On changerait plutôt le cœur de place.../02

On changerait plutôt le cœur de place...
Revue des Deux Mondes6e période, tome 36 (p. 77-108).
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ON CHANGERAIT PLUTÔT
LE CŒUR DE PLACE…[1]

DEUXIÈME PARTIE[2]


II

— Dimanche, avait dit Weiss à Reymond, je mène ma fille de l’autre côté de la montagne, chez son grand-père, à Milchpach, où elle fera un petit séjour… Quatre-vingts ans, mon père !… Il a dirigé pendant près d’un demi-siècle une petite filature, créée par lui. Depuis la mort de ma mère, il demeure seul dans notre modeste vieille maison avec Catherine, la bonne, qui existe depuis toujours… Nous arrivons à neuf heures. Pain, café, lait, beurre, miel, à discrétion. Nous parlons au grand-père. Tour de jardin… Après quoi, deux heures de chemin, sous bois, nous mènent à Reichburg où nous goûterons le nectar d’Alsace. Chaque année, mon ami Klug invite les notables de Reichburg, quelques amis du dehors, ses quinze ou vingt vignerons. De midi à cinq heures, repas. Ensuite, une partie de quilles pour faciliter la digestion. Nos repas alsaciens, c’est une chose à voir, meilleure encore à manger ! On conte des gauloiseries en bon dialecte, on se secoue, on prend du courage jusqu’à l’année suivante… C’est vraiment bon de passer quelques heures entre soi. Et vous venez avec nous ?

Telle est la formule d’invitation des Alsaciens.

Ils partirent à cinq heures du matin. Quelle fraîcheur ! Quelle paix posée sur les prés !… Par le sentier sinueux, la petite caravane gravissait les premières pentes : Suzanne Weiss, en jupe courte, le teint animé sous un chapeau blanc à larges ailes, son père, le geste immense, le verbe abondant et coloré, Reymond, ému plus encore, peut-être, par la présence de la jolie Alsacienne que par la beauté des choses.

— Oui, répétait Weiss, Dictionnaire vous vante la race de ceux qui se montrent trop. Moi, je veux vous révéler la race qui se cache, les braves gens de chez nous.

— Dictionnaire ?… interrogea Reymond.

— Kummel, naturellement ! Ils ont chacun leur sobriquet. Le rat blond, c’est le gendarme Taubenspeck ; l’Ogre, son collègue ; Arminius, le chef des douaniers ; Sourire d’avril, c’est Kraut, et Hollande (sous-entendu fromage de), c’est le juge Döring, le soupirant de ma fille. Ah ! l’Alsacien est malicieux.

— Pauvres gens, je les plains, dit Suzanne. Nous sommes par trop moqueurs !

— Vous voyez, monsieur Reymond, reprenait Weiss, vous voyez ! Elle plaint Döring : l’homme qu’on plaint, on finit par l’aimer et l’homme qu’on aime, on l’épouse. Cela me promet de la joie dans mes vieux jours… Nous sommes à mille mètres, ici. Nous suivons cette crête, ensuite nous plongeons dans la vallée. Regardez, regardez !

Les ombres des monts fuyaient devant la clarté du matin. Le dédale des vallées, les villages posés à plat sur la verdure, le trait blanc des routes ; au delà de la plaine carrelée de cultures le fil du Rhin, la Forêt-Noire ; l’Allemagne, l’Alsace, la France ; c’était si beau que Reymond ne put retenir un regret.

— Tout de même, que les hommes sont bêtes ! Toutes ces barrières ! Tous ces poings tendus ! La nature est plus intelligente. Partout les fleurs s’ouvrent, et l’oiseau, sans se préoccuper des douanes ou des passeports, prend son vol et roucoule en France après avoir roucoulé en Allemagne.

— Nous ne demandons qu’à roucouler, s’écria Weiss. Seulement, il y a des oiseaux qui n’aiment pas à roucouler en cage. Ils préfèrent la liberté. C’est un goût comme un autre. Quand messieurs les Schwobs

— Papa, supplia Suzanne, il fait si beau ! Laisse donc ces malheureux Schwobs tranquilles pendant un quart d’heure.

— Tu as raison, ma fille. Un quart d’heure, je le promets.

