qu’ils me le rendaient un peu. Alors, naturellement, M. Kummel a écrit à Strasbourg, M. Döring a écrit, et je suis déplacé. Je retourne au Wurtemberg. Je pars avec mon piano. Adieu, monsieur Reymond.

Avant que Reymond ait pu le retenir, mystique, romantique, merveilleusement fou, diraient les uns, merveilleusement clairvoyant, diraient les autres, pareil, avec son maigre dos voûté et ses longs bras, à quelque gigantesque chauve-souris, Kroner glisse dans la nuit.

Et Kummel dira demain :

— Kroner ? C’est un socialiste religieux, la pire des espèces qu’on trouve dans l’humanité. On le renvoie au pays des Moraves… En Alsace, il nous faut des hommes et non des gobeurs de lune. Vous dites, n’est-ce pas ?

Mme  Bohler a accompagné son fils à Besançon. Le baccalauréat ! Jean est parti fiévreux, pâle, le nez dans ses livres. Et il a été refusé à l’écrit. Un professeur a expliqué les raisons de cet échec à Mme  Bohler.

— Il ne faut pas que votre fils se décourage, madame… Les jeunes Alsaciens sont souvent victimes de leur excès de conscience. Ils n’en ont jamais fini de corriger, de raturer, de recommencer, d’hésiter entre deux sens. Résultat : version latine, version grecque, composition française bonnes, très bonnes même, mais près de la moitié du travail était encore à faire. Votre fils, on le sent, est prêt. Il ne lui manque qu’un certain tour de main, une certaine vivacité d’exécution. Je considère le succès comme certain, cet automne.

« Ce pauvre Jean inspire la pitié, écrit peu après Reymond à sa famille. Son échec l’a profondément abattu, blessé dans son amour-propre d’Alsacien. Allant aux extrêmes, il se déclare incapable, bête à manger du foin, ou victime des circonstances qui font qu’un Alsacien est partout une sorte d’hybride. Il a des mots cruels : « En voyant mes camarades de Besançon, si vifs, si débrouillards, — et on les dit cinq fois moins vifs qu’à Paris : alors, que sera-ce ? — je me suis senti étranger, horriblement étranger… C’est à pleurer de colère… Ce n’est pas une vie que d’être Alsacien ! » J’ai bien de la peine à le remonter… Le travail, par ces jours de chaleur torride, est presque impossible. Aussi M. Bohler a-t-il pris deux décisions : René, indésirable au logis, où il ne parle qu’haltères et sauts à pieds joints, est envoyé pour la durée des vacances à Rouen, chez une tante. Pour reposer Jean, pour lui changer les idées avant la reprise de la besogne déjà cent fois mâchée, nous partons pour un tour d’une quinzaine en Alsace : musées, reliques, cathédrales, vieilles auberges, châteaux, ruines, abbayes, ce sera merveilleux. M. Weiss et ses deux fils, Charles, dont je vous ai souvent parlé, et l’aîné, François, qui entre en caserne allemande cet automne, sont également de la partie. Je m’en promets un plaisir infini. Et je me lierai davantage avec Jean qui est décidément un magnifique garçon, franc, loyal, délicat… »

Les voyageurs sont de retour.

Confuses, d’abord, les idées s’ordonnent. Des ruines partout. Que de ruines ! Piquée sur la hauteur, penchée sur le précipice, une tour aux murailles lézardées ; sur ce sommet voisin, — à ses pieds la plaine, les villages assis dans leurs vignes, — une autre tour sauvagement ébréchée, une autre encore, là-bas. Des portes ouvrent sur un gouffre. Le froid des oubliettes, l’âtre où rôtissaient les quartiers de bœuf, l’échauguette du guet. Ailleurs encore des haillons pierreux, tout un écroulement, un escalier en colimaçon qui tord sa vrille en plein ciel, des arbustes agrippés, des ronces, des mousses, cette sinistre familiarité de la nature avec les vestiges d’une humanité révolue. Où sont ceux qui taillèrent ces blocs, ceux qui polirent ces rampes, ceux qui versèrent la poix par le mâchicoulis béant ?… Quelle fierté dans ces remparts à l’abandon, qui défièrent les siècles, qui virent les saouleries des seigneurs pillards, qui entendirent les rires des ribaudes, et un jour le cri des manans à l’assaut !… Là, dans l’herbe, — on met le pied dessus, — une pierre qui porte des armoiries, une date effacée.

Tu voudrais peut-être, toi qui passes en costume de touriste, savoir l’histoire de ce nid d’aigle perché dans l’azur et le vent ? Que t’importe ! Vis ta vie dans la plaine. Et si tu souhaites des plaques de marbre gravées d’explications, des index tendus, des noms, un cicérone, une notice imprimée, grimpe au Hohkönigsburg.

La vieillesse couronne et la ruine achève.
Il faut à l’édifice un passé dont on rêve,
Deuil, triomphe ou remords.
Nous voulons, en foulant son enceinte pavée,
Sentir dans la poussière à nos pieds soulevée
De la cendre des morts !
Ce n’est pas, ce n’est pas entre des pierres neuves
Que la bise et la nuit pleurent comme des veuves…

Assis sur un éboulis où trottine le lézard, on regarde cette bleue descente des collines, en troupeau, vers la plaine, ces étangs qui brillent, ces canaux, ces rivières, le manteau des forêts, le tapis des cultures, le cabochon des moissons posées dans la lumière, des écailles brunes qui sont les toits de la petite ville, cette fumée qui dit une cité, cette autre fumée, en flocons, qui monte d’un bois, qui court dans les champs, et c’est un train, ce joujou, où des hommes, assis sur des coussins, montrent un petit carton à l’homme en casquette et puis lisent, le sourcil grave, les dépêches du journal.

On descend vers cette plaine. Nu-pieds, l’œil espiègle, l’anse du panier autour du cou, des enfans cueillent la framboise. Aux inconnus qui passent, ils crient : « Salut ! — bonjour !… » Après, ils disent quelque chose en patois et ils rient comme des petits fous. Ces rires, on aime à les entendre. Ils sonnent clair sous le soleil, ils sonnent comme une clochette d’argent. Ils ne montent pas du cœur d’une race sournoise. Grimpées sur l’échelle, les filles d’Alsace cueillent les prunes. On voit leurs mollets solides. Elles le savent. Elles n’en ont point honte. Leurs bras nus plongent dans la fraîcheur des branches. Des pas. Elles regardent… Ceux-là sont de la bonne espèce. Et trois prunes sur le chapeau gris. Merci ! merci !

