On changerait plutôt le cœur de place.../04

On changerait plutôt le cœur de place...
Revue des Deux Mondes6e période, tome 36 (p. 601-632).
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ON CHANGERAIT PLUTÔT
LE CŒUR DE PLACE…[1]

DERNIÈRE PARTIE[2]


IV

De gais appels se répondent sur l’échiquier des tennis sablés. La paix, depuis si longtemps !… On bâille. On dénigre. On spécule. Plus de vierges folles que de vierges sages… On voyage. Aux tables des hôtels, que de gens venus de partout, des gens à teint blanc, à teint jaune, à teint gris, toute l’Europe, toutes les Amériques ! Sur les routes, la poussière des automobiles. Sur les villes, la fumée des fabriques… On travaille et l’on s’amuse. On gagne beaucoup d’argent. Dans la lassitude, dans le luxe, la bête, souvent, montre ses griffes. Elle les rentre… Derrière leurs volets clos, les gens timides disent que le monde vit trop vite, que ça donne le vertige. Ici ou là, sous le toit des mansardes, des philosophes écrivent des choses effrayantes dont on rit. Le mot moderne n’est-il pas le remède à toutes les maladies ? Peut-il arriver malheur à ce qui est moderne ? On dit donc : style moderne, femme moderne, religion moderne, idées modernes, chic moderne, confort moderne…

Cependant, au plafond européen, les araignées tendent leur toile. Les moucherons excités dansent de plus belle. Elles sont ventrues, ces araignées. Leurs affaires vont bien. Elles ont dévoré déjà pas mal d’insectes étourdis ; il serait bon d’en dévorer plus encore. De nouveaux fils s’ourdissent autour de la danse des moucherons, autour de cette jolie danse dans un rayon.

La guerre !…

La guerre jetée sur des pays hier bourdonnans d’orchestres et de chansons. Tambours, tocsins, clairons. Les hommes courent. Les femmes pleurent. L’horizon se creuse d’une angoisse… Et les canons roulent, les fusils claquent dans les mains, les baïonnettes brillent, les trains emportent aux frontières toute une jeunesse héroïque. Et, longtemps, sur les quais des gares, les femmes restent avec des enfans plein les jupes et plein les bras…

Ils sont partis. Des drapeaux flottent sur les jardins abandonnés. Les nuages ont des ailes noires. L’espace souffre… Nuits silencieuses… Mais non, ce n’est pas possible, ils ne se tueront pas. On veut essayer ses forces, intimider. Des mots, des phrases, rien d’irréparable. Il y a les socialistes, les pacifistes, ceux qui prient Dieu, et Dieu lui-même.

Un matin d’août, du sang partout. Des millions d’hommes s’avancent pour venger les morts. L’aigle de Prusse a planté ses serres dans le cœur de la Belgique… Incendies, cris de ceux qu’on fusille… Et les corbeaux, à tire-d’ailes, quittent les bois où ils nichent…

Alors qu’avec tant de milliers d’autres il veille sur son petit pays, — les champs de blé blanchissent les collines, — Raymond se demande avec angoisse ce que deviennent ses amis d’Alsace : René, fringant sous-lieutenant français ; Jean, qui venait d’entrer à la caserne… Où sont-ils, en cet instant ?… Blessés, crient-ils leur douleur aux étoiles ?… Le drame de la guerre se double-t-il, pour quelques-uns, d’un affreux drame de conscience ?… Cette plainte que Suzanne Weiss chantait parfois, en s’accompagnant au piano, assiège la mémoire de Reymond :

— Arbre, que vois-tu du haut des Vosges ?… Je vois caracoler la plaine bleue. Tout rougi de sang le soleil se lève, tout rougi de sangle soleil s’endort…

Arbre, que vois-tu du haut des Vosges ?… Je vois s’avancer sous une nuée les sombres armées qui vont se heurter. Il en vient du levant et du couchant…

Arbre, que vois-tu du haut des Vosges ?… L’ennemi traîne avec lui mes enfans… Hameaux, clochers, moissons, cela n’est plus, et mon dernier fils meurt contre mon tronc…


De René Bohler à Reymond.
X… 25 août 1914.

…Ce départ ! Le rêve, le rêve qu’on tient enfin dans sa main bien fermée. J’avais expliqué à mes hommes ce que c’est que l’Alsace. Je les sentais vibrans. L’un d’eux avait dit : « Il s’agit de délivrer le « patelin » au lieutenant, c’est tout simple… On y va… » On y va ! Et de quelle allure !… Sous le ciel de feu, marchant en rase campagne parmi les blés où s’égosillaient les grillons, la guerre nous apparaissait comme une magnifique aventure. Que de fleurs ! Notre drapeau, étendu sur tous les prés !

Nous chantions, tunique déboutonnée, casquette sur la nuque, blancs de poussière. El quand je me retournais, je voyais les yeux de mes hommes, des yeux brillans, des yeux d’extase… La guerre ! On ne l’a pas voulue, on ne l’a pas cherchée. Non contens de nous avoir pris l’Alsace et la Lorraine, voilà quarante-quatre ans qu’ils nous embêtent ! Dix fois, par gain de paix, nous avons cédé, nous nous sommes humiliés. On vient de leur lâcher la moitié du Congo… Alors quoi ? Il leur faut maintenant la Belgique, le Luxembourg, Nancy, Paris… C’est bon ! On a la conscience à l’aise. Un homme averti en vaut dix ; il s’agit de crever ou de les battre. Ça va bien ! ça va bien ! C’est vous qui l’avez voulu… On y va, et rondement !

Repos. On cuit la soupe. La fumée des feux derrière les haies. Étendus dans l’herbe, les soldats ne sentent pas la soif, la faim, les pieds qui brûlent. La guerre !… Des casques brillent. Ce sont nos patrouilles de dragons. Pas un ennemi en vue. Où sont-ils donc ? Ce ciel sans nuages, ces blés qui balancent leurs épis nous agacent. C’est trop calme. Une inquiétude nous pince le cœur. Ils nous attendent sans doute à la lisière de ce bois qu’on découvre au pied de la colline, là-bas, en Alsace… Les hommes allument cigarettes sur cigarettes. Ils plaisantent. Ils se chatouillent avec des herbes. L’un d’eux s’est endormi, la tête sur son sac, la bouche ouverte, les yeux vitreux. Une voix crie : « Tiens, v’la Lardemont qu’est mort… »

On rit. Bien vite, ce Lardemont, on le réveille en lui jetant des mottes de terre. On n’aime pas le voir dormir comme ça.

Debout !… On repart. Le sac pèse bien un peu. Et toujours, devant nous, ces casques qui tournent autour des maisons, disparaissent, se piquent comme une étoile sur le monticule d’où l’on voit. On va faire la guerre chiquement. On se montre.

À cinq cents mètres, la frontière. Je vois la borne, le poteau. Ce village, ces fumées qui tirebouchonnent au-dessus des toits comme s’il ne se passait rien, c’est en Alsace !… Les dragons y sont déjà. Les veinards ! L’un d’eux, — je l’observe à la lorgnette, — a mis pied à terre. Un paysan est près de lui, un Alsacien, évidemment, qui explique, qui tend le bras toujours dans la même direction ; s’il tend le bras si souvent, c’est probablement que le dragon ne saisit pas une syllabe de son patois.

L’Alsace ! Je ne veux pas vous décrire mon émotion. Vous me prendriez pour un mystique, pour un visionnaire. J’ai cru que mon cœur sautait. À chaque pas je répétais : Alsace ! Alsace !… Et le sang à la tête ! Je voyais le paysage rouge. J’aurais voulu parler à mes hommes. Il y a des momens où c’est impossible… Encore deux cents mètres… Un fossé. Je prends mon élan comme pour retomber du coup au delà de la borne… aïe ! Je me relève, je boite trois pas, je tombe… On s’empresse. « Vous êtes blessé, lieutenant ? Ils n’ont pas tiré, pourtant !… » Une entorse carabinée, la cheville, en moins de dix minutes, grosse comme un genou. C’est idiot ! Je pleure de rage, j’arrache l’herbe autour de moi, je crache sur les mottes. Laissons ça ! Je casserais ma plume.

Et me voici depuis trois semaines à l’hôpital de C…, étendu sur une chaise longue, à me morfondre, à jurer en alsacien et en français, à malmener mon infirmier… Que de blessés ! que de blessés !… Et je dévore les journaux. Ça va. Ou plutôt ça ira. Pour l’instant, c’est affreux. Leurs mitrailleuses, — ils en ont dix contre une, — nous fauchent comme de l’herbe. Les rescapés racontent des choses à faire frémir. Je ne vous en dirai rien. Je ne veux pas m’attendrir. Ce qui se passe en Lorraine est particulièrement terrible. Jean y est avec son régiment. Je ne sais rien de lui. Que Dieu l’accompagne !… :

Où sont les Weiss ?… Ont-ils pu franchir les lignes ?… On ne croyait pas à la guerre, en Alsace, pas plus qu’en France, du reste. Les Allemands y racontaient ce qu’ils voulaient. On a donc été surpris. Que de drames ! Combien sont-ils, aujourd’hui encore, cachés dans les bois, traqués par les patrouilles ? Il nous en arrive des paquets chaque jour. Brave Alsace ! Charles Weiss doit être quelque part en Pologne. Vous vous souvenez quand il nous disait : « La guerre éclatera au printemps. J’ai le temps de me défiler. » Pauvre ami ! Quelles heures il doit vivre s’il est encore de ce monde ! Est-il vrai que nous étions avec vous sur la montagne, il n’y a pas deux mois, Weiss, mon frère et moi ? C’était bien beau. Mais n’est-ce pas une hallucination ?