Weiss siffla une romance. Il y a des sermens qu’il est bien difficile de tenir. Une planchette clouée à un arbre disait aux passans : Halt ! Schöne Aussicht ! Devant cet ordre, Weiss repartait de plus belle :

— Ah ! les revoilà ! Halte ! admirez la vue !… Voyez si les hommes à chapeau vert ont bien obéi !… Ces boîtes de conserves, ces coquilles d’œufs, ces Strassburger Post graisseuses. Il en est tombé, là, des kolossal ! des wunderschön !

Campé devant l’écriteau, Weiss retroussait sa moustache, plastronnait, mimait les gestes de quelque fonctionnaire « en mal de nature. »

— Tu n’y arrives pas, disait Suzanne. Il y a dans ta barbiche, dans ta cravate, dans l’aile de ton chapeau, quelque chose de trop fantaisiste.

Halt ! Schöne Aussicht ! répétait Weiss sur union d’extase… Et maintenant, en route… Cette fois, je le promets, pendant un quart d’heure je parle d’autre chose.

Gageure impossible. La ruine de quelque château fort profilait sur l’azur ses murailles de grès rose, la dentelle de ses créneaux. On approchait. Sur chaque arbre, des flèches de couleur indiquant la direction. De nouveaux écriteaux : Restauré en 1903. Et le nom de l’architecte, Geheimrat de Sa Majesté. Au pied de la tour on lisait en lettres rouges : Soixante-trois marches, 1126 mètres au-dessus de la mer, Panorama digne d’être vu

Et Weiss s’excitait :

— Ils ne peuvent pas nous laisser seuls une minute ! Aucun respect de la pensée intime. Ils organisent même les ruines !… Même les ruines !… C’est comme dans leurs écoles. Pour chaque composition, un schéma. Tout ce qu’on ajoute, au nom de son sentiment personnel, biffé ! Défendu d’admirer ce passage. Obligatoire de pousser des cris de paon amoureux devant cet autre… Oui, monsieur Reymond, regardez cette ruine. Vous trouverez certainement quelque part l’indication du coût de la restauration, les noms des visiteurs illustres, une table d’orientation, des corbeilles pour le papier, la profondeur des puits, en mètres, et centimètres, des ossemens numérotés, toute l’histoire de ces murailles avec l’affirmation qu’elles furent dressées dans les temps allemands, abattues par les Français et rétablies dans leur splendeur par les Allemands. Je ris. J’ai tort. Les hommes qui font cela sont redoutables. Le jour où un chef leur criera : Debout !… ils se lèveront jusqu’au dernier, ils marcheront comme des machines et ils écraseront tout sur leur passage. Ah ! jetons-nous à travers bois, à la rencontre de la belle et libre nature !

On s’essoufflait à le suivre. Ce géant sentimental ployait les jeunes cytises pour s’ensevelir dans leur or, embrassait les genêts, courait après les papillons, jetait son chapeau au soleil en poussant de sauvages clameurs. Tiré en avant par une force enthousiaste, la veste sur le bras, le gilet rebondi, les manches de sa chemise gonflées par le vent, la canne en l’air, il allait à grandes enjambées. Et soudain, vivement retourné :

— Qu’est-ce que vous racontez à ma fille, Reymond ? Hein ? Inutile. Je ne la donnerai qu’à un Alsacien.

Les jeunes gens rougissaient. Déjà Weiss se livrait à un nouveau jeu. Agenouillé derrière un tronc, il imitait à s’y méprendre l’appel du coucou. Bientôt, un bel oiseau apparaissait qui voletait, inquiet, de branche en branche.

— C’est la femelle… Déception, ma belle, Weiss n’est qu’un homme. Va-t’en à la recherche du bel inconnu !

Infatigable, le géant à barbiche ! Du doigt, penché sur le sol, il montrait des grains de café semés sur la mousse, « Voyez, ça brille, c’est frais… Bien alignés, à cinq centimètres les uns derrière les autres… Il courait bien, le lièvre !… Le chevreuil, c’est plus allongé. » L’instant d’après, la même barbiche apparaissait devant les becs ébahis d’une nichée de piverts installée au creux d’un arbre.

Suzanne disait à Reymond :

— Ce papa ! Essayez donc de vous ennuyer quand il est là ! Je comprends si bien sa joie ! À force de vivre dans la contrainte, de taire ses sentimens, on réagit à certaines heures, on éprouve le besoin de chanter, d’interpeller les arbres, de créer de la fantaisie. Je me demande si vous pouvez vous mettre à notre place. On est si heureux, en Suisse.