Et chaque village, au cœur de son verger, au cœur de son vignoble, montre ses titres de noblesse : son château, ses toits à trois rangs de lucarnes, ses perrons, ses portes sculptées ; et, dominant les fumiers, ses fenêtres à meneaux, ses fenêtres à petits carreaux enchâssés de plomb. On interroge l’homme à la fourche. La date de cette maison à gargouilles ? Il répond : « Oh ! c’est vieux !… » et s’éloigne.

Le soir, une auberge rustique reçoit les voyageurs à sa table qu’égaient les tranches roses du jambon, la coupe où brillent les pommes de la moisson. De grasses odeurs s’échappent des cuisines. On ne dit rien. Dans le cadre de la fenêtre ouverte se dessinent les épaules de la vieille abbaye. Tout le pays est une page du livre de l’histoire. Pour peu que l’on prête l’oreille, c’est une rumeur pareille à celle que l’on entend au creux des coquilles marines, souvenir des tempêtes. Empereurs, rois, papes, hommes de guerre, que de grands noms ! que de pierres tombales sur lesquelles un évêque est étendu qui révèle aux passans son front chauve, son nez rongé par le temps. Le latin dit leurs vertus. Partout répété, le mot honneur. Qu’est-ce que mourir, dit une inscription, si l’on emporte l’honneur dans sa tombe ?

Sous la nuit qui vient, les voyageurs traversent la place carrée. Un instant on suit le chemin qu’accompagne la rivière.

Soirée inoubliable, où le bourg, poudré de clair de lune, semble crayonné en marge d’une légende héroïque… Un homme ramène des champs la dernière carriole où s’entassent les gerbes. Et les épis sont si blonds qu’on se demande si ce n’est pas la lune elle-même qu’on emporte à la grange. Le notaire en gilet blanc est sur le pas de sa porte, l’épicier en pantoufles brodées. Et le guet passe qui, de sa canne, frappe les pavés, ce qui signifie qu’il faut appeler les enfans dont les rondes se nouent et se dénouent sous les platanes. On les appelle. Depuis qu’on se souvient, les choses vont ainsi. Amicale tradition.

Les voyageurs se sont assis sur la colline. Une voix dit :

— Quelle destinée, être ce notaire, cet épicier, demeurer dans une maison écussonnée, sous un toit où grince la girouette qui grinçait aux temps fabuleux ! Vivre dans l’intimité de ces tourelles, de ces fenêtres accolées, de ces portes où l’on voit encore le sillon tracé par les chaînes du pont-levis ; mourir, aller rejoindre ses frères autour de la croix qui étend ses bras sur les tombes depuis l’an 1422 !

On se tait. On regarde la vallée qui s’endort.

 
Drei Schlösser auf einem Berge,
Drei Kirchen auf einem Kirchhofe,
Drei Städt in einem Thal,
Drei Ofen in einem Saal,
Ist das ganz Elsass überall…,

dit le dicton : trois châteaux sur une montagne, trois églises dans un cimetière, trois villes dans une vallée, trois poêles dans une salle, c’est l’Alsace, partout…

Ce clair de lune rend Weiss sentimental.

— Il me revient une histoire que me contait mon père, jadis. Elle m’est toujours restée. Et la voici. Il y avait une fois une fée, un géant et une petite fille. La petite fille ressemblait beaucoup à la fée, un peu au géant. Pour leur faire plaisir, elle leur disait maman et papa. Il n’était pas possible d’avoir parens plus dissemblables. Le géant était si jaloux, si brutal, par-dessus les montagnes il jetait de telles potées d’injures à la fée que la petite fille se cachait dans les forêts. Constamment, le géant convoquait ses conseillers. Il leur disait : « Renseignez-moi, car je perds un peu la mémoire… Le vin, le tabac… Cette petite fille, à qui est-elle ? Elle n’a pas mes yeux, mon estomac. Faut-il l’abandonner ?… Elle me plaît, pourtant, car elle est jolie. » Les conseillers répondaient : « Sire, enfermez-la dans une cour, faites-la éduquer selon vos principes, engraissez-la afin qu’elle vous ressemble. Il n’y a que la force… Ordonnez. Nous obéirons… »

Le géant ordonnait. On enfermait donc la petite fille. ; des hommes à lunettes lui enseignaient les principes du géant (dont le premier est que la force est divine), l’engraissaient…

Seulement, quand les hommes à lunettes dormaient, la fée pénétrait dans la cour dont elle éloignait les murailles d’un coup de baguette. Elle disait : « Maintenant, ma petite, vis à ta guise, joue, danse, saute à la corde. Apprends à broder, à jouer de la harpe. Travaille aussi, mais sans rider ton front ainsi que l’enseignent les hommes à lunettes, car il n’y a pas de bon travail sans gaieté… Je n’aime pas que tu sois tenue si sévèrement. Le bon Dieu n’est pas dur. Il aime beaucoup les gens qui rient… »

La petite s’humanisait, apprenait à rire, à broder, à pincer les cordes de la harpe… Cependant, la fée appelait auprès d’elle sa confidente : « Trouvez-vous qu’elle se civilise un peu ? Je l’aime, cette enfant. Elle apprend très vite. Et elle a de si jolis yeux ! Je la crois très bien douée. Du cœur, de l’intelligence. Un peu de lourdeur d’esprit, pourtant… Est-ce que je m’abuse ?… Sincèrement, à qui trouves-tu que cette enfant ressemble ?… Vraiment, si elle n’a rien de moi, ni goûts, ni aspirations, je la laisserai aux mains du géant. Je ne veux à aucun prix forcer sa nature. »

La confidente réfléchissait. « Madame, il me semble qu’elle a pris le bon des deux côtés, car le géant n’est pas entièrement mauvais. C’est de lui que la petite tient son goût pour la harpe, une certaine gravité. Mais de vous elle a mieux que les yeux, elle a l’âme tout entière, la haine de l’injustice, la passion de la liberté. Prenez-la par le cœur, cette enfant, et elle vous restera fidèle, même si le géant l’enfermait dans la cour, pendant plus de cent ans, avec les hommes à lunettes… »

Et mon père ajoutait, en guise de conclusion : « Voilà l’histoire de l’Alsace… »