Et Friedensbach est français, toute la vallée, jusqu’à Thann ! Friedensbach français ! Mes parens, qui y sont, m’écrivent que ce fut insensé, fou !… Döring et Kummel ont détalé comme des lièvres. On les a vus grimper, avec leur smala, dans le train qui ramassait les fonctionnaires et qui, pour une fois, a pris les allures d’un express. On les a vus, blêmes, à la portière, qui scrutaient les buissons, les cours de ferme… Friedensbach sans Kummel ! Je ne désespère pas de le retrouver au cours de la guerre. Ce serait follement amusant.

Comment puis-je plaisanter ?… Mon pauvre régiment, qu’en reste-t-il ? Mes amis, mes hommes, qui sont mes amis aussi, combien en reverrai-je ? Enfin, ce qui me console un peu c’est que j’y serai dans huit jours, prêt à rattraper le temps perdu. Nous serons vainqueurs. Il le faut ! Ça ne doit pas faire l’ombre d’un doute. Qu’on y laisse sa peau, c’est sans aucune espèce d’importance. Pourvu que la France soit victorieuse ! Pourvu que la petite patrie soit française !

Comme j’ai du temps à revendre et que, rentré dans la danse, vous ne saurez plus rien de moi, je vous copie le carnet de route d’un de mes camarades blessé pas trop grièvement, amené il y a trois jours dans mon hôpital : l’entrée des Français à Mulhouse !… Ce que j’aurais dû voir !… Et me voilà de nouveau furieux. Calmons-nous. Ce camarade, sous-lieutenant comme moi, est un garçon calme, réfléchi, d’esprit très critique. Ses notes ont donc une réelle valeur documentaire. Si ces pages étaient d’un Alsacien, on pourrait peut-être se méfier, — l’enthousiasme qui trouble la vue, — mais de ce Parisien ! Plus que jamais je suis fier de mon Alsace !…

Que faites-vous en Suisse ? Gardez-vous à carreau… Belgique, Luxembourg… Et après ?…

En ancien élève, en ami, je vous serre respectueusement la main. Quand vous récrirai-je ?… Quand nous reverrons-nous ?… Il n’y faut pas penser. L’heure est à l’action. Je brûle d’y aller !

Votre dévoué,
René Bohler.


fragment d’un carnet de route

7 août. — Ordre brusque de quitter X… Une heure et demie. Belle nuit constellée. C’est la marche en avant. Petite émotion. On chemine silencieusement le long de la frontière. Nous arrivons au débouché d’une forêt. « Allez reconnaître, » me dit le capitaine. Et il me serre les mains. Je pars en pointe d’avant-garde.

La frontière. Minute magnifique. Je fais présenter les armes. Cinq heures et demie. On avance avec précaution. Rien. Pas un coup de feu. Un homme me signale seulement un cheval démonté qui galope à travers bois.

Le premier village alsacien : Y… Des maisons gaies, des fleurs, la route vide. Deux vieilles dévotes sortent de l’église et filent vite, en rasant les murs, sans nous regarder. Voici le curé. Il vient à moi, main tendue : un dragon allemand agonise dans l’église, le ventre troué. Il demande des secours. Je fais aviser le médecin à l’arrière. À la sortie du village, je m’arrête. On forme les faisceaux et on attend.

Les paysans, rassurés, se montrent. Le premier qui vient à nous ne sait pas le français, mais il apporte deux paniers de prunes, les distribue, et, quand je lui montre l’argent, il refuse et rit. Puis c’est toute une famille avec du pain, du vin, du beurre. Ceux-ci sont heureux de parler le français. Les jeunes filles versent du vin aux hommes. Le père, un fermier d’allure aisée, s’ingénie à nous renseigner sur la topographie des environs et sur ce qu’il sait des mouvemens allemands.

On repart.***… Cette fois, tout le monde est sur le pas des portes. On salue. Mais on reste silencieux. Une paysanne, à mon passage, se signe et me dit : « Prenez garde, ils sont si méchans ! » Sur la place, un groupe d’hommes applaudit. Un vieux, barbiche blanche à l’impériale, vient avec son fils se placer devant moi, salue militairement et crie : « Vive la France !… » Aux fenêtres, des femmes battent des mains.

Nouveau village. La confiance s’est établie. On sent la joie chez tous ceux qui viennent au-devant de nous. Un groupe nombreux d’hommes jeunes et mûrs nous attend à l’entrée du village. Tous veulent me serrer la main. « Pensez, me dit l’un d’eux, le premier officier français en Alsace ! » Un autre, grand gaillard avec un tablier de forgeron, dit : « Apportez-nous le Forstner ! » Tous de rire. Ils veulent encore distribuer du vin. Je dois les en empêcher.

Soudain des coups de feu. Enfin, c’est presque un soulagement de les trouver. Ils sont là, tapis dans les tranchées, devant Z… La première musique des balles. Puis un assaut brusque, violent. On ne sait. On ne voit pas. Et on se trouve mêlés les uns aux autres, dans leurs tranchées. Ils ont filé, laissant quatre morts, les premiers que je vois.

On entre dans le village. Le colonel veut un défilé « à hauteur. » Partout les habitans se montrent, les figures radieuses. Ils n’en reviennent pas d’avoir vu la fuite précipitée des Prussiens. Le drapeau passe. Tous le saluent. Il fait chaud, clair et beau. Je suis éreinté et joyeux. Il y a vraiment de la fête, ici. On me loge chez un brave homme, ancien combattant de 70. « C’est bien, cette fois, » me dit-il. Il veut me raconter ses campagnes. Mais je ne puis l’écouter. Je dors debout.

Nuit d’alerte. Tout le temps on se fusille. Illusions ? Leur retour ?… Résultat : on ne dort pas. Mon hôte est désolé : je n’aurai pas profité de son lit.

8 août. — Matinée calme. Visite d’un aéroplane allemand. On tire sur lui. Où sont donc les nôtres ? Ne sommes-nous pas les rois des airs ?… Je visite mes postes. Quel beau pays !

Déjeuner avec le capitaine chez un particulier. Il nous sert avec enthousiasme. Ses yeux se fixent sur nous avec une sorte d’adoration. Mais il ne parle qu’allemand. Sa fille, heureusement, sait le français, une jolie Alsacienne, bien élevée. Elle a été dans un pensionnat, à Montbéliard, et en est fière. « Alors, c’est fini, dit-elle, on ne les verra plus ? Nous nous reverrons au prochain quatorze juillet, à Mulhouse… » Elle nous apporte des plats fins que toute la famille a confectionnés pour nous. « Ce sera mieux ce soir. Nous aurons le temps. » Ils refusent tout paiement.

Ordre brusque d’attaquer. Les habitans distribuent des fruits aux hommes. Dans le bois, formation de combat. Des lièvres gambadent et les hommes s’amusent. Je ne perçois chez eux aucune émotion. Le pays est beau, les habitans sont aimables, c’est une belle aventure… Quelques coups de feu. Le silence. Quand nous débouchons à **…, les Prussiens ont encore filé. Nous commençons à trouver ça drôle. On nous prévient. « Ils ont évacué l’Alsace. Ils se retranchent derrière le Rhin. » Arrivée de quatre dragons. La route de Mulhouse est libre. Un des dragons est si exalté par la nouvelle qu’il apporte, qu’il la vocifère à tous venans.

Colonne par quatre, pas de route. On ne se croirait plus en guerre. Les hommes chantent gaiement. Devant toutes les maisons, les femmes offrent à boire, des enfans donnent ou jettent des fleurs. Quelle étonnante marche !

Entrée à ***…, un des faubourgs ouvriers de Mulhouse. Cela devient profondément impressionnant. Foule énorme, rangée sur les trottoirs, enthousiaste et ardente. Tous les ouvriers, tête nue. Beaucoup s’empressent pour me serrer les mains. Sans arrêt, le cri de « Vive la France ! » ou « Bravo ! » Les enfans sifflent ou chantent la Marseillaise. Le capitaine, jusqu’ici si froid, a les larmes aux yeux. Mon sergent me dit : « Dire qu’on est en pays ennemi ! » Et l’un de mes hommes, tout vibrant : « Tout de même, mon lieutenant, ça vaut la peine de se faire casser la gueule pour ces gens-là ! » Voici que la musique joue, qu’on déploie le drapeau. Le grand défilé rêvé ! Je pense aux entrées fameuses : Milan, les retours de triomphe, et aux rêves des vaincus de 70. Du premier coup, assister à une telle réalisation, c’est trop beau, trop formidable ! On fait halte dans le faubourg, devant une boutique. Le patron, gros homme réjoui, appelle mes soldats, leur distribue jambons et saucisses, refuse tout argent. Mais d’une voix puissante, il réclame de l’ordre : « Chacun à son tour… Tout le monde en aura ! » Et il crie encore : « C’est pour venger mon fils qui est avec les Schwobs ! » Une femme arrive, les bras remplis de boites de cigares et de cigarettes et les distribue aux hommes ahuris et joyeux.