— Peut-être trop. Il m’arrive d’envier les Alsaciens. Vous souffrez, mais vous vivez triple.

— Double nous suffirait, parfois. Et pourtant vous avez raison. Quand je donne mes leçons de français aux jeunes filles de Friedensbach, que je détruis les frêles échafaudages de M. le Lehrer Kummel, je vous assure que j’éprouve une satisfaction que je ne trouverais sans doute dans aucun autre pays. Les Allemands surveillent les futurs soldats. Nous, on nous néglige. Nous ne sommes que des jeunes filles ! C’est vrai. Mais pendant que nos frères sont à la caserne, nos pères enfermés dans les fabriques avec leurs soucis, c’est nous, avec nos mères, qui continuons l’âme alsacienne. Et quand nos frères reviennent, après un an, deux ans, dressés à la prussienne, grâce à nous, un mois après il n’y paraît plus… Et tant de nos jeunes gens s’expatrient ! Que deviendrait le pays, sans nous ?

Reymond risque une question :

— Vous ne pensez pas quitter l’Alsace ?

— Moi ?… Certes non. Je suis prête à faire une carrière de vieille fille à Friedensbach. Je serai un peu la tante d’une masse de braves gens. Comme Pénélope, je détruirai chaque soir, fil à fil, la toile ourdie pendant le jour par les Kummel de l’avenir. C’est précieux une vieille fille qui sait ce qu’elle veut ! On la regarde passer avec son cabas brodé. On ne s’en méfie pas… Et elle en profite !

Suzanne eut un rire perlé… Reymond aurait peut-être préféré moins d’intransigeance ; sentiment vague, émotion discrète ; dans la lumière de ce dimanche matin où passaient des chants de cloche, jusque dans les ronds de soleil qui dansaient sur la mousse il y eut soudain pour lui une tristesse.

On descendait vers la vallée. Des scieries, des hameaux ; un cimetière bleu de sauges ; sur les sentiers, des femmes, des hommes qui allaient à la messe et dont on ne voyait guère que les feutres à larges ailes, que les coiffes blanches ou noires, balancés au-dessus des hautes herbes.

— Ah ! je voudrais rajeunir, disait Weiss, couper cette barbiche où se glissent déjà des poils blancs, reprendre cette bonne petite figure de jadis, si ronde, si candide, et danser dans le soleil du dimanche autour de la croix du cimetière… Reymond, vous voyez l’Alsace ! Dire qu’ils nous l’ont prise !… Allons chez papa !

Il attendait sur le seuil de son jardin, le grand vieillard aux larges épaules, au large front, à la large barbe un peu jaunâtre à force d’être blanche.

— Salut, papa… Et cette santé ?

— Salut, fils. Ça va ? Et à la maison ?… Bonjour, Suzele. Comme tu deviens belle ! Je n’ose plus t’embrasser… Monsieur Reymond, soyez le bienvenu chez moi.

Le geste hospitalier, il leur montrait la maison basse, le jardin. Déjà, Victor Weiss avait rejoint Catherine près de la fontaine.

— Catherine ! Cette vieille Catherine !… Es-tu mariée, cette fois ? J’ai, à Friedensbach, un vieux pour toi… Soixante-huit ans et bon estomac. Un mot et l’affaire est conclue. Je te marie le même jour que ma fille.

Catherine riait, les poings aux hanches, le bonnet chaviré sur une oreille. Désignant Reymond du menton, elle disait très bas :

— Est-ce que c’est lui ?…

— Jamais de la vie ! Il est Suisse, celui-là… Ah ! je le mets plus haut que Kraut et que Kummel, mais je veux un prétendant qui boive, depuis vingt ans au moins, le kirsch d’Alsace.

— À table ! à table ! criait le grand-père.

Un chef-d’œuvre, cette table, avec son pot à lait ventru, sa cafetière bedonnante, son rayon de miel, sa miche, son gâteau aux groseilles, sa corbeille de fraises. Deux tourterelles qui roucoulaient dans une cage remplissaient la demeure de leur mélancolie amoureuse.

— Que c’est joli, grand-père ! Comme nous allons être heureux, les deux seuls, pendant huit jours ! Comme je me réjouis de travailler au jardin avec Catherine ! disait Suzanne.