… On dort dans les draps rugueux de l’auberge. Et l’on reprend le bâton du pèlerin. Strasbourg. On flâne autour de la cathédrale dont l’ombre, sur la place étroite, est un autre monument où roulent les fiacres, où se poursuivent les gamins. On voit Caïn, Abel, le sacrifice d’Abraham, l’échelle de Jacob, Jonas sortant du ventre de la baleine, Judas, les Vierges sages, les Vierges folles, les Vertus et les Vices, les Mages devant l’enfant Jésus, Clovis, Dagobert, Charlemagne, Louis le Débonnaire, Charles le Chauve, et Lothaire, et Conrad, et Henri d’Allemagne, le Jugement dernier… Le silence. La forêt des colonnes. La gloire des verrières, d’où tombent en pluie les rayons multicolores. Les Quatre Âges passent devant la Mort qui sonne les heures. Des tombeaux. Si roges quis sim : pulvis et umbra… Autour du sanctuaire, les vieux toits de la cité semblent autant de bonnets pointus et têtus… Plus loin, le palais du vainqueur, où brille l’or, où s’arrondissent les coupoles. Devant les guérites, des hommes casqués montent la garde. On les relève. Cris gutturaux, tapage des bottes. Deux peuples, deux esprits. Des gamins imitent ces soldats et rient…

On revient bien vite aux vieux quartiers, aux eaux qui dorment. Malgré tous ces fusils, tous ces casques, les vieux plaisirs, les vieilles libertés, les vieilles traditions enroulent leurs guirlandes aux balustres des balcons. Méprisées par le monocle de l’officier, les figures taillées par le ciseau des ancêtres ont un sourire… Est-ce qu’un traité chargé de sceaux et de signatures change les cœurs ?… Les bancs, les lits, les berceaux, les tables sculptées à la manière de toujours, parlent depuis toujours. Comme les palais à dôme d’or s’ennuient au milieu des jardins déserts où jaillissent les jets d’eau symétriques !

… Dans sa chambre, le soir, bercé par les bruits qui montent de Friedensbach, — il est neuf heures, la cloche sonne, les chauves-souris dansent dans la cendre du crépuscule, — Reymond a la vision de cette Alsace qu’il vient de découvrir. Que d’images ! que de couleurs ! quel pittoresque ! De la plaine aux sommets des Vosges, que de monumens disant l’âme forte et pourtant douce du vieux pays ! Siècle après siècle, aux murailles des bourgs, aux vitraux des églises, aux pignons des maisons, les traditions sont écrites… Entre fleuve et montagne, le pays s’étend, si simple de lignes, si nettement ordonné. À coups puissans de ses larges ailes, le vent le traverse qui ploie la cime des peupliers, taquine les girouettes, descend sur les places, se faufile dans les cours. Et les hommes ont la franchise, la rudesse, l’âpre saveur de ce vent qui passe…

Et c’est ce fier pays, d’où s’échappa le cri de Rouget de l’Isle, ces villes tant de fois ravagées, détruites, tant de fois relevées, toujours prêtes à souffrir pour leurs libertés, que de lourds parvenus de la gloire entendent séduire par l’étalage de leur force !… On n’a qu’à regarder autour de soi pour connaître d’où l’on vient, qui l’on est. Le bâton peut retomber, la voix gronder, les yeux lancer des éclairs, les bottes marteler les pavés, on sait ce qui fait le prix de la vie. On a vu de près les hordes d’Arioviste, les Huns, les Alémans, les Écorcheurs, les bandes suédoises, les Kaiserlicks, tant d’autres ; avec eux, les fumées des incendies, la désolation, la mort… Qui donc a désespéré ?… On est encore là. Plus fort de tant de souvenirs. Plus attaché que jamais à son droit, à sa dignité. Rapp, Kléber, Kellermann, Lefèvre, sont des témoins. Partout, trop de pierres qui parlent pour qu’on oublie ; trop de ruines sur les collines ; trop de morts sous les champs de bataille ! On boit son vin et l’on chante :

On changerait plutôt le cœur de place
Que de changer la vieille Alsace !

Malgré la chaleur, Jean travaille du matin au soir.

— Imaginez que vous comparaissez devant le jury, dit un jour Reymond ; constituez un auditoire et jetez-vous résolument à l’eau !… Classez vos idées, énoncez-les avec netteté. Je vous écoute. Le romantisme…

Jean se recueille. Son sujet, il le possède, mais comment l’attaquer ?

— Monsieur, écrire, ça va, mais parler…

— De qui donc avez-vous peur ?

— Où est-ce que j’aurais appris à parler ? Papa se tait presque toujours.

— Je n’insiste pas pour aujourd’hui. Ce soir, avant de vous endormir, pensez à votre sujet, organisez-le.

Jean demande à son ami Charles Weiss :

— Crois-tu que les Alsaciens sont moins intelligens que les Français ?

— Bien sûr que non ! Nous sommes épatans. C’est au collège allemand qu’on nous mécanise. Tu l’as quitté au bon moment. Il faut voir ça dans les classes supérieures ! Jamais rien de personnel. On nous dicte un canevas. Pas moyen d’en sortir. Il faut que les quarante élèves répètent les mêmes choses, si possible avec les mêmes mots. En histoire, dès que tu discutes, que tu poses une objection, on te traite de bavard, de Franzosenkopf… En somme, dès le collège, on est des soldats. Le professeur, c’est le colonel. Il parle. On claque les talons. Zum Befehl !

— Ça nous suivra toute la vie, soupire Jean.

— Il y en a qui disent que ça donne de la méthode, de la discipline, poursuit Charles. Moi, je dis que ça crétinise. On accepte tout. On devient une machine.

Tout le soir, enfermé dans la salle d’études, Jean se bat avec lui-même, gesticule, se pose des objections auxquelles il répond de son mieux, furieux de sa timidité, de ses gaucheries. L’esprit encore secoué de ces efforts, il regarde la vallée, il en comprend mieux que jamais l’abandon.

— On ne peut rien être complètement, ici. Allemand, ça nous dégoûte. Français, on nous en empêche. Alsacien ?… On nous traque.

Le lendemain, aigri, découragé, Jean définit le romantisme sans entrain, sans volonté de précision.

— C’est mieux, dit pourtant le professeur, mais vous avez encore l’air de souffrir. On sent que vous vous méfiez de vous, de votre langue. Un peu de confiance en soi. Demain, le Cid. Le Cid ! Sapristi ! Voilà qui demande de l’élan, de la couleur, quelque chose de ramassé, de vigoureux.

Au soir de ces journées chaudes, on fait un tour de promenade, toujours le même, c’est plus reposant, au pied des collines. Voici que certaine fois on découvre, se balançant au-dessus des buissons, le chapeau melon de Kummel. Dans cette miraculeuse sérénité du soir, le chapeau du Lehrer, — et dessous, sans doute, le Lehrer lui-même, mais on ne l’aperçoit pas, — est un spectacle digne d’être vu. Ce n’est pourtant pas l’avis de Jean.

— Je vous en supplie, monsieur, filons !

— Ne soyez pas si nerveux.