Nous cantonnons dans un quartier ouvrier. Tous les habitans se précipitent : vin, mille choses. Cela devient trop ardent. Holà !… Mais une jeune fille, les yeux brillans, vient à moi. « Laissez-nous donner à vos soldats, mon lieutenant, depuis le temps qu’on vous attend. » C’est à qui nous logera. Nos hôtes disent, des larmes dans les yeux : « C’est trop beau. On croit rêver. » Et de nouveau, au cours du repas, ce mot déjà entendu ailleurs : « Prenez garde, ils sont si méchans !… » Dans le cantonnement, malgré le silence prescrit, il y a une fièvre de fête.

9 août. — Encore un brusque départ. Deux heures du matin. Nous traversons la ville mal endormie. Maisons ouvertes, éclairées. Nous allons occuper les crêtes qui dominent l’Ill. L’artillerie se masse derrière nous. Le général réunit les officiers et nous explique que nous allons probablement forcer la forêt de la Hardt et marcher sur le Rhin. Quel début !

C’est dimanche. Cloches. Les Mulhousiens endimanchés viennent nous voir. On cause. On rit. Beau dimanche de province, ou bien Longchamp avant la revue. Et partout alentour la sonnerie des cloches. Il n’y a que de la joie.

Cinq heures. Départ. Toute la brigade se met en route vers le Nord. Les Allemands reviennent. On fait presser l’allure : une division est déjà engagée, il faut la soutenir. On entend le canon. Cette fois, c’est la bataille. Nous traversons un village, puis, de plus en plus vite, Mulhouse. Les gens sont en émoi. Sur tous les pas de porte il y a du monde et toujours empressé à verser à boire aux soldats. Des jeunes filles suivent à la course pour épuiser les bouteilles qu’elles portent. Beaucoup de figures anxieuses, surtout chez les femmes. Et sans cesse les mêmes mots : « Courage ! Confiance ! Prenez garde ! Bravo !… » Et toujours la même ardeur à serrer les mains des officiers.

Près de la gare, une maison est déjà criblée d’éclats. Nous tournons dans Mulhouse. Dans la rue de Colmar, des gens se hâtent, rentrant chez eux. L’artillerie nous coupe, filant à grande allure vers l’Est. Tout à coup, courant à moi, un brave homme me pousse sur le trottoir : « Attention ! Prenez garde ! Les voilà !… » À peine ai-je le temps de comprendre, qu’en m’engageant sur un pont je suis salué par les balles. Le capitaine, très froid, très chic, continue à marcher carrément. Nous le suivons. Ça cingle ferme. Le capitaine, toujours calme, traverse la rue sans baisser la tête, cherche une issue. Enfin il trouve une cour, nous fait signe. Nous y courons et soufflons un instant. Mais le capitaine m’envoie avec ma section face à l’ennemi. Je me trouve devant un grand terrain vague, entre deux maisons. Je vois les Allemands. J’entends leurs commandemens. Mes hommes, très sûrs d’eux, tirent sans panique.

Le jour baisse rapidement et la nuit tombe, très belle. Le ciel fourmille d’étoiles. Les trompettes tristes des Prussiens sonnent des signaux dont le mystère nous étreint, malgré nous, le cœur. Vont-ils charger ? Il fait déjà bien noir lorsque, de la maison voisine, une brave femme descend. Se couchant à terre, elle appelle un homme et lui tend un seau de café. Puis le feu se ralentit. Mais, à l’Est, la canonnade, la fusillade deviennent terribles. Dans le lointain de grandes flammes s’élèvent, on entend d’immenses clameurs… Des malheureux, chargés de bagages, arrivent en galopant vers nous. Ils ont été chassés par les Allemands de leurs maisons. Ils pleurent. Nous les rassurons… Nous ne tirons plus guère. Pour s’entretenir, on blague.

Deux heures du matin. — Je vais faire une reconnaissance vers la gare d’où on nous fusillait. J’arrive aux grilles, sans un coup de feu. Je les escalade. Toujours rien, silence absolu. Derrière, la route s’allonge, toute blanche, toute vide. Est-ce donc fini ?

10 août. — Du bruit sur la route, des charrois, des voix. Sont-ce des renforts ? Je me dirige vers la route pour m’en rendre compte : on tire sur moi. Je reviens au galop vers mes hommes. Nous attendons, anxieux.

L’aube blanchit. Soudain, un cri : Qui vive ? » Et, en réponse, de formidables salves de mitrailleuses, devant nous, à droite, à gauche. Sur nos têtes siffle un continuel vrillement. Le plâtre des maisons qui nous entourent s’écroule, des vitres se brisent. Il est impossible de tirer. On ne sait d’où cela vient. Je ne sais plus où est ma compagnie. Voici qu’une fusillade nourrie part de notre gauche. Sommes-nous tournés ? J’ordonne le repliement. Bonds par bonds, sous les balles, nous arrivons au canal. Impossible de passer. Partout on tire sur nous. Enfin, je trouve une issue, une rue étroite, et je découvre le bataillon tapi dans un enfoncement de rues. Dans les maisons, les gens réveillés nous regardent. Ils nous apportent du vin chaud. Ah ! les braves gens !

Le commandant, m’aperçoit et vient à moi : « Nous sommes f…, » me dit-il. Et le capitaine : « Je crois bien que nous sommes cernés, mais il faut attendre le jour. » Les obus balaient maintenant la rue sur laquelle donne le boyau où nous sommes tapis. Comment sortir ? Rasant les murs, nous nous défilons en bon ordre. De temps en temps, un obus vrille sur nos têtes, sans dommage.

Nous voici sortis. Les bords de l’Ill. C’est une matinée exquise. Maintenant on ne voit plus personne. On escalade les pentes de l’Ill et puis on marche, fourbus, affamés, mais sans désordre. On s’arrête enfin dans un village, après des kilomètres et des kilomètres… Quel repos !… On cantonne. Comme la veille, les habitans sont accueillans. Sont-ils renseignés ou non ? Pourtant ils voient bien que nous battons en retraite. Nulle marque de défiance ou de peur. On peut reprendre haleine tranquillement et la nuit se passe sans aucune crainte.

« On est toujours chez nous, en Alsace, mon lieutenant, » me dit mon sergent.


De Victor Weiss.
Friedensbach, 30 octobre 1914.
Cher ami.

Que de choses se sont passées en trois mois !… J’aurais dû vous écrire, répondre à votre bonne lettre, mais nous avons traversé trop d’émotions… Dire que nous ne croyions pas à la guerre ! Nous étions trop près de la poudrière pour savoir ce qui s’y manipulait. Jusqu’au dernier jour, nos maîtres nous ont nourris de fausses nouvelles ; la guerre était déclarée qu’on nous racontait encore que tout s’arrangeait. Les premiers coups de feu sur les sommets des Vosges nous apprirent la vérité… Une heure après, François, qui préparait chez nous sa thèse de docteur en droit, avait gagné la forêt. Nous avons vécu des jours de mortelles inquiétudes. Combien de nos pauvres Alsaciens ont été fusillés comme des chiens, alors qu’ils se glissaient de tronc en tronc vers la frontière !…

Un matin, vers sept heures, les coups de feu se sont rapprochés. Vivement, nos maîtres ont détalé, gendarmes, douaniers, fonctionnaires de tout poil, et Döring, et Kummel, nu-tête, ses cheveux rouges hérissés sur son crâne pangermanique, vêtu, dans son trouble, d’une robe de chambre, le buste de l’empereur dans les bras… Nous ne les avons pas revus. Peu après, dans notre rue, le pas pressé des chasseurs alpins… Alors, comment cela s’est-il fait ? Je n’en sais rien : en une minute, toutes les fleurs de tous les jardins ont été arrachées ; des fenêtres elles retombaient en pluie sur les bérets bleus ; en une minute, les drapeaux tricolores sont apparus. Je n’aurais jamais cru qu’il y en eût autant à Friedensbach, déteints, froissés, effilochés, rongés par le temps, mais si vite guillerets au soleil du mois d’août !… Près de moi, penché à la même fenêtre, mon père. Quatre-vingt-cinq ans !… Comme nous tous, il pleurait silencieusement… Tournés vers cette tête de vieillard, les officiers saluaient du sabre. Le drapeau s’est incliné… On ne raconte pas ces choses-là !

Un mois après, mon cher et vénérable père s’est éteint dans son fauteuil, très doucement. Depuis ce défilé des alpins dans notre rue de Friedensbach, il ne disait plus rien, déjà parti. Que pouvait-il encore attendre de la vie ? Nous l’avons enveloppé dans le drapeau tricolore. Au cimetière, une section d’alpins, la musique, le commandant du bataillon. « Je m’incline devant ce témoin des douleurs alsaciennes. » Brave père ! C’est la foi de ces hommes-là qui a préparé les jours que nous vivons.

Et qui voyons-nous, certain matin, debout sur le seuil du jardin ?… François, en uniforme de chasseur à pied… Trois jours au fond des bois, traqué par les douaniers et les forestiers… Arrêté par les Français comme espion. Prison, enquête… Et le voilà caporal ! Les choses les plus invraisemblables, par le temps qui court, paraissent immédiatement vraies. On s’adapte. On accepte. La lune descendrait sur la terre que cela ne nous étonnerait pas.