— Oui, ma Suzele, répondait le vieillard. Ta place, ici, près de moi. Monsieur Reymond… Victor… Et n’oublions pas que c’est dimanche, aujourd’hui. Je demande la bénédiction d’en haut. « Mon Dieu, bénis cette nourriture que tu nous donnes en abondance. Fais que nous en usions avec reconnaissance, avec joie, et pour ta gloire. Amen !… »

On attaqua le pain, le lait, le café, le miel, le gâteau, les fraises. Reymond ne disait pas grand’chose. Il regardait, il écoutait ces Alsaciens, trois générations restées fidèles aux deux parlers de la province : le patois, dru, rauque, bruit du cailloux que charrie le torrent, tout de franchise, et soudain, là dedans, le français habillé à l’alsacienne, tout en bonhomie chantante. Le grand-père faisait la chronique de Milchpach.

— Kramm est mort mercredi. On l’a enterré vendredi… La vieille Salomé est malade… Grot, le braconnier, s’est logé une charge de chevrotines dans l’épaule gauche. Le fils Moscher épouse une sommelière de Colmar. Grande brouille dans la famille… Et la fabrique a un nouveau chimiste, un jeune homme très gentil, très comme il faut. Un des nôtres, naturellement. Ce serait peut-être quelque chose pour Suzele ?… Je l’inviterai un de ces jours…

— Grand-père, crois-tu donc qu’il est obligatoire de se marier ?

— Les jolies filles comme toi, avec ce teint de bruyère en fleur : certainement. Et dix bambins autour des jupes.

— Et si je vous annonçais, un de ces quatre matins, que je me fais infirmière à l’hôpital de Mulhouse ?

Weiss eut peur.

— Ça, jamais. Il y a suffisamment de vieilles filles pour ce métier.

— Jamais ?

Têtus tous deux, père et fille se mesurèrent du regard.

— Paix, paix, conseilla le grand-père. Mon chimiste chassera ces idées modernes.

Profitant d’un silence, les tourterelles se reprirent à roucouler. Des roses guignaient aux fenêtres. Catherine entra pour desservir.

— Dire qu’il fut un temps, ma pauvre Catherine, lança Weiss avec une malice dans les yeux, où tu me portais dans tes bras ! Je prendrai bientôt ma revanche. Quand tu seras tombée en enfance, c’est moi qui te porterai et te dorloterai.

La servante riait en se tenant l’estomac des deux mains. Une clarté gaillarde rajeunissait sa face de fidélité, si luisante, si bien lavée, si bien encadrée de tresses grises. Elle s’essuyait les yeux.

— Toujours aussi gai, monsieur Victor !…

— Père, dit alors Weiss, ta pendule galope. Avant une demi-heure, départ pour Reichburg, comme je te l’ai écrit. Dimanche prochain, quand je viendrai chercher Suzele, nous passerons toute la journée ensemble… Une idée, père. Montre donc à M. Reymond l’armoire du grenier. Je veux qu’il comprenne notre pays.

— L’armoire du grenier ? répéta Reymond.

— Suivez…

Des entassemens de bois. Une huche à blé, des outils. Entre les poutres de la toiture, pendues au bout d’un fil, des araignées dormaient. Réveillées en sursaut, à gestes vifs de leurs pattes grêles, elles regagnèrent leur retraite. Deux lucarnes s’ouvraient sur le bleu des Vosges. Dans la pénombre, le vieillard parut être un fantôme. On ne voyait guère de lui que sa barbe et son front. Lentement, ouvrant la porte d’une sorte de cachette dissimulée dans l’épaisseur de la muraille, il en tirait un drapeau à la hampe dorée.

— Le drapeau que vous voyez a flotté sur cette maison pour fêter la prise de Sébastopol. Que de fois je l’ai hissé ! Et depuis quarante ans, il s’ennuie… Il attend, il attend… Weiss s’était précipité sur son père, lui avait pris ce drapeau, gagnait une lucarne en deux enjambées, secouait frénétiquement les trois couleurs au-dessus du toit ruisselant de soleil. Une seconde, il y eut dans le paisible jardin une clarté de plus, comme un reflet de flamme, comme un pan de ciel tombé sur les fleurs. — « Jésus Maria !… » Debout entre deux rosiers, la vieille Catherine joignait les mains…

— Victor ! Victor !… criait le grand-père.