— Il est plus fou que jamais, vous savez. Dans toutes les dernières leçons, il n’a fait que baver sur la France. « Toute votre culture française est superficielle… Les Alsaciens, des bâtards, qu’il faut humilier !… »

— La belle affaire !… Au fond, c’est très drôle. Et sans importance.

Cérémonieusement, on se salue.

— Quel temps propice, ne trouvez-vous pas ? dit Kummel qui s’éponge. Vous permettez que je chemine en si agréable compagnie ?

Il explique le programme de ses vacances.

— Il faut de la méthode en toute chose. La fantaisie tue le peuple comme l’individu. Je me lève à sept heures et je dis : maintenant je ferai les ablutions quotidiennes, puis les respirations méthodiques… Alors je déjeune… À neuf heures, je dis : maintenant une courte promenade, un peu d’observation des plantes et des mœurs des oiseaux… Ensuite, grammaire et syntaxe, histoire et géographie, non pas en vue de l’école, mais en vue de la perfection individuelle. Dîner. Une pipe. Maintenant, dis-je, je me recueillerai, je m’accorderai une méridienne. Vous dites ?… La méridienne achevée, culture du jardin, une leçon potagère aux enfans, entretien familier ; la chaleur apaisée, quelques exercices énergétiques… Repas… Promenade. Je compte mes pas sur une distance donnée. Je compare au nombre obtenu les autres jours. De la sorte, l’esprit est toujours en éveil sur un but. Après cela, on peut marcher victorieusement au combat de la vie…

Ce bréviaire d’activité est débité sur un ton de magnifique certitude. Le mot « maintenant » prend en particulier une couleur de nasale autorité.

— Cela ne vous fatigue pas ?… demande Reymond avec sollicitude.

— La fatigue est la mère de l’énergie, et l’énergie le père de la vie.

— Et la poésie des vacances, que devient-elle ?

— Poésie ! poésie ! Il n’y a de poésie que dans la stricte méthode. Nous avons compris cela en Allemagne.

On se tait. Et Kummel, soudain :

— Alors, monsieur Jean Bohler, vous quittez notre vallée ?…définitivement, me dit-on… Vous rejoignez la grande nation ?

Jean tressaille. Il est blanc de colère.

— Parfaitement. Je rejoins la grande nation. Peut-être ne ricanerez-vous pas toujours, en la nommant ainsi.

— Je ne ricane jamais, monsieur Bohier. Je regrette simplement quand un jeune homme ne connaît pas le bon chemin… L’aigle allemand regorge de vigueur… Il doit s’expansionner, c’est fatal. Il convient aux races tombées en féminité de céder le pas. C’est encore tout à fait fatal. Obéir à une raison de sentiment, aller vers la déclivité, vers le déclin (déclin ?… déclivité ? …), aller vers le déclin est une opération sans profit.

Les yeux de Jean étincellent. Il perd toute prudence.

— Monsieur Kummel, quand vous vous trouverez devant la baïonnette d’un de nos chasseurs alpins, de quel côté sera le déclin ?

Le Lehrer blêmit. Cette hypothèse le trouble. Le calme renaît.

— Utopie ! Vieille conception de la lutte des peuples ! Avec nos engins de destruction, le combat se déroule à quinze kilomètres de distance. On peut laisser les baïonnettes à la maison à côté du parapluie.

Kummel a un rire puissant. Il salue. Il s’éloigne.

— Sapristi !… dit Reymond, il est temps que nous partions, les uns et les autres… Cette histoire de baïonnette… Il ne l’a pas avalée. Un petit frisson lui a couru le long de l’échine.

— Vous ne raconterez rien à papa, n’est-ce pas ? C’est inutile.

— Mais non, mon ami, mais non…

Besançon. Cette fois-ci, le candidat se montre plus délié, plus nuancé. Il est reçu avec mention.

Le bon petit diner après le télégramme lancé à Friedensbach ! Tout est bon, tout est beau. On se promène au bord du Doubs. On erre dans les vieux quartiers, on admire la sobre élégance des maisons basses, les cours ombreuses, cette fenêtre grillagée, cette porte à heurtoir, cet équilibre posé sur les choses. On entre dans la boutique où sont les fruits cueillis du matin, le raisin roux. Un chat dort sur le comptoir, un canari chante au plafond. La grand’mère qui sert est aimable. Elle a de jolis mots, de jolies manières… L’interminable retour. Friedensbach.

— Le voilà, notre bachelier !…

On l’embrasse. René, revenu du matin, serre la main de son frère. On ne s’embrasse pas entre hommes. Partout des fleurs.

— Tourne-toi, dit René ; montre comment c’est fait, un bachelier…

— Et on vous félicite, monsieur Reymond. À vous une bonne part du succès.

Reymond proteste.

— Papa a raison !… affirme Jean. Sans vous, je rapportais une seconde veste.

Tout le monde est content. Avant que la nuit ne tombe, on fait un tour de jardin. Le train du soir passe en sifflant. Les chèvres descendent des hauteurs,

Mme  Bohler a pris le bras de son fils.

— C’est bon d’être encore un peu ensemble.

— Encore huit jours, maman.

M. Bohler marche à petits pas. On se regarde. On répète : « Encore huit jours. »

Sous un sapin, René gesticule avec ses haltères.

— Comment ! tu recommences déjà ?

— Bien sûr. Je veux gagner deux centimètres de thorax avant de filer. Un quart de centimètre par jour…

— En voilà un qui sait prendre la vie ! fait M. Bohler.

Mme  Bohler serre plus fort le bras de son fils aîné.

— Eh bien, maman ? dit simplement Jean.

— Mon brave garçon, répond sa mère.

On n’ajoute rien. On dit tant de choses quand la bouche se tait pour laisser parler le cœur !

Jamais Weiss ne pénétrait dans le cimetière de Friedensbach sans ressentir l’amère dérision des barrières humaines, une émotion de pitié, une défaillance dans ses colères. Ces morts qui se sont chamaillés au long de la vie, excommuniés, tous silencieux maintenant, tous bien sagement étendus, côte à côte. Il gagna la tombe de son fils Jacques. Et voici que c’était au tour de François de revêtir l’uniforme détesté. À l’âge où l’on naît à la vie libre, à la dignité, à la fierté, à l’âge où le cœur sent si vivement la moindre piqûre, tendre le cou pour recevoir le joug, refouler le cri qui vous déchire la gorge, accepter, au moins en apparence, l’atroce mensonge, parce qu’on vous a volé votre pays !… Ému, Weiss s’assit sur le mur bas.