Notre douleur, maintenant. Et c’est pourquoi j’ai tant attendu avant de vous répondre, espérant jour après jour apprendre que notre Charles est prisonnier en Russie. Prisonnier en Russie ! Cela signifierait soldat français, deux mois plus tard. Hélas ! nous n’en sommes pas encore là. Deux cartes, six lignes, nous ont dit qu’il était en Prusse orientale, puis en Pologne… On devine ce qui se passe dans le cœur de ce garçon… J’attends encore avec confiance. Je ne veux pas douter. Vigoureux, débrouillard, d’une volonté de fer, notre brave Charles trouvera son heure. Elle viendra. Elle est peut-être déjà venue. Mais que c’est loin, la Russie !… Pensez à nous. Je crois à la télépathie. Envoyez là-bas des fluides sympathiques, tant et plus, encore, encore !… La maman se tourmente terriblement. Elle vous fait saluer, ainsi que la petite Marie, notre consolation dans ces épreuves, le seul de nos enfans qui reste avec nous, puisque Suzanne est infirmière à Besançon, où elle se dévoue de son mieux. Ah ! pourquoi diable ai-je soixante-trois ans ?

Défendez bien la Suisse, si on l’attaque… Je vous serre la main à l’alsacienne, c’est-à-dire à la broyer.

Votre
Victor Weiss.


De Jean Bohler.

X…, 10 mai 1915.
Cher monsieur et ami,

Je vous ai à peine écrit. Quelques cartes, dix mots, une signature. Je suis ainsi : il me faut plus de volonté pour saisir une plume que pour aller à la bataille. Paresse d’esprit que j’ai bien de la peine à surmonter. Je crois aussi que j’en ai trop vu. Ça ne se raconte pas. Si j’essaye pourtant, aujourd’hui, c’est qu’il faut que l’on sache, chez vous, quelle espèce de guerre on nous impose.

Mais que je vous dise, tout d’abord, les raisons de mon loisir : deux balles, une à la jambe, une à l’épaule. On me soigne, on me dorlote, on m’opère aussi. Je commence à me lever. Et si rose et si gras qu’avant cinq ou six semaines je rallierai la batterie où mon capitaine attend avec impatience le retour du sous-lieutenant que je suis depuis le mois de janvier… De la maison, de bonnes nouvelles. Au bas de chaque lettre : courage, petit ! Courage, c’est papa qui l’écrit ; petit, c’est maman. Avec ça dans mon portefeuille et dans mon cœur, j’irai au bout du monde, en tout cas au bout de l’Alsace. Le cher pays ! Ce que nous en avons repris est furieusement bombardé par les Kummel. Que de villages dont il ne reste que des tas de pierres ! Friedensbach, pris par nos troupes dès les premiers jours de la guerre, s’en tire à meilleur compte. De temps à autre, pourtant, un peu au hasard, Kummel envoie son salut par-dessus la montagne : le dernier jour de décembre, le cordonnier Herzog et son apprenti ont été tués dans leur boutique, en février une femme et ses deux enfans !… La guerre !

Bonnes nouvelles de René. Il se bat en Alsace. Je ne vous étonnerai pas en vous disant qu’il a obtenu déjà deux citations. Je suis fier de mon cadet.

Vous a-t-on écrit qu’Émile Zumbaoh est tombé au bois de la Grurie ? Son « évasion » d’Alsace avait été quelque chose d’extraordinaire. Toujours modeste, toujours silencieux, il s’est battu avec une bravoure, un mépris de la mort, qui lui ont valu la médaille militaire. Et il a été frappé dans un assaut, à dix pas de la tranchée allemande, d’une balle en plein cœur. Brave ami !… Le premier de notre petit groupe d’élèves qui s’en va. À qui le tour ?

Et André Berger, dont René disait, quand nous montions dans la nuit sur la montagne : « Il me dégoûte : quand il parle on croirait qu’il a la bouche pleine de sucre en poudre, » Berger, si froid, si distant, si agaçant, est admirablement noté, toujours présent pour les sales besognes. Bravo !

Des pauvres Weiss, rien ou peu de chose. François se bat avec nous. Quant à Charles, surpris par la déclaration de guerre aux confins de la Russie, surveillé de près, certainement il est entré dans la danse dès les premiers jours. Vous le connaissez. Vous réalisez ce qu’il a dû souffrir. Depuis longtemps, plus un mot de lui. Qu’est-il arrivé ?… Je n’ose y penser et je ne vous en dirai pas davantage, de crainte d’en trop dire.

La grandeur de l’Alsace, devant l’histoire, sera d’avoir consenti à souffrir sans pousser à la guerre. C’est maintenant seulement que je comprends la réponse de mon père à cet ami étranger qui lui demandait : « Souhaitez-vous la revanche ?… »

— « Nous ne nous sentons pas le droit, dit-il, de précipiter dans la mort des millions et des millions d’hommes afin qu’il soit mis un terme à l’injustice dont nous sommes les victimes. Nous ne cesserons jamais de prendre le monde à témoin de la violence qui nous fut faite, de protester contre elle, par dignité humaine, par devoir de conscience. Mais la même conscience ne nous autorise pas à désirer la tuerie qui nous libérerait. Il arrivera ce qui doit arriver si nous restons fidèles. Je crois à la vertu de la souffrance. » Il me souvient que je m’étais intérieurement indigné. À dix-huit ans, est-ce que je pouvais comprendre ? C’est que mon père avait vu et fait la guerre.

Plus elle est atroce, plus grand est le crime de ceux qui l’ont préméditée et déchaînée à leur heure, et voulue sauvage, sans pardon, souillée de tous les crimes, dans l’espoir que le cœur nous manquerait et que nous nous jetterions à genoux. Les ignominies par lesquelles on a cru nous abattre nous ont tracé notre devoir. C’est tout simple : il faut tuer la guerre. Il faut traquer ceux qui en ont fait une industrie nationale. Et voilà pourquoi les plus fougueux antimilitaristes se battent comme des lions. On nous impose une besogne effroyable. Mais nous savons, et nous Alsaciens par expérience, quelles seraient les souffrances du monde si nous ne l’accomplissions pas. On peut compter sur nous.

C’est le 25 août 1914 que j’ai vu pour la première fois à qui nous avions affaire. Ce soir-là, nous nous battions en Lorraine, à trente kilomètres de Metz. De l’endroit où nous étions en batterie, nous pouvions lire l’heure au clocher de Mars-la-Tour. Hélas ! ce n’était pas encore l’heure de la délivrance. Avec un entrain endiablé qu’accroissait encore l’attrait de cette terre chérie que nous espérions délivrer, nos soldats tenaient bon. On se battit de l’aube au coucher du soleil. Le soir, le champ de bataille était à nous avec ses horreurs, ses effrayantes visions. Je me souviendrai toute ma vie de ce spectacle. Il pouvait être huit heures du soir. Pays vallonné, à perte de vue. Partout des morts, des blessés, abandonnés par les Allemands. Un ciel noir de nuages, un globe rouge, très bas à l’horizon, donnaient aux champs, aux bois, aux collines, un aspect lugubre. Nous marchions sans bruit, dans la pénombre, au milieu des cadavres, des blessés, des mourans qui imploraient notre pitié : Durst !… trinken ! … Dans le lointain, au milieu de tous ces râles, de ces cris d’agonisans, un sifflet strident, lugubre, horrible, déchirait l’air alourdi et dominait le concert des plaintes. C’était sans doute un blessé qui épuisait ce qui lui restait de vie à appeler un secours qui n’arrivait point.

Il va sans dire que nous chargeâmes sur nos caissons tous les blessés allemands que nous pûmes. Nous formâmes notre parc vers minuit, en pleine nuit, aux abords d’un village où l’on s’était battu avec acharnement pendant la journée. Le lendemain, au petit jour, entre les pieds des chevaux, entre nos canons, on ramassait des cervelles, des jambes informes, des crânes déjà en putréfaction. Sans nous en douter, nous venions de passer la nuit en un endroit où la lutte avait été particulièrement chaude.

Mais un autre spectacle d’horreur allait s’imposer à nous. En traversant le village encore occupé la veille par les Allemands (Rouvres, entre Étain et Metz), nous trouvâmes un monceau de cadavres de femmes et de jeunes filles. L’une d’elles tenait encore, serré entre ses bras ensanglantés, un bébé lardé de coups de baïonnette. Nous avons pleuré de douleur et de rage ! Dans ce même village de Rouvres, on nous racontait qu’un homme entraîné par les soldats, la veille, allait être collé au mur quand sa fille, une charmante blondinette de dix-sept ans peut-être, — j’ai vu son cadavre, — s’était précipitée aux genoux des officiers, implorant pour son père. On la repoussa brutalement. On la contraignit à assister au supplice. Peu après, son cadavre, mutilé, rejoignit le monceau de corps féminins jetés à l’entrée du village. Dans quel enfer sommes-nous tombés ?

Tout cela n’était qu’un début. Depuis lors, j’en ai tant vu que je me demande constamment si c’est possible, si je ne suis pas l’objet d’hallucinations atroces. Qu’est-ce que la mort auprès de la vie que nous mènerions si nous étions battus ? Il faut, je vous assure, plus de courage pour résister moralement à la vue de tant d’horreurs, de tant de spectacles odieux, qu’à une avalanche de marmites ou de 105 fusans. Mais ne craignez rien ! Ne vous posez pas de questions. Nous ne serons pas battus. Ça durera ce que ça durera. Ils s’écrouleront. Le poids de leurs crimes les tirera dans la fosse.

Nous avons déjà traversé des heures noires. Eh bien ! jamais, même morts de fatigue, ivres de sommeil, nous n’avons désespéré.