Revenu vers sa fille, Weiss l’enveloppa dans le drapeau. Un instant, les yeux dilatés, le cœur en émoi, la gorge serrée, ils crurent que leur rêve était descendu sur la terre d’Alsace. Le premier, le grand-père se ressaisit.

— Assez, assez, c’est trop cruel !… C’est vous qui verrez ça !

Religieusement, il roula le drapeau autour de sa hampe, il le remit à sa place.

— Et voici le rouet de la maman. Il en a chanté des soirées et des soirées, près du grand poêle… Et il s’est tu, lui aussi, comme celle qui dévidait son fil. Quelle chose mélancolique que la vie !… Te souviens-tu, Victor, quand elle vous récitait : « Beau papillon bleu ?… » Ah ! laissons cela. Et voici les épaulettes de mon oncle, officier du grand Napoléon, sa médaille de Sainte-Hélène… Et ici des papiers de famille, des proclamations des rois de France à leur peuple, des avis de la mairie, tous signés Weiss, — quatre générations de maires, — tous avec le timbre français… Le képi de mon frère, colonel de voltigeurs, tué à Magenta. Que de fois j’ai déjà montré mon herbier de souvenirs à mes petits-fils ! Ils le montreront à leurs fils. La tradition, c’est la nourriture de l’âme…

Quand Weiss et Reymond quittèrent la vieille demeure, on vit longtemps, debout sur le seuil, le grand-père appuyé sur sa petite-fille, et Catherine, qui faisait des signes de la main.

— On dirait que nous partons pour l’Amérique ! disait Weiss. Eh bien ! Reymond, vous avez vu, maintenant, le sanctuaire d’une famille alsacienne. Ce sanctuaire, vous le retrouverez partout, chez le paysan, chez l’ouvrier : une médaille, une cocarde, un képi, le livret militaire du fils mort à la Légion étrangère… C’est notre paratonnerre contre la foudre germanique ! Et maintenant, allons voir un autre morceau d’Alsace.

Sur le sommet de la colline, Weiss s’était retourné. Il montrait, à ses pieds, les jardins de Milchpach.

— Voyez ces fleurs… Malgré leurs ordonnances, ils ne peuvent empêcher la nature de broder notre drapeau, chaque été, sur chaque jardin, sur chaque champ de blé, sur chaque coin de pré… Du rouge, du blanc, du bleu !… Non, la nature n’aime pas le noir !

Des coteaux plantés de vignes. Dominant la plaine, Reichburg, un village où ceux que l’on mène en terre, voici quatre et cinq siècles, se lèveront quand la trompette sonnera, marcheront sans étonnement dans la rue connue, pousseront la porte de toujours et retrouveront la maison telle qu’ils l’avaient laissée quand ils en sortirent les pieds devant… Un mur d’enceinte avec ses créneaux, ses mâchicoulis, ses tours de guet, ses poternes, ses ponts-levis ; dans cette enceinte, une burlesque chevauchée de toits criblés de lucarnes, des girouettes, des façades striées de poutres peintes, des poulies où pend la corde qui attend sa charge de sarmens ; et des rues pavées filant tout de guingois, étouffées entre des ventres de maisons, élargies en places biscornues ; un nid de branchages, cela va sans dire, au faite d’un pignon, où claque du bec la cigogne en gilet noir et blanc ; et des enseignes rouillées, des balcons à balustres, des fenêtres grandes comme la main, mille facéties de la pierre et du bois, des escaliers inutiles, un perron de château devant une bicoque haute comme ça, des étages en surplomb, si bien que, là-haut, les amoureux s’embrassent par-dessus la rue en se penchant un peu.

Reymond était dans l’extase. Alors Weiss :

— Croyez-vous que les descendans des bourgeois qui bâtirent Reichburg et discoururent au fond des caves contre les seigneurs pillards soient mûrs pour l’esclavage ? Pour l’instant, pressons le pas. J’entends déjà un bruit de fourchettes.