A-t-on le droit de proposer à son fils pareil sacrifice ? Vaut-il la peine de tant lutter ? Et pourquoi ? puisque ces morts dorment paisiblement sous la même terre. Quelle folie pousse donc les hommes à se crucifier les uns les autres avant d’entrer dans l’éternité du silence ?… Weiss sentit se dénouer en lui tout ce qui l’attachait à son peuple. Il ferma les yeux. Par un jour d’octobre semblable à celui-ci, il avait accompagné son fils Jacques jusqu’à Mulhouse ; ils allaient se séparer pour de longs mois : « Te sens-tu assez fort pour tout supporter ? » Jacques avait répondu très simplement : « Est-ce que tu doutes de moi ? » Plus tard, à Munich, devant le corps de son fils si maigre, aux traits si tendus, Weiss avait cru devenir fou. Un médecin expliquait : « Nous l’avons soigné de notre mieux. Quand il s’est porté malade, il était déjà trop tard. Un dépérissement lent… Une pleurésie… » Dans ses lettres Jacques n’avait pas dit les injures, les humiliations raffinées dont l’abreuvait un lieutenant joueur, furieux de se sentir jugé par ce garçon silencieux.

La figure des morts est un marbre éternel. Leurs paroles restent comme des mois d’ordre : « Est-ce que du doutes de moi ? »

Weiss tourna la tête. Des nuages traînaient au ciel. Ici ou là une fenêtre bleue, l’échelle oblique d’un rayon tendue jusqu’en un point invisible de la vallée.

Des pas. Timide, François s’approchait de son père.

— Je savais bien où te trouver, papa.

Ils se taisaient, debout l’un près de l’autre. François toussa pour s’éclaircir la voix.

— À quoi penses-tu, papa ? Va, ne le dis pas. Je le sais bien… J’ai réfléchi. Il faut que les Alsaciens restent en Alsace. Pour y rester, il faut le mériter, c’est-à-dire souffrir… N’aie pas peur. Ils ne m’entameront pas. Ils ne m’humilieront pas. Plus ils me traiteront de Wackes, et plus je serai fier. Tant d’autres ont résisté !… Et nous serons six pour lutter, puisque toi, maman et Suzanne et Charles et Jacques, surtout, vous serez autour de moi.

Ils rentrèrent en se donnant le bras. Et Weiss disait :

— Nous essayons de bien faire. Que Dieu nous garde !… Je veux que tu emportes quelque chose de grand, un souvenir qui te tienne debout. Dimanche, avec Bohler et ses fils, nous irons à Wissembourg où l’on inaugure le monument aux morts de 1870. Et maintenant, malgré tout, de la gaieté ! Les hommes sont nés pour la bataille, mais les mamans ont un cœur de miel. Il nous faut égayer la tienne… Ces jours, les larmes brillent facilement au bord des cils… Aussi, ce soir, nous chanterons avec le grand-père les trente-deux couplets de la chanson sur Bismarck.

Aux jours graves l’aïeul s’assied au foyer. Il n’a pas besoin de parler. Il est là, avec son front poli comme une pierre de ruisseau ; cela suffit. Avant qu’on le porte en terre, par un geste de sa main qui tremble, il attache les fils que le vainqueur ne pourra pas trancher.

Le grand-père était au jardin en compagnie de Suzanne qui courut à la rencontre des arrivans.

— Vois, père, ce que le « grand » t’a apporté, une cocarde tricolore.

— Je l’ai prise dans l’armoire aux souvenirs… Elle appartenait à mon oncle qui fut à Wagram. Victor, tu la mettras, de ma part, sur la tombe de nos morts, à Wissembourg… Mon oncle, moi, toi, ton fils, quatre générations…

On s’attendrissait. Mais le grand-père :

— Et Suzanne, quand nous offrira-t-elle la cinquième ?

— Grand-père, à ton âge on devrait être sérieux…

— Je le suis, ma petite. Douze enfans ne seraient pas de trop pour continuer cette bonne race des Weiss.

Des messieurs en haut de forme, en redingote, des cocardes, des uniformes chamarrés, des poitrines où brillent tant de décorations que l’on se demande s’il reste encore une place pour le cœur, des policiers qui se retournent et notent, des drapeaux, des guirlandes. La petite ville se fleurit de couleurs et regarde. Là-haut, les estrades où frappent encore les marteaux, le monument, énigmatique sous ses voiles gris… Dans les jardins, les têtes pâles des chrysanthèmes ; sur les prés, les mille coupes mauves des colchiques ; au flanc des collines, les bœufs qui tirent la charrue… Douceur de l’air, douceur des horizons, mélancolie de tout ce qui va mourir. Le soleil se couche dans du sang. « Maman, demande une fillette à sa mère, tu dis toujours que les morts sont au ciel. Alors, ils ne seront pas là, demain ? »

— Si, si. Ils reviennent un jour, chaque année, pour voir si on ne les oublie pas.

Et toujours des messieurs en haut de forme, en redingote, des casques à pointe, des brassards, des cocardes… Ne viendront-ils pas, ceux que les morts attendent ?

Ils viennent. Ces vieux qui marchent au pas, traînant un peu la jambe, — l’un est manchot, cet autre est borgne, — sont les survivans du rude combat. Pour se prouver qu’ils ne sont point des fantômes, accourus les premiers, ils dressent un arc de triomphe. La tête leur tourne un peu au sommet des échelles. Tous les coups des marteaux ne retombent pas sur les clous. La ville apprend avec émotion le projet de ceux qui l’ont si bien défendue, dont l’un, perclus, infirme, amené jusque là en brouette, est assis au fond de l’étrange véhicule d’où il commande la manœuvre, cligne de l’œil, conseille et encourage. Les portes des jardins s’ouvrent. Par brassées, on apporte les chrysanthèmes, les immortelles, les branches sanglantes de la vigne vierge. Et c’est Mme  Abette, l’épicière du coin, qui fournit les pelotons de ficelle. Elle explique :

— Je les ai vus, moi qui vous parle, défiler devant ma boutique au matin du 3 août. Comme ils marchaient bien !… Le lendemain, l’un d’eux est venu mourir sur le banc qui est devant la fenêtre…

— Alors, vous me reconnaissez ?… dit le vieux du fond de sa brouette. Moi, en ce temps-là, j’étais sur un cheval.

— Et moi, en ce temps-là, je n’avais pas le dos rond.

Ils viennent. Avant de les laisser partir, les vieilles ont fait le tour du jardin, cueillant les fleurs d’automne, reines d’un jour, si belles qu’on n’ose les offrir qu’aux morts. Elles les ont nouées en bouquets, sourires du pays… Maintenant, autour des tombes, nues tout à l’heure, une couronne de visages fidèles. Blottie sous les roses, la cocarde de l’oncle qui fut à Wagram. Sur la pierre qu’ils réchauffent, les feuillages, les baies, tout le soleil, tout le parfum de l’Alsace.