J’étais à Senlis, le 2 septembre. Ma division était chargée de protéger l’aile gauche de notre armée. Nous maintenions le contact avec l’ennemi. À Saint-Chamant, puis sur la grande route de Senlis à Meaux, nous avons épuisé nos munitions contre un ennemi trois fois supérieur en nombre. En ai-je laissé là des camarades, des amis officiers, de braves troupiers qui mouraient le plus simplement du monde à nos côtés ! Un dernier regard qui signifie : tenez bon !… et l’on est dans l’autre monde.

Pas à pas nous cédions le terrain sous une pluie incessante de mitraille. Au soir du 2 septembre, quand nous retraversâmes Sentis, les obus pleuvaient déjà sur elle, nous poursuivant sans relâche. Vous ne pouvez imaginer quelle fut notre douleur en défilant à nouveau dans ce Senlis où, deux jours auparavant, la population nous avait fait fête. On nous avait accueillis comme des sauveurs, on nous jetait des fleurs. Quarante-huit heures après, nous repassions, vaincus, mais non découragés. Et ces inconnus qui savaient ce qui les attendait, qui savaient l’ennemi à trois kilomètres et recevaient déjà les premiers obus, prélude du bombardement, nous encourageaient encore. Les femmes nous souriaient, les vieux nous serraient les mains…

Après, ce furent les rudes journées de la Marne. J’étais à Barcy, Marcilly, Etrepilly, Ay-en-Multien… Puis les combats sur l’Aisne, la course vers la mer, Lassigny et Roye. Ensuite cinq mois dans la boue jusqu’au cou, entre l’eau du ciel et celle de la terre, traînant partout nos 75 qui sont de la famille. La confiance règne. Nos soldats sont des vaillans. Aucune plainte. On vit et on meurt. Il y a pourtant des heures où la machine humaine se détraque, où les ressorts ne se tendent plus. Alors, je pense à l’Alsace. Je retourne sur la colline de Wissembourg. Je me souviens de mon serment… Je redescends en moi et j’y trouve un cœur paisible, une volonté tenace.

Il m’arrive de fermer les yeux pour mieux revoir la figure de ceux qui sont tombés à mes côtés. J’ai vraiment de la peine à me distinguer d’eux, car elle est si mince, sur le front, la barrière qui sépare les vivans des morts !… Et maintenant, à l’hôpital, plus heureux que tant de blessés affreusement mutilés, j’attends le moment de repartir. Pourvu que j’arrive avant la grande offensive !… Ce mot de mon capitaine m’accompagnera : « Faire chiquement un chic devoir… »


De Jean Bohler.
20 juin 1915.

Je repars donc samedi. Je ne dirai pas avec joie, le mot serait dépourvu de tact, mais avec sérénité, heureux de rejoindre les camarades dans cette fournaise où la vie des hommes n’est qu’un feu de paille. Il faut en finir avec ceux qui ont tenté d’assassiner l’Europe.

Je lis toujours avec le plus grand intérêt tout ce qui touche la Suisse. Comme nous, comme tous les pays du monde, vous avez été encerclés, cuisinés, économiquement enchaînés. Rien d’étonnant, dès lors, que beaucoup aient été liés par leurs intérêts, que d’autres, — tant les faits ont été habilement truqués ! — n’aient pas pu croire à l’énormité du crime. Les commerçans naturalisés de l’avant-veille, les journalistes naturalisés de la veille, ont troublé l’eau de leur mieux. Il est certain que nous attendions tous, en France, après la violation de la Belgique et du Luxembourg, après les mille atrocités commises, une unanime indignation… La petite Suisse, neutre de par le respect dû aux traités, protestant à la face du monde contre ceux qui, en violant ces traités, rendent impossibles toutes relations internationales, quel spectacle !… Quelle autorité eût été la vôtre, de quel respect on vous eût entourés !

Je me tais. Ces choses-là ne me regardent pas. À vous de vous mettre au clair avec vous-mêmes… En revanche, ce que vous me dites de vos camarades de régiment, de votre peuple, du vrai, me remplit de joie. Ces braves gens nous aiment parce qu’ils aiment la justice. Ils savent, ils sentent surtout que notre cause est la leur, que notre défaite serait celle de la liberté, que l’oiseau de proie doit être abattu. Nos blessés rapatriés d’Allemagne racontent de la traversée de votre pays, de vos foules massées dans les gares, en pleine nuit, de Schaffhouse à Genève, des choses qui vous arrachent des larmes. Ce que vos autorités n’ont pas dit, votre peuple le crie. Avec ses fleurs, ses lettres, ses paquets, il jette tout son cœur dans les wagons de nos blessés. Vous ne sauriez croire la force que ces manifestations spontanées nous donnent.

Je vous assure que nos soldats méritent cette sympathie. J’en ai vu mourir des centaines. Rien de la mort où se complaisent ces feuilletons qui veulent bien parler de nous, de cette mort parée d’un geste théâtral, d’un cri grandiloquent, d’une apostrophe sublime à l’ennemi… On a fait ce qu’on a pu. On a offert sa vie. L’heure est venue de la donner. On ferme les yeux, on souffre en silence ou on gémit, on meurt. Il est impossible de voir chose plus belle. Et ces hommes, presque tous, ils ont femme et enfans et ils aiment la vie. Ils ont consenti. Ils savent bien pourquoi !… Vaudrait-il encore la peine de vivre en esclavage ?

Je vous assure que nos soldats comprennent. Que disent-ils, tous ? « Nous nous battons pour que nos gosses ne connaissent pas cette saleté… On y laissera sa peau, mais ça ne recommencera pas… » Vous chercheriez en vain un Kummel parmi nous. Les choses les plus extraordinaires, ils les accomplissent. Ça leur paraît tout simple. Après quoi, pas un mot d’orgueil, pas une exagération. Questionnez les décorés ; neuf fois sur dix vous leur arrachez cette réponse : « J’ai fait ce qu’il fallait faire, quoi ! comme les camarades… » Je vous jure que je n’exagère pas, à mon tour, que nos hommes, dans leur quasi unanimité, sont magnifiques. Une force est en eux : ils savent qu’ils ont raison. Ne croyez pas surtout que les Allemands soient avec nous à égalité de force morale. Ce sont de rudes adversaires, c’est entendu. Mais ils se battent comme Allemands, alors que nos soldats se battent comme Français et comme hommes. C’est autrement fort. Voilà pourquoi nous retournons au front, où l’on reçoit la mort, comme on retourne à la vie. Pour nous, la vie n’est que là. Il n’y a pas de paradoxe dans ce que je vous écris.

Une seule chose me chagrine au delà de ce que je puis dire. Trop de nos hommes, si braves qu’on a envie de se mettre à genoux devant eux, ne comprennent ni l’Alsace, ni les Alsaciens. Je les excuse, mais je souffre souvent de les entendre. Je les excuse, parce que ces soldats, venus de la Corrèze, de la Bretagne, du Gard ou de la Drôme, ignorent tout de notre petit pays. Première stupéfaction : « Mais ils parlent allemand !… » Après ce qui s’est passé, il leur paraît en effet impossible qu’on puisse traduire des sentimens français en patois allemand.

Des défaillances, en Alsace, il ne peut pas ne pas y en avoir eu quelques-unes. Le contraire ne serait pas le fait d’hommes. Est-ce qu’elles comptent ? Nos soldats savent-ils ce que nous avons enduré ? Savent-ils ce que représente, durant quarante-quatre ans, le poids de toute une armée de fonctionnaires travaillant à extirper jusqu’aux racines du souvenir ? Savent-ils que cinq cent mille Alsaciens ont tout abandonné pour rester Français, qu’autant d’Allemands ont pris leur place et que ces Allemands se disent Alsaciens ? Savent-ils ce que c’est que de lutter pendant près d’un demi-siècle, et contre son intérêt évident, à un million et demi contre soixante-cinq millions ? Non. Il faut avoir vécu cela.

René vous a envoyé, je crois, le journal d’un de ses camarades relatant la première entrée des Français à Mulhouse. Voilà le cri de l’Alsace, le cri du cœur, poussé dans quelles conditions ! Sait-on assez, chez nous, que les espions sont partout, qui observent, notent et dénoncent ? Que les prisons, où l’on s’entasse, le peuple alsacien les appelle Hôtel de France ? Que les tribunaux militaires allemands ont infligé déjà plus de trois mille ans de prison à ceux qui laissaient voir la couleur de leur sympathie ? Que plus d’un Alsacien, déjà, a payé de la vie sa fidélité à la France ?

Des civils ont tiré sur nous, disent certains des nôtres. Sans doute. Mais qui ?… Nos soldats savent-ils, par hasard, que les forestiers allemands avaient l’ordre, sitôt la guerre déclarée, de se mettre en civil, de toucher des munitions au Kommando et de gagner la forêt ?

Ce malentendu se dissipera. Il se dissipe déjà. Si nos ennemis ont compté nous brouiller avec la France, c’est qu’ils ne connaissent ni les Français, ni les Alsaciens. En son temps, chaque chose sera remise au point. On connaîtra par le détail les drames de notre vie. Alors, on séparera l’ivraie du bon grain. Le tout est d’expliquer, de s’expliquer.