Sous la voûte qui menait à la cour de Klug, Reymond demeura saisi. Dieu du ciel, dans quel monde tombait-il ? Pouvait-on rêver maison pareille ? Trois façades irrégulières, des fenêtres à meneaux, des gargouilles aux gueules largement fendues ; un escalier extérieur, continué dans une tourelle ; le puits avec son seau, sa chaîne ; autour de ce puits, tombées de là-haut sur les pavés, des plaques de soleil dentelées par les décrochemens du toit, entaillées par les corniches. Tout cela cuit par les étés, grisaille par les pluies, verdi par les mousses. En cet instant, dans cette cour, un vacarme et des couleurs de kermesse, des tables dressées où étincelaient les flacons, où croulaient les miches, où fumaient les soupières ; et des femmes qui couraient quérir les victuailles, et de grands gaillards aux faces colorées, aux gestes abrupts, qui fumaient, s’exclamaient et riaient avec des voix de forgerons.

… Voici que Klug accourait, poilu jusqu’aux yeux, et il tendait aux arrivans ses deux mains larges comme des battoirs à linge. Autour d’eux les jurons claquaient, pareils à des coups de poing sur une table.

— Salut, bonjour, Weiss… Salut, monsieur. Cordiale bienvenue je vous souhaite. Avez-vous de l’appétit ? de la soif ?… À la bonne heure !… Ici, pas de présentation. On lie connaissance devant le gigot… Messieurs ! (il se serait fait entendre d’une brigade) Babele a secoué son tablier. C’est le signe convenu. À table ! Tout le monde à l’attaque !

Il y eut une acclamation. Les notables s’assirent d’abord, Guhlmann, son énorme menton rose posé sur sa cravate mauve, Krebs dont le regard humide sondait les profondeurs de la cuisine, Ammersberger, les mains dévotement croisées sur le ventre, et Weiss, et Reymond, d’autres encore. Après eux, les vignerons s’empressèrent. Cela fit un crissement de souliers ferrés, puis un alignement de barbes blanches, de barbes grises, de moustaches blondes, vrais rayons de soleil sur le teint rouge. Et tous regardaient le maître, sans servilité, en hommes que lie une rude fraternité.

En silence, on se penchait sur le carton du menu où couraient en guirlande des enfans nus. On lisait : Potage à la reine. Asperges. Truites au bleu, sauce hollandaise. Pommes nature. Vol-au-vent Toulouse. Choucroute garnie à l’alsacienne. Gigot de chevreuil. Salade. Buissons d’écrevisses. Bombe. Biscuit. Fromages assortis. Fruits. Dessert. Café. Liqueurs. Cigares. Et des vins trop longs à énumérer. Bon appétit, Messieurs !

Devant chaque assiette, sept verres, depuis la flûte, en passant par la coupe, jusqu’au verre trapu, démocratiquement assis sur son large fond, car il y a les gros vins rouges, et ceux qui aiment à s’étaler pour faire l’étoile, et ceux qui aiment à mousser dans un cristal étroit comme une bague.

Un bruit, soudain, discret à la table des notables, sans merci à celle des vignerons : le potage qu’on absorbe. Et c’était vraiment beau de voir ces faces cuites au soleil, ces serviettes déployées comme des drapeaux, ce rythme des bustes, des coudes au travail, ces lèvres suçant les moustaches. On se regardait alors paisiblement. Et l’on ne disait pas grand’chose. Ne convient-il pas d’attendre sans fièvre le moment où l’âme des flacons, transvasée, chatouille le cœur, délie les langues ? Être l’hôte de Joseph Klug, propriétaire à Reichburg, on le sait, ce n’est point une sinécure. Autour de sa table, pour réduire en taupinières les montagnes d’asperges, ne sont admis que les hommes sérieux, et non ces moulins à paroles qui ne savent point affronter la mangeaille. On se regardait à nouveau, les lèvres égayées de graisse fine.

Manches retroussées, les femmes des vignerons apportaient les plats de choucroute où tremblaient les tranches de lard, où s’arrondissaient voluptueusement les saucisses. Et il y avait aussi Lina, la plus belle fille de Reichburg, qui offrait les sauces en baissant ses chastes paupières, peut-être pour montrer la longueur de leurs cils. Quand elle daignait les soulever, alanguie, elle montrait des yeux d’un bleu si tendre qu’on en gardait le cœur amolli. Galant, VVeiss fredonnait une chanson où l’on parlait de bleuets, de ciel de printemps. Et Lina souriait, glissait le long de la table, revenait, inclinait sa nuque grasse, ses tresses blondes.