Elle vient, l’Alsace des instincts et des labeurs, la profonde Alsace des jours, des semaines et des ans de silence… Elle vient par tous les chemins qui serpentent au pied des collines. Sur leurs lacets gris, des points mouvans. Les gros chevaux de campagne aux grelots sonnans traînent l’aïeul, les petiots, la femme, l’homme. Partis des villages perdus dans le bleu, quand ils voient grossir la foule noire, grandir le monument voilé, une émotion leur serre la poitrine qu’ils ne sauraient expliquer parce qu’on n’explique pas ce qui monte de tout au fond. Ils viennent, les curés en soutane, les chefs d’usine, les ouvriers qui pédalent, gris de poussière. Elle vient, la femme aux pouces râpés, les enfans pendus aux jupes, suivant le maître, l’homme à la pipe… Ils viennent, les vignerons noirs de soleil ; hier, le raisin foulé dans les cuves, le moût sucré, les rires, les filles qu’on embrasse ; aujourd’hui, ils répondent à l’appel, les vieux qui ont vu et qui gardent la paupière à demi close sur leur songe, et les jeunes qui ont servi le vainqueur.

Combien sont-ils ?… Cinquante mille ? Cent mille ? Âmes vivantes penchées sur des os desséchés.

Déjà, dorés et flamboyans, les cuivres des musiques allemandes jouent des airs graves, les fifres déchirent l’air… Mais c’est pour les morts qu’on est venu, pour ces morts couchés sur la colline qu’entourent tant d’autres collines semées jusqu’au plus lointain horizon sous la discrète clarté d’un dimanche d’octobre.

Innombrable, hérissée de hampes de drapeaux, étendue dans l’espace, la foule attend. Derrière elle, quarante ans de silence. Devant elle, ce jour unique. Un homme apparaît, là-bas, appuyé des deux mains au bord d’une tribune. Que dit-il ? … Sous son voile, le monument ressemble à un gigantesque cercueil qu’on va descendre en terre… « C’est trop loin !… disent des voix. On n’entend pas. » Dominant soudain cette foule, un autre homme taillé en bûcheron, aux épaules d’épopée ; sa figure, une rude médaille, de l’austérité dans un épanouissement. Le colosse mesure l’étendue de ces têtes ; d’une aspiration, il boit les pensées inquiètes ; il regarde maintenant plus loin, plus haut, les collines, l’horizon, l’azur très doux. Alors, sentant bien que ce pays est avec lui, près de lui, sa voix retentit comme un clairon. Les onze cents vétérans, médaillés du Mexique, d’Italie, de Crimée, ont frémi, et Alexandre Baudot, qui sonna la charge à Malakoff, a redressé ses quatre-vingt-trois ans.

« Nobles fils d’Alsace !… Je salue ceux qui se sont obstinés à une résistance sans espoir. Je les salue au nom de leurs camarades, au nom des officiers français, au nom de la République. La souffrance unit mieux que la gloire, puisque l’on aime en proportion des souffrances supportées en commun… Soldats français morts pour la patrie, à vous l’immortalité, à nous le souvenir ! J’imprime le baiser de la France sur la pierre de vos tombeaux. »

En cette minute, le bras droit dressé vers le ciel, la poitrine gonflée, le front en pleine lumière, celui qui parle accumule en lui toutes les angoisses, toutes les espérances de cette foule soudain liée d’un invisible lien. — Regardez !… dit Weiss à ceux qui l’entourent. Ils se retournent. Devant ces milliers et ces milliers d’hommes dont les rangs pressés couvrent la colline, devant tous ces yeux levés qui brillent d’une flamme étrange, un frisson les secoue.

« Alsaciens, quand vous vous arrêterez devant ce monument, découvrez-vous, inclinez-vous, écoutez passer l’âme de vos aïeux. »

Une ardente sonnerie de clairons, les sons graves d’un choral : Comme ils reposent doucement ! Le voile qui s’écarte découvre la nudité de la pierre, le génie de la Patrie, prêt à prendre son vol, le coq qui jette son cri du matin au soleil. Le cœur de la foule cesse de battre. Une pâleur est sur les fronts. On saisit le bras d’un voisin. On se regarde. Est-ce possible ? Est-ce croyable ? Ces drapeaux rouge, blanc, bleu, ces drapeaux des vétérans venus de France, qui flottent et se balancent, ce tapage des fanfares qui monte, gronde, roule au bas des collines jusqu’à la petite ville assise derrière ses vergers jaunis : la Marseillaise !… Impassibles, la mâchoire accusée, appuyés sur la poignée de leur sabre, les officiers prussiens sont debout, plus immobiles que des statues… Allons, enfans de la patrie !… On a le cœur pincé de surprise. Les têtes se sont découvertes. La volonté n’a pas commandé ce geste des mains. L’ordre est venu du cœur qui recommence à battre à grands coups. On se regarde encore… Est-ce vrai ?… Voici quarante ans que l’on se tait ! Voici quarante ans que la prudence et la crainte vous accompagnent, refoulant les sentimens, glaçant les élans ! Voici quarante ans que le fantôme de la défaite vous suit, plus fidèle que votre ombre !… Et soudain ce drapeau, cet hymne des peuples ressuscités !…

Il y a sans doute dans cette foule des curieux, des sceptiques, des indifférens, peut-être même des ralliés aux maîtres qui payent bien. En cette minute, ceux-là n’ont pas le temps de peser le pour et le contre, de jeter la tête en bataille contre le cœur. C’est trop beau ! C’est trop grand ! C’est trop vrai ! Ce que l’on croyait mort réchauffe le sang qui bouillonne… Recueillement prodigieux où l’âme d’un peuple, surprise dans sa vérité instinctive, est mise à nu…

Les vétérans laissent couler des larmes qui roulent dans les moustaches blanches ; ils battent la mesure ; le premier, Baudot, qui sonna la charge à Malakoff, accompagne les fanfares de sa voix cassée, puis un autre, un autre encore… Oh ! ne pas être oublié ! n’avoir pas souffert en vain !… Après le long cauchemar, retrouver une maison où l’on soit heureux !… Halètement court, pressé, d’exilés qui se serrent sur le cœur chaud de la patrie retrouvée, respiration formidable d’une foule que dompte une même pensée. Et soudain ce cri qui couvre le bruit des fanfares :

Aux armes, citoyens, formez vos bataillons !

Qui l’eût attendu, ce cri ? Il jaillit comme jaillissent les sources, après un tremblement de terre, d’un jet sauvage et splendide. Bouillonnement, aspiration forcenée de tout cœur humain vers la liberté !