Je vous assure qu’il n’y a pas un homme, dans ma batterie, qui ne sache ce qu’est l’Alsace depuis que l’un d’eux, certain jour, avait proféré un propos malsonnant. Sur l’ordre du capitaine, qui voyait mon chagrin, je les avais réunis, mes artilleurs, je leur avais parlé de ma province. Tous, ils avaient des larmes dans les yeux. L’artilleur fautif vint à moi, rougissant. Il eut ce mot : « Mon lieutenant, il y a pas plus bêtes que les gens qui parlent sans savoir… Faut m’excuser. On effacera ça… » S’il a effacé, mon brave Martin !… Je l’ai vu mourir à quelques kilomètres de la frontière des pays annexés. Ses yeux se sont fixés sur les miens. Il ne m’a rien dit, je ne lui ai rien dit, — nous tirions en rafale, — mais j’ai compris…

Quand vous récrirai-je ?… Même si je ne réponds pas, ne m’oubliez pas. Les lettres d’un ami sont un talisman… Suivez-moi de vos pensées… Je revois constamment en rêve, en cauchemar, plutôt, ces cadavres de femmes et d’enfans entassés devant une maison incendiée de Rouvres. Éveillé, je songe à tous les morts innocens de la Belgique, de l’Arménie, de la Serbie, de la Pologne, de mon Alsace, de ma France, et je ne peux attendre de retourner dans l’atroce mêlée d’où sortira, nous le voulons, une humanité moins hideuse. ; Adieu.

Votre

Jean Bohler.

1" juillet 1915.

Cher monsieur,

Un mot seulement. Me voici sur un sommet des Vosges, je ne peux vous dire exactement où. Mais je vois très distinctement, à la lunette, la maison de mes parens, la fenêtre de la ,salle d’études. Parfois, quelque chose se déplace dans le jardin. Je dis : quelque chose, tant c’est vague. Mais je pense : Voilà maman... voilà papa... Et les Boches à cinquante mètres. En vérité, cette guerre, pour nous, est épatante, même quand on en meurt. Est-ce qu’on ne fait pas ce qu’on doit ? Si vous aviez vu ce que nous avons vu ! Je vous assure que cette guerre est une croisade. Devant nous, la plaine d’Alsace, les ruines de Cernay, de Watwiller, d’Uffholz, là-bas les fumées de Mulhouse, le coude du Rhin... La griffe du Boche est encore plantée là dedans... Où se dissimule Kummel ?... Pourvu que la Providence nous mette en présence I... Nous avons tant de choses à nous direl

Votre ami,

René Bohler.

De Victor Weiss.

Friedensbach, 15 septembre 1915.

Cher monsieur et ami,

Nos cœurs sont dans l’angoisse. Sur le front de Champagne, François a reçu une terrible blessure. Jambe gauche broyée, amputation au-dessus du genou. Notre pauvre mutilé nous envoie des lettres si belles que nous osons à peine le plaindre. Il nous reviendra, dans quel état ! mais il nous reviendra. François mutilé... 11 y a plus triste encore. De Charles, depuis bientôt un an, pas un mot, rien, rien, rien. Nous avons remué ciel et terre sans obtenir un signe de vie. C’est alïreux...

Pour fuir, pour gagner les lignes russes, il a dû tenter l’impossible, imaginer tout au monde. Jour après jour, nous partageons l’iiorreur qu’il doit ressentir à combattre dans les rangs de ceux qui persécutent son pays ; nous nous rongeons de sa souffrance, nous soutenons en pensée ses efforts... La nuit, nous nous réveillons en sursaut... Il faut que nous ayons ce pieu dans le cœur : Charles, volé par les Allemands... Notre petite Marie répète constamment : « Il reviendra, Charles... » Nous ne pouvons plus y croire. Un an de silence !... Pauvre maman ! Tout, plutôt que ces espoirs désespérés, tout plutôt que ces lettres qui tombent les unes après les autres dans le vide...

Et voici l’objet de ces lignes. J’ai écrit à toutes les sociétés, à tous les bureaux qui, chez vous, recherchent les disparus, identifient les prisonniers. Vous trouverez d’autre part tous les renseignemens possibles sur l’incorporation de Charles, sur les endroits où, à notre connaissance, les hasards de la guerre l’ont conduit. Consentiriez-vous à aller trouver les directeurs de ces sociétés, à les intéresser à notre malheur, afin qu’il soit fait une suprême tentative ?... Je vous demande cela pour notre garçon,

— je sais que vous l’aimez bien, — pour sa mère, pour moi.> Nous attendrons votre réponse avec ce que nous pourrons de patience.

De toutcœur, avec toute notre affection, nous vous saluons. Weiss.

Sans attendre un jour, Reymond se mit à la besogne. Il eut des entrevues avec des hommes au regard très bon, un peu blasés déjà sur tout ce tragique qu’on remuait depuis tant de mois autour d’eux. Il se rendit à Genève. Il y retourna. On écrivit. On écrivit encore et encore... Enfin, après deux mois d’attente, la voix d’un vieillard très poli assis devant un bureau encombré de papiers annotés :

— Charles Weiss ?... Nous avons compulsé la liste des morts, en Allemagne, celle des prisonniers, en Russie... Presque tous les officiers du régiment signalé, tués ou disparus... Les nouveaux ne savent rien... La neige, le froid... la boue... les inondations... Le dossier est à votre disposition. Vous verrez que nous avons tout essayé... Vous dites qu’il s’agit d’un Alsacien ?

Disparu, comme tant d’autres. 

— Disparu ?... répéta Reymond. Mort ? Le vieillard, très doucement, haussa les épaules.

— Ah !...

Reymond sortit. Il faisait un temps très doux d’arrièreoctobre. Le lac clapotait entre les pierres du quai. Sur les bateaux à vapeur, la gaieté des parasols rouges et verts ; des gens se promenaient en riant ; des couples sur les bancs des promenades...

Disparu, le loyal et joyeux garçon. Après tous les silences, ce suprême silence du mystère. Dans cette Pologne, martyrisée elle aussi, au fond de quelque trou hâtivement comblé, le corps de ce fils d’Alsace...

m

De Weiss.

Friedensbach, 18 novembre 1915.

Cher ami,

Il y a, aujourd’hui, un an et deux mois que nous ne savons rien de Charles. Vraisemblablement nous ne saurons plus jamais rien de lui. Ne nous donnez pas de vains espoirs... De source sûre, nous apprenons en effet que le régiment de notre brave enfant a été littéralement détruit près de Lodz, sa compagnie anéantie. Les Russes l’ont-ils abattu pendant qu’il rampait vers eux comme vers des sauveurs ?... Notre Charles, .si franc, si droit I Quelles heures il a vécues !... La paix du tombeau est bonne à qui porte en soi pareilles tortures morales. Imaginez que sa mère et moi éprouvons parfois un soulagement affreux... 11 ne souffre plus... Parfois, au contraire, il m’arrive de parcourir nos forêts, de regarder partout comme s’il était couché au creux d’un fossé. En pensée, je l’appelle. Le canon me répond, le canon allemand qui nous menace, le canon français qui nous défend. Je rentre à la maiaon, accablé...

Bohler vient souvent me voir. Chez lui, les nouvelles sont bonnes.

Il y en a des douleurs, autour de nous ! En se retirant, les Allemands ont emmené presque tous nos hommes. Eux aussi, on les a traînés en Pologne. Jacob Schmoler, un gamin de dix-sept ans à peine, grand et fort, il est vrai, enlevé ! Du coup, le père Schmoler a rejoint Jacobine.

La pauvre maman me chagrine. Ses journe’es, elle les passe devant les photographies de notre Jacques, de notre Charles-Deux fils morts dans l’armée allemande pour que l’Alsace demeure française !... C’est insensé’, ça ! Vous qui avez vécu chez nous, vous comprendrez, vous saluerez ces martyrs de la cause. On ne peut pas les pleurer comme il faut. On est trop aigri, trop tendu, trop révolté... Trois fils !... Il nous en restera un, mutilé. Comme nous allons l’aimer ! Mais aucune joie ne pourra plus faire taire la plainte de notre cœur... Ailleurs, les pères et les mères savent que leurs enfans sont morts avec de la joie dans l’âme. En Alsace, la mort des nôtres a été un supplice : fusillés par des brutes ou tués par les balles de ceux dont ils souhaitaient la victoire. Quand on saura tout !... Ceux de Wissembourg en ont des amis, maintenant ! Dans notre malheur il nous reste cette consolation : notre garçon n’a pas accepté le mensonge. Des morts comme la sienne ne sont pas inutiles. Elles ont la valeur et le poids d’une malédiction.

Votre malheureux Weiss.

U Henri Bohler.

Friedensbach, 7 janvier 1916.

Cher monsieur, cher ami.

Votre lettre nous a émus jusqu’aux larmes. Nous y retrouvons toute l’affection que vous aviez pour nos fils bien-aimés qui vous la rendaient bien.

Nous n’avons pas eu, au premier moment, le courage de vous écrire. Excusez-nous si les journaux nous ont devancés. Il

suffi d’une semaine... Le lundi nous est arrivée la nouvelle 

de la mort de René, tué d’une balle en plein front, devant Carspach. Il est tombé, la face en avant, devant cette Alsace à laquelle, depuis longtemps, il avait offert sa vie... Nous avons eu, ma femme et moi, la triste joie de le revoir. Comme il était beau, et souriant !... Il dort en compagnie de centaines et de centaines de camarades dans ce cimetière de JMoosch que vous avez longé tant de fois avec vos élèves, jadis... Le samedi de la même semaine, nous apprenions la mort de Jean tué avec six de ses hommes, dans l’Argonne, par un obus (le gros calibre. Depuis longtemps ses lettres nous effrayaient. Elles étaient trop belles, dignes de ceux que la mort a choisis... Jean, René... Notre peine est trop grande. Nous souffrons tout ce qu’humainement une mère, un père, peuvent endurer. Plaignez-nous. Nos deux garçons !... Les Weiss sont accourus. Nous avons confondu nos larmes.