— Vous voyez ce grand jeune homme, là-bas, disait Klug à Weiss, ce grand à moustache noire, celui qui ne quitte pas la Lina de l’œil ? C’est son fiancé, Gustave Badwiller. Ils se sont promis il y a huit jours, pendant les effeuilles. Ah ! il y en a de la colère et de la jalousie parmi les gars de Reichburg ! Pas le sou, la Lina, mais entendue à la besogne. Et des yeux !

On était heureux. On dégustait les crus. Les narines s’enflaient en reniflant leur fumet. On claquait de la langue, on montait son regard, d’un air inspiré, jusqu’à la girouette de la tourelle.

— C’est du Kitterlé 1900…

— Ce Riesling, il est bon, mais il lui a manqué un dernier coup de soleil.

— Moi, je reviens toujours au Riquewihr. Ça se flaire avant de se boire.

Et ils distinguaient, en hommes penchés toute l’année sur les ceps, les « vins de gosier » des « vins de langue, » car il en est qu’il faut faire glisser sur la langue et d’autres qui caressent la luette.

— C’est à la manière dont il boit le vin, expliquait Weiss, qu’on reconnaît le vrai civilisé. La bière, ça s’entonne, ça noie la soif. Le vin, ça se déguste. Il y a de l’esprit, là dedans, toute l’âme d’une terre, toute la couleur d’une race. Cependant, le thermomètre montait à vue d’œil. Arrachées des gilets, les serviettes gisaient sur la table, entre les coupes de fruits et les carafons de kirsch. On lançait des choses en patois. Des gestes immenses, des faces hilares, des fronts luisans, de la béatitude au fond des yeux… Un signe de Gustave Badwiller à sa bonne amie. Ils s’étaient pris à la taille et les voici pirouettant sur les pavés de la vieille cour, frappant la mesure du talon, front contre front, le tablier rouge de la Lina flambant au soleil, s’éteignant à l’ombre… Des rires gaillards secouèrent les épaules ! Un vigneron avait tiré d’une poche sa petite flûte et il jouait un air attendri, terminé en notes polissonnes. On applaudissait, on s’agitait dans le cercle des fumées bleues. Et là-haut, dans le rond de ciel, un vol de pigeons semait des flocons blancs.

— Ça commence ! ça commence ! criait Weiss. Vive l’Alsace ! Ça va bien, mais ça ira encore mieux quand les Schwobs seront dehors !

Et il contait une de ces histoires populaires qui ont, en Alsace, le don de génération spontanée.

— En fait de Schwobs, vous connaissez celle-là ?… C’était au paradis, au commencement du monde. Le bon Dieu avait tant de préoccupations qu’il confia à saint Pierre le soin d’achever la création de l’humanité. Saint Pierre s’en tirait pas mal du tout. Il prenait les morceaux dans une corbeille, il assemblait, il vissait… Une tape sous le menton et l’homme se mettait en route pour le pays qui lui était désigné. Seulement, c’est un travail de précision. Saint Pierre se fatiguait. Et voilà qu’il se trompe et qu’à un homme il donne deux estomacs et point de cœur et à un autre deux cœurs et deux estomacs. C’est des choses, ça peut arriver… Saint Pierre s’aperçoit du malheur. Quoi faire ? Le voilà devant le bon Dieu. Il avoue sa distraction et il dit : « Peut-on se servir de ces deux hommes ? » Dieu réfléchit. Il penche la tête. Et soudain : « L’homme qui a deux cœurs, tu le mettras en Alsace : un de ces cœurs sera pour cette Alsace, l’autre pour la France, et les deux estomacs pour lui. Quant à l’homme qui n’a pas de cœur et deux estomacs, tu le poseras au delà du Rhin et tu le baptiseras Schwob. »

Ces récits, point méchans, nés du cœur d’un peuple opprimé, ont le don de divertir. L’auditoire rit donc largement, tant et si bien qu’il eut soif et qu’il fallut vider encore un verre de Kitterlé. Et les vignerons avaient aussi leurs histoires, léguées par les vieux. On riait de nouveau à se rendre malade, de ce rire profond, sain, puissant, que connaissaient les héros de Rabelais et qui coule en cascade, s’apaise, reprend de plus belle, et alors les pommettes brillent, les yeux pleurent, les veines dessinent leurs arabesques sur le front, et, quand c’est fini, on se sent plus léger, tout frais, tout dispos, prêt à retourner à la tâche coutumière.