Magnifiques petits vieux, déjà courbés vers ce sol qui vous appelle, jeunes gens aux narines frémissantes, si vos yeux sont pleins de larmes, c’est que les morts de Wissembourg revivent en vous.

Ils vous possèdent, ces morts inquiets que seule la Justice apaisera !

Parlant bas, réchauffée à ce feu de sympathie allumé sur la colline, l’Alsace s’en va. Paysans, vignerons, ouvriers et bourgeois, ils ne sont plus que des points multiples sur les chemins qui mènent aux maisons des hommes. Par eux, chacun saura, la vieille qui ce matin cueillait les fleurs du jardin, le vieux qui ne quitte plus son fauteuil, les enfans accoudés dans la clarté de la lampe. Ils raconteront de leur mieux. Les yeux diront le reste, ce qui ne se dit pas. Une fois de plus, mystérieux et rapide, franchissant haies et barrières, grillages et murs, le mot d’ordre courra le pays : Tenez ferme !… On sait ce qu’il en coûtera, quelles persécutions se préparent. On a lu sur le front des officiers appuyés sur leur sabre, alors que sonnait la Marseillaise, la froide résolution d’en finir avec ce peuple coupable du crime de fidélité… (Ce sera Saverne, la guerre…) Maison sait aussi que la faute porte en soi la punition, le mépris de la dignité humaine la défaite, le brutal orgueil l’écrasement. Il n’est que d’attendre… On attendra…

— Ne parlons pas, c’était trop beau, disait Jean Bohler.

Et François Weiss :

— Papa, après ça, on peut bien souffrir un peu…

Les parens ne répondaient rien. Reymond se taisait aussi, bouleversé par l’heure qu’il venait de vivre.

Ils s’étaient assis à l’écart de la foule. De minute en minute Weiss répétait :

— Je suis ivre… ivre de fierté, fier de mon Alsace !… Il valait vraiment la peine de souffrir pendant quarante ans pour cette heure-là… Oui, je suis fier de mon Alsace… Garçons, soyez heureux d’entrer dans la vie avec ce souvenir dans le cœur…

— Te souviens-tu, Weiss, continuait M. Bohler, de notre retour au pays, après la guerre ?… Nous nous étions battus de notre mieux. Pauvres mobiles du Haut-Rhin !… Mal armés, mal chaussés, un jour poussés ici, un autre là. Et soudain regarder cette chose en face : l’Alsace allemande. L’Alsace ! La plus française de toutes les provinces de France… Quel retour !… Là où régnait la joie, entendre ces crosses retomber sur les pavés de nos bourgs ! Et leurs rires, ces rires pesans, sinistres ! C’était à vous rendre enragé.. Et chaque jour, chaque jour, durant des mois, durant des années, ce cambriolage du passé… ce crochetage des cœurs… Fermer ses volets, se cadenasser, se verrouiller ! Mais de la rue montaient leurs chants de triomphe…

Alors ces deux cortèges, en sens inverse : du fond de la Lorraine à l’extrémité de l’Alsace, ceux qui allaient retrouver la France ; sur les voitures, le lit, l’armoire de noyer, la table où depuis toujours on a posé ses coudes ; deux cent mille êtres humains qui laissaient derrière eux tout ce qui avait été leur vie… Et cet autre cortège sur les ponts du Rhin, l’armée des colons, tous les crève-la-faim de Germanie, toute une horde vêtue de vert, plume au chapeau, lunettes à bout de nez ; dix gosses tenant la jupe de la mère qui attend son onzième. Et bientôt toute cette marmaille installée dans les jardins encore égayés des fleurs semées par ceux que nous avions connus… Comment avons-nous pu traverser ces temps ?… Dix ans, vingt ans, trente ans, quarante ans bientôt… Quarante ans ! Et vous venez d’entendre la réponse de l’Alsace !… Ah ! mes garçons ! mes garçons !…

Jamais personne n’avait vu M. Bohler dans cet état.

— Ami Bohler, répondit Weiss, donne-moi la main. Donnons-nous tous la main, pères et fils…

Ils se serrèrent la main, François, Charles, Jean, René, les deux pères, et tous avaient des larmes dans les yeux.

— Tu verras, papa…, répétaient les garçons dans une sorte d’exaltation.

La nuit descendait sur la plaine… Au sommet de la colline, le génie de la patrie, le coq, la pyramide en grès des Vosges, choses visibles ; sur la colline, surtout, les morts, ces invisibles, ces grands vivans dont les hommes qui s’en vont par les chemins d’Alsace sont plus que jamais les prisonniers.

L’heure des départs, des adieux.

Mme Weiss, Suzanne ont préparé la malle, plié le linge, glissé sous un gilet la surprise qui rappellera le foyer. Maintenant ils sont groupés à la salle à manger, plus ensoleillée que le salon, la petite Marie à califourchon sur les genoux de son grand-père. Le portrait du mort est à la paroi, qui les regarde tous. Pour lui aussi, jadis, on se réunit dans cette chambre. Une émotion serre les cœurs.

On sonne à la porte. Et c’est Reymond.

— Vous partez quand, François ?

— Demain matin. Je serai à Breslau dans la nuit. Et vous-même ?

— Demain soir.

— Mais vous reviendrez nous voir ? dit Mme Weiss. Dans votre joli canton de Vaud, pensez souvent à vos amis d’Alsace. Ils ont besoin de sympathie, à moins que…

— À moins que…, répète le grand-père.

— À moins que…, répète Weiss.

On se passe l’album de papier gris que Charles offre à son frère : sur ses pages s’étoilent des pétales argentés, toutes les fleurs de la vallée.

— L’odeur du pays, dit le grand’père.

Reymond s’est levé.

— Je vous remercie pour tout ce que vous m’avez donné durant ces deux années, si vite enfuies, en bonté, en affection… J’emporte des souvenirs que je n’évoquerai jamais sans fierté, sans tristesse aussi, car je sais maintenant de quoi vit une famille d’Alsace, ce qu’il lui faut de résignation, de vaillance, pour aller de l’avant… À celui qui vous quitte, je ne dis pas courage, il en a tant. Que Dieu vous le ramène !

Ils sont tous debout sur le seuil de la maison. Suzanne sourit assez tristement. Pourquoi ce Reymond n’est-il pas Alsacien ?… Et la petite Marie secoue son mouchoir, et Weiss salue de la main, et Charles crie :

— Vous m’écrirez, monsieur ?…

Reymond se retourne. Les braves gens, les braves amis !