Pour nous, c’est fini. A cause d’eux, pourtant, nous nous raidissons contre la douleur. Et nous répétons ces mots que nous disait Jean dans sa dernière lettre : « Qu’est-ce que c’est que la mort quand on a raison ?... » Écrivez-nous souvent. Parlez-nous d’eux, rien que d’eux...

Jusqu’à la fin de la guerre, trop de devoirs nous retiennent à Friedensbach pour que nous puissions songer à aller en Suisse. Viendriez-vous jusqu’à nous ? Je vous faciliterai votre voyage le plus possible. Vous nous liriez les lettres de nos garçons. Il sera cruel et doux de parler de ceux qui nous ont quittés, de ceux que nous avons donnés à la France et par elle à la plus humaine des causes.

En attendant, si vous le pouvez, priez pour nous. Ma femme joint aux miens ses souvenirs affectueux. Henri Bouler.

« « 

Juin 1916.

De Bussang, l’automobile s’élance en ronflant sur la route qui gravit la pente des Vosges. On croise de lourds camions, des voitures de foin, des cavaliers, on dépasse des équipes de cantonniers, des bataillons au repos derrière les faisceaux... La route, soudain, s’enfonce sous un tunnel... Une lueur grandit, une lumière..., c’est l’Alsace, ses montagnes bleues, ses vallées, ses villages près de la rivière qui brille... De sourds grondemens. .. Le ciel est clair pourtant, l’horizon limpide... Reymond se découvre. Il salue cette terre qu’il aime comme on aime une patrie.

Rêve-t-il ?... Ce grondement est-il l’écho de l’interminable bataille ?... Urbès, Wesserling, d’autres villages encore, et partout des enfans d’Alsace coiffés du béret des Alpins, de la casquette rouge des fantassins, partout des soldats en marche, ce pas souple, vif, des soldats de France... Est-ce possible î..^ TOME XXXVI. — 1916. 40

Un clocher se lève au-dessus des arbres, un drapeau bleu, blanc, rouge, flotte au faîte de la mairie. Et voici la rue de Friedensbach, son ruisseau, ses oies qui farfouillent du bec, sa fontaine aux trois goulots, ses toits où guignent les lucarnes, le nid delà cigogne. On s’arrête pour laisser passer un bataillon. Les hommes ont le casque, sac au dos, et sur ce sac tant de choses que l’on comprend qu’ils vont où tonne le canon. Et c’est impressionnant, ces fusils qui se balancent, ces yeux qui ont vu tant de cadavres, ces oreilles qui ont entendu tant de râles, ces mâchoires serrées, ce crissement des souliers mordant les pavés de tous leurs clous.

— Où vont-ils ? demande Reymond au chaulTcur.

— Au Vieil-Armand...

— Et voilà que la musique joue. Les fenêtres de l’école s’ouvrent ; cinquante frimousses apparaissent, des mains lancent des saluts. Au lieu de Kummel, un instituteur en uniforme qui pince les oreilles des enfans qui rient. Sur le pupitre, un bouquet ; au tableau noir, à la craie, ce modèle d’écriture : Une patrie, cest une maman quia des milliers d’en fans...

— Attendez-moi une minute...

Keymond se demande encore s’il n’est pas victime d’une hallucination. Il faut qu’il parle à quelqu’un, qu’il entende une voix connue. Une porte est là, qu’il a poussée tant de fois.

— Monsieur Reymond 1... Vous revenez ?...

— C’est vous, madame Vogel ?...

Ils se regardent. La veuve aux cheveux si blonds, vêtue de noir, a le teint pâle, des rides au coin des yeux. Elle dit de sa voix lente :

— Oh !... vous ne trouvez plus personne... Maman est morte, papa est mort... Jacob, ils me l’ont pris... Reymond essaie de parler, de dire une de ces phrases comme on en dit aux gens affligés. La veuve répète plusieurs fois, de la même voix, comme si elle ne se comprenait pas :

— Jacob... ils me l’ont pris... Il n’y a plus personne. Reymond est ému, très ému. Que va-l-il dire tout à l’heure ? Il revient près du chauffeur.

— Quels ordres avez-vous reçus ?

— Je dois vous conduire chez M. Bohler avec les bagages.

— Bien !... J’irai à pied. Je connais le chemin... Quant aux bagages, déposez-les chez le concierge.

La même route. Le passage à niveau, les rochers couronnés de genêts. Ce nuage de poussière, là-bas, c’est le bataillon en marche qui le soulève. La grondement du canon a cessé. Les hirondelles tournoient dans le ciel.

Que va-t-il leur dire ? Il essaie. Il cherche des mots. Non, pas ça... Le pont sur la rivière. Et maintenant ce ronronnement de la fabrique, ce clapotement des courroies, cette sorte de plainte qui accompagnait les voix traduisant Horace ou Platon. Sa casquette à la main, comme il faisait jadis, Grob, le concierge, ouvre la petite grille de côté. La cour, la maison avec sa marquise de verre. C’est la vieille bonne qui répond au coup de sonnette. A la vue de Reymond, elle s’essuie les yeux avec son tablier, elle murmure des paroles. Dans la pénombre du salon aux volets à demi clos, M. et M""^ Bohler, M. et ]/[me WTgjgg^ la petite Marie serrée contre sa mère. Il y a une seconde de silence. M. Bohler, très calme, s’est avancé, puis Weiss. On comprend aussitôt qu’ils se sont juré d’être vaillans contre la douleur. Comme ils sont changés, vieillis, amaigris, Weiss voûté !... Reymond ne parle pas, il a la gorge trop serrée. Il s’incline devant les deux femmes vêtues de noir dont les mains sont froides. On s’assied. On se regarde. Avec Reymond, ce sont les absens qui reviennent, ces fils qui remplissaient la maison de leur gaieté, ces morts tant appelés... Les deux femmes, soudain, ont caché leur tète dans leurs mains ; la petite Marie, des deux bras, a entouré sa mère ; elles se lamentent à haute voix ; Weiss sanglote. M. Bohler, stoïque, se raidit, mais les larmes roulent sur ses joues. Quelle pitié I... Reymond s’est approché des deux hommes. Que dit-il ? Il n’en sait rien. Lui aussi a de gros sanglots, quelque chose de brûlant sur la langue, une piqûre au cœur.

Comme c’est bon de pleurer ensemble, de s’abandonner sans honte, d’offrir à ces jeunes morts tombés pour le salut du monde des larmes de reconnaissance et de tendresse, d’aller les chercher jusqu’au fond de l’espace, jusqu’au fond du silence, de les étreindre, de communier avec leur amour,- de les sentir vivans comme la justice !...

On peut parler, alors. On a tiré de soi tout ce qui était amer, tout ce qui étranglait ; reste la douleur, lavée par ces larmes, sereine, seule digne de ceux qui s’en sont allés.

— Ils ont été magnifioues, nos nfans, dit M. Bohler., De vrais croisés. Si gais, si simples, si consentans ! Nous avons raison, certes, de les pleurer ; cette émotion du revoir leur a été douce, mais nous avons encore plus raison de leur sourire...

— Ils ont été si crânes, ajoute Weiss, que nous n’avons pas le droit d’être lâches. N’est-ce pas, femme ?

— C’est vrai. Sur leurs photographies, je n’arrive pas à trouver de la tristesse., Cette tristesse est en moi. Elle n’est pas en eux.

— Ils ont donné leur vie sans se retourner, conclut M™^ Bohler... Braves garçons !... Ils ne nous ont jamais causé un chagrin. C’est un cœur pur qu’ils ont offert à leur pays.

On évoque leur enfance. On cite leurs mots. On lit leurs lettres. On se montre les objets qui leur ont appartenu. Les voix ne tremblent plus, car leur sacrifice fut si beau qu’ils ne sont pas de ceux qu’on appelle les morts. Ces mères, dépouillées, plaignent d’autres mères moins durement frappées qu’elles. Marie demande :

— Pourquoi est-ce qu’on pleure les gens qui sont chez le bon Dieu ?...

On l’embrasse.

— Monsieur Reymond, dit encore M""^ Bohler avec un triste et joli sourire maternel, nous n’avons plus que vous, maintenant, qui nous rappeliez le beau temps oii ils étaient là... Vous étiez notre ami, déjà, vous l’êtes doublement maintenant. Voulez-vous que nous allions voir Jacques et René ?... Près d’eux, nous saurons trouver Charles et Jean... mon petit Jean... Qu’il fait beau ! Jamais l’Alsace ne fut plus belle I On s’avance sur le chemin qui serpente au pied de la montagne. Des fleurs dans les haies, des fleurs aux fentes des murs, des fleurs dans les prés, des fleurs dans les pierrailles, et maintenant des fleurs sur les tombes. C’est là. Jacques Weiss, 23 ans. Tiens ferme ce que lu as... On se groupe autour de la pierre. M""^ Weiss s’est penchée : avec des gestes doux elle dirige les jeunes pousses du lierre ; c’est une mère qui borde le lit de son enfant. On se tait. Parlant de cette tombe, les pensées s’envolent, plus rapides que des oiseaux, vers cette autre terre de douleur où Charles Weiss est couché. Comme on le cherche, là-bas ! On tourne autour de ces poutres calcinées qui furent des villages, on traverse ces plaines éventrées, on longe les rivières au cours si lent, on s’enfonce dans les forêts, on l’appelle, on l’appelle encore ! On revient alors près de cette tombe. Et c’est Weiss qui parle :

— Pour moi, ils sont là, tous les deux. Je ferai graver le nom de Charles... Sous la pierre, nous mettrons... Le gé’ant voûté hésite. Est-ce qu’on dit ces choses-là ?