Et maintenant, une fois encore, le professeur fait le tour du parc avec ses deux élèves. En deux sauts, René gagne le pied d’un sapin, se hisse au sommet, se laisse glisser de branche en branche.

— Ça me servira quand je serai alpin.

— Tiens ! Hier vous vouliez entrer dans l’aviation.

— Non, je serai alpin. C’est un chic métier.

On laisse l’alpin à sa besogne.

— Et vous êtes tout à fait décidé, Jean ? Les lettres vous attirent ?

— J’aime tant l’histoire !

— Il va sans dire que nous nous retrouverons dans la vie. Dès maintenant, vous êtes pour moi l’ami Jean.

Ils se regardent, ils se lient par ce regard.

— Si vous saviez, monsieur, comme ça me paraît étrange de partir. Je n’y comprends rien. Penser que nous ne vivrons pas en Alsace, que c’est fini, fini…

La voix tremble un peu. Reymond parle d’autre chose.

— Qui est-ce qui vous accompagne à Paris ?

— Papa. Maman est trop fatiguée. Elle viendra plus tard, quand nous serons tout à fait installés chez le professeur Paget.

Julie est à la fenêtre de sa cuisine.

— Et vous restez, Julie ? Vous avez de la chance.

— Que voulez-vous, monsieur Jean, répond la vieille Champenoise, les uns partent, les autres restent. C’est le train de la vie…

— Je vous recommande maman. Vous m’écrirez chaque semaine pour me dire comment elle va, si elle a l’air triste. Et, ce soir, vous lui donnerez cette lettre.

— N’ayez crainte, je la soignerai bien, votre maman. Depuis vingt-neuf ans, que je ne fais que ça…

Le gravier craque sous des pas pressés.

— C’est papa, dit Jean. Je crois qu’il vous cherche. Encore une demi-heure. Je vais vite vers maman.

Les deux hommes se promènent au long des allées.

— Plus heureux que mes fils, monsieur Reymond, vous reviendrez. Nous vous recevrons toujours en ami. Et nous irons sans doute chaque année passer quelques jours de vacances dans votre pays. Je tiens à ce que vous restiez en contact avec mes garçons. Ils vous aiment beaucoup. Vous leur rappellerez les belles années d’Alsace…

On regagne la maison. Bien que personne ne parle de départ, le chien a compris. Assis sous une table, il gémit sourdement, il vient parfois flairer les jambes de ses jeunes maîtres.

Dans le vestibule, les bagages entassés que le cocher emporte. Pour se défendre contre elle-même, enfermée dans un silence qui dit sa tendresse prête à se répandre en larmes, Mme  Bohler s’occupe de détails matériels.

— La voiture est prête !…

— Mes braves garçons, dit Mme  Bohler, qui se mord les lèvres.

Ses deux fils sont dans ses bras. Ils s’étreignent.

Discret, Reymond disparaît. Il a dit à Jean :

— Je serai près de la maisonnette du garde-voie.

Une page est écrite, la page de la jeunesse, des longues soirées dans le nid bien clos, des chants du violoncelle et du piano, des causeries. Si l’on sanglote, malgré tout ce qu’on s’était promis, c’est que l’on sait bien ce qu’on laisse derrière soi. La page est écrite. On la tourne.

Dans la maison que l’on vient de quitter, le vestibule désert, les palmiers, les cornes de chevreuils, la panoplie, la glace qui reflète ces choses connues. La vieille Julie heurte à la porte du petit salon. On met du temps à lui répondre.

— Madame n’a besoin de rien ?

— Merci, Julie.

— Une lettre de M. Jean pour Madame…

Reymond attend près du passage à niveau. Voici le petit train essoufflé, et pendant une seconde, le profil des deux garçons : René, déjà consolé, déjà tendu vers sa nouvelle vie ; Jean, pâle, le front ridé…

Un dernier signe. Une fois encore, une fois de plus, en attendant les autres fois, le petit train emporte un peu de la douleur alsacienne.

L’heure des départs, des adieux… On s’attarde au jardin des Schmoler. Au-dessus des feuillages rouilles, les toits de Friedensbach, lucarnes, girouettes et pignons jouant à cache-cache, des toits posés sur les maisons comme un bonnet… Sur l’un d’eux, le nid de la cigogne. Et là-bas, la rivière, dont l’eau, sous le soleil, semble des rayons qui dansent ; sous les sorbiers chargés de fruits, un ruisseau allonge sa claire quenouille ; à genoux sur une planche, un tablier plié sous les genoux, des femmes tordent les draps de chanvre, rient, trempent leurs bras rouges dans l’onde qui passe. Là-haut, les bois en feu, les buissons aux baies violettes. Une fois encore, les sabots des ouvriers claquent sur les pavés. Une fois encore, à la queue-leu-leu, boitant et cancanant, le cortège des oies. Une fois encore, il est midi, le Mahlzeit ! des fonctionnaires. On dîne. Après quoi, on serre des mains.

La vieille Jacobine se tient sur son seuil, si proprette sous son bonnet blanc.

— On vous regrettera bien… Si vous tenez à nous retrouver en ce monde, il vous faudra revenir sans tarder… Mon mari sera à la gare… Il vous portera quelques poires, quelques pommes pour le voyage… Allons, dis au revoir au monsieur, Jacob.

Le cordonnier cloue ses semelles. La petite vie continue. La fontaine chante. Ein… zwei… drei… Sur la place, devant l’école, raides, marchant deux à deux, les garçons, du pied. frappent le sol comme ils feront plus tard au régiment. Et c’est Kummel qui commande. Il accourt.

— Adieu, monsieur Reymond… Bon voyage !… Et dites bien, en cette Suisse française où l’on aime assez à goguenarder (vous dites ?) quel ordre règne en Alsace, quelle discipline, quelle prospérité !… Adieu ! Bon voyage !… Nous nous reverrons certainement. On ne peut pas deviner les événemens. Oui, nous nous reverrons… Adieu !

Le père Schmoler tend son paquet.

— Elles sont mûres, elles sentent bon… Salut, bonjour, monsieur Reymond. Et revenez, revenez !

Le gendarme s’est approché, car il est toujours bon de savoir ce qui se dit. Et c’est l’image de l’Alsace, sur le quai de cette gare, ce vieux un peu courbé, ce bon visage, et ce dos raide, cette moustache troussée.

Une fois encore Friedensbach au pied de ses collines, Friedensbach avec ses toits qui fument, les sentiers connus, les chèvres éparses sur les pentes, — mais Seppi n’est plus là, — la maison des Weiss, la maison des Bohler…

Adieu, petite vallée !

  1. Copyright by Payot, 1916.
  2. Voyez la Revue du 15 octobre et du 1er  novembre.