— ... Eh oui !... nous mettrons la première dent qu’on lui arracha quand il avait cinq ans. Une boucle de ses cheveux aussi. Comme cela, il y sera un peu. François et Suzanne pourront visiter leurs deux frères... tous les deux prêtés au mensonge pour qu’il y ait encore des Alsaciens en Alsace, pour que cette terre reste fidèle... Il me semble que je les ai donnés cent fois... Quel cadeau nous faisons à la France !... Sur trois notes, vivement répétées, lancées comme un rire, un clairon dit sa chanson. On voit sur la place de Friedensbach l’homme au béret bleu. Par quatre fois, il semble jeter au ciel son clairon d’un geste souple ; par quatre fois, il répète ses trois notes au rythme allègre... A l’école, les enfans chantent. Il est touchant, le gauche accent de ces garçons qui s’appliquent, de tout leur cœur. Oui, de tout leur cœur. Que de fois Reymond n’avait-il pas entendu tomber sur la place la mélopée triste dont Kummel battait sévèrement la mesure ! Il monte, aujourd’hui, ce chant des petits Alsaciens, parce qu’il y a de la joie, de la sincérité, parce qu’on se donne tout entier, si bien qu’échappé des bouches rondes il réjouit les hirondelles et danse avec elles.

Il est un mot plus beau que tous les autres : Liberté ! liberté 1

— Liberté ! liberté ! répète Victor Weiss. Oui, les enfans, vous la connaîtrez, la liberté ; vous serez heureux, parce que vos frères aines sont morts pour vous, après quelles souffrances, quelles tortures !... Inutiles ? certes non !... C’est elles qui dressent la grande barrière, plus large que le Rhin, plus haute que la Forêt-Noire. .. Ah ! pourvu que les Français comprennent !... Je veux qu’ils comprennent, tous, tous... Je veux qu’on s’incline devant mes fils, je le veux !... Morts derrière le drapeau allemand ? Oui, mais offerts en sacrifice. Dieu a entendu le cri de leur âme ! Il sait combien de fois Charles a cherché l’issue pour fuir. Il sait que les balles de son fusil se sont enfoncées en terre. Il sait surtout comment il est mort. Il a dit : « Viens, brave petit Alsacien. Tu as porté courageusement ton angoisse. Grâce à toi, grâce à ceux qui sont morts comme toi, la condamnation est à jamais sur ceux qui martyrisent les cœurs ! » Dressé sur le ciel, avec sa pauvre figure ravagée, Weiss est l’image de la douleur.

Et voici que les cloches tintent. Chaque jour, on confie à cette terre d’Alsace ceux qui sont tombés pour elle sur la montagne. Un cortège s’avance, la croix, le cercueil enveloppé du drapeau, le prêtre, les enfansde chœur, les camarades du mort, les vieux de Friedensbach, les enfans qui chantaient : << Liberté ! ... liberté !... » Que de couronnes autour de ce cercueil ! Et des femmes sortent des jardins qui offrent à l’inconnu ces fleurs d’autrefois que l’on cueille au pied des murs tièdes, les soucis, les gaillardes, les campanules...

Le cimetière des soldats est à côté de l’autre cimetière ; ici, des arbres, des rosiers, la fraîcheur des ombrages ; là, les croix dans leur belle nudité, serrées, alignées comme le régiment au jour de la parade... On s’est massé autour de la fosse (d’autres sont ouvertes à côté...). Debout dans la lumière, le prêtre dessine des gestes éternels, bénit ce mort, jette au ciel ces prières latines qui viennent du fond des siècles... La plainte des cordes qu’on déroule... Les soldats saluent, la main bien ouverte au-dessus du béret.

Et tous les vieux ont joint les talons, aussi bien qu’ils peuvent, car il en est qui tremblent, ceux qui furent à Magenta, à Solférino ; ceux-ci sont en avant ; derrière, ceux qui vécurent la guerre maudite ; on les reconnaît au ruban qu’ils portent avec fierté ; on a fait ce qu’on a pu !... Pas un mort français n’entre dans cet enclos sans que les vieux Alsaciens l’entourent. Brossés, astiqués,* redressés, parcheminés, ils le prennent à la sortie de l’hôpital, ils l’accompagnent à l’église ; au pas, à très petits pas, ils suivent le chemin montant, quatre par quatre, se regardant parfois pour observer l’alignement ; et quand le moment est venu, ils saluent, eux aussi, militairement, la main près de leur crâne lisse. Et les petits saluent comme les vieux. Que c’est beau, ces soldats de France, ces vieux, ces gosses d’Alsace, immobiles devant ce mort qui lentement disparait dans la fosse !Si la maman qui ne sait encore pouvait voir !...

— De profundis!...

Les cloches do Friedensbach tintent à nouveau, puis se taisent. Un officier parle, maintenant.

« Au nom du colonel, au nom de tous les camarades du régiment, retenus là-haut (il montre la montagne) pour monter la garde devant cette valle’e d’Alsace, adjudant-chef Antoine, je viens te faire escorte jusqu’au seuil glorieux où sommeillent ceux qui ont donné leur vie à la France... Ces couronnes que t’offrent nos frères d’Alsace sont tressées du rouge de nos holocaustes et du vert de nos espérances ; ces fleurs cueillies dans les champs par tes amis, liées en une gerbe, assemblent la fidélité de notre souvenir, la reconnaissance de notre cœur, la prière de notre âme... De la place où tu dormiras, tu verras cette vallée que ta vaillance nous a rendue ; entre les collines abaissées, tu verras, là-bas, cette plaine d’Alsace où souffrent encore tant des nôtres que libérera la vaillance de tes frères d’armes... Dormant en Alsace, tu dormiras en France... (c Adjudant-chef Antoine, le drapeau qui jamais ne courba devant l’ennemi la fierté de sa hampe s’incline avec respect devant ta tombe... »

Le canon tonne au Vieil-Armand. Là-haut, petite tache dans le ciel, est-ce un oiseau de proie ?... Tout autour, semés en rond,^ des flocons blancs que le vent emporte en jouant... Un autre oiseau qui accourt ; ils montent, ils glissent sur l’aile, ils dansent sur les remous de l’air, ils disparaissent dans un tac-tactac de mitrailleuse... Il n’y a plus dans ce grand ciel bleu que le troupeau des moutons blancs. La croix, le prêtre, les soldats, les enfans, les vieux sont partis.

— C’est ici..., a dit Mme Bohler.

Une fois encore ils se groupent. René Bohler, sous-lieutenant, ’2i ans, 14 décembre 1915. Moi*t pour la France. ^[rae W’eiss a soudain ce mot atroce :

— Gomme nous serions heureux s’ils étaient ici tous les quatre !...

On regarde. On se tait. Deux mille croix, peut-être. Un nom, une date et vingt ans, vingt ans, dix-neuf ans, vingt-trois ans, vingt ans, vingt ans... Ce régiment des morts gravit la pente de la montagne, d’un élan fougueux, derrière le drapeau qui flotte, à mi-mât. René est avec eux, à sa place de commandement. De l’autre côté du mur, Jacques ; en Argonne, Jean ; en Pologne, Charles... Devant ce peuple de croix, cette discipline qu’elles ont, cette amitié les unes pour les autres, comme on comprend le cri de cette mère : « S’ils étaient ici tous les quatre, comme nous serions heureux !... » Ici, c’est-à-dire ensemble, en famille, avec ceux qui ont fait le même rêve, comme les morts sur la colline de Wissembourg.Ici... On vient les voir, on vient leur parler, on vient les fleurir... Plus tard, de toutes les provinces de France, du Nord et du Midi, des pères et des mères en pèlerinage. Ils descendront à la gare, timides, ahuris. Ils demanderont « où c’est les morts de la guerre... » Ils chercheront le nom de leur fils entre les allées qui ne finissent pas. Enfin, se donnant la main, ils pleureront, et ces larmes, tombant sur ce sol, iront à tous... Les morts de Wissembourg ont veillé sur l’Alsace, l’ont contrainte à la fidélité. Et voici maintenant que les morts sont sur toutes les montagnes, dans tous les villages de tous les vallons, des confins de l’Alsace aux confins de la Lorraine. Cette chaîne des morts s’est nouée autour des deux provinces parce qu’elles en étaient dignes : prisonnières de la violence, elles n’ont pas vendu leur âme. Soldats de France qui dormez dans cette terre, vous ne pouviez mieux choisir ! Sur ces croix plane la souffrance du monde, la plainte des pays crucifiés, l’appel de ceux qui gravissent leur calvaire. Cet appel, les soldats l’ont entendu. S’étant levés, ils ont été trouvés dignes de mourir pour la justice. Leurs tombes ne sont pas tristes. Penchés sur l’une d’elles, deux hommes, deux femmes en deuil. Et soudain une voix apaisée :

— Comme ils sont heureux !...

Benjamin Vallotton.
  1. Copyright by Payot, 1916.
  2. Voyez la Revue du 15 octobre, 1er et 15 novembre.