Maintenant, sous un vaste berceau recouvert de rosiers grimpans, dans le jardin de Klug, ils jouaient aux quilles. Le parfum des roses se mêlait au parfum de la vigne en fleurs, la chaleur de juin vibrait sur les toits de Reichburg ; infatigable, la cigogne claquait du bec au faite de son pignon ; filles et garçons passaient sur le chemin, se tenant par le petit doigt, fredonnant des chansons un peu tristes ; des ombres bleues se tassaient aux creux des vallées et toujours, dans leur nid de pierre, les cloches battaient de l’aile… Qu’il faisait bon, par ce dimanche après-midi, dans ce jardin du vieux pays, avec ses roses, ses ancolies, avec ses choux à grosses têtes, ses fraises, ses cerises bientôt mûres ! Il n’était qu’un rire, ce jardin, d’où se retirait à pas prudens un matou troublé dans son sommeil.

— Ah ! disait un des notables de Reichburg, on est heureux, par là… Oui… si ce n’était, si ce n’était…

Il ne terminait jamais sa phrase.

— Si ce n’était le phylloxéra… essayait Weiss.

— Oui, si vous voulez… Et encore, lui, on le sulfate, tandis que, sur ceux que j’entends, ça ne prend pas.

Patois et français s’entre-choquaient, tandis que roulait la boule au long de la planche, que s’effondraient les quilles avec un bruit sec.

Sept heures sonnaient au clocher. Et l’on s’était assis à nouveau dans la cour autour de la table où les pâtés arrondissaient leur dos brun, où les bouteilles alignaient leurs têtes fines. On chantait, on portait des santés. On se hâtait de jeter sa joie au ciel déjà pâli par le soir, car on allait se quitter.

Et c’est alors que se passa une scène d’une simplicité inouïe. La porte de la voûte était close. On était bien chez soi, entre gens sûrs. Weiss avait dit quelques mots dans l’oreille de Klug, et Klug avait appelé son fils, un garçonnet de dix ans. L’enfant disparut en courant. On le vit, l’instant d’après, ouvrir la fenêtre de la tourelle, disparaître encore ; soudain, comme chez le grand-père Weiss, le drapeau flotta, celui qu’on tient caché dans l’armoire secrète. À sa vue, tous s’étaient tus, tous s’étaient levés, tous s’étaient découverts, notables et vignerons. Quel silence ! Et tous ces regards levés vers les couleurs balancées ! Dans le fond de la cour, les femmes, la belle Lina, qui le regardaient aussi. C’est dans ce silence que Gustave Badwiller proclama en patois, et d’une voix de stentor, son intention de haranguer le drapeau en français. En français ? Il y eut un étonnement parmi ceux qui connaissaient l’homme, car il ne savait rien de la France, il ignorait tout de sa langue, il avait servi le vainqueur en quelque lointaine province où sa prestance lui avait valu les galons de sergent. On se taisait, ému, inquiet. Et tout le monde, maintenant, regardait Gustave Badwiller. Mais lui, de ses yeux aigus, il regardait le drapeau avec une intensité magnifique, comme si un instinct lui montait au cœur, d’obscurs élans. Sa poitrine se gonflait sous l’effort, son front ruisselait de sueur. Deux fois, le vigneron essaya de parler, cherchant des mots, tendant les poings, beau dans sa souffrance sans paroles. Et soudain ce cri :

— Vive le France, noun de Dié !…

Le vigneron s’assit d’un bloc, épuisé.

Jamais Reyraond, — et Dieu sait s’il en avait entendu dans les cantines de son pays ! — n’avait ouï plus beau discours.

On serrait les mains tendues. On se séparait. Derrière eux, Weiss et Reymond laissaient les toits de Reichburg, les collines plantées de vignes. Ils allaient bon pas, par le chemin bordé de haies. Le Suisse et l’Alsacien se donnaient le bras. Et pour rythmer leur marche sous les étoiles, eux aussi criaient : « Vive la France, noun de Dié ! »

On part en vacances. On revient. Rien n’est changé. Le Rhin roule ses flots verts ; les fabriques crachent leurs fumées ; la Forêt-Noire, les Vosges bleues ; entre elles, le jardin de la plaine ; le petit train siffle, s’époumone, court dans l’étroite vallée, au bord de la rivière aux eaux moirées. Sur le quai des gares, la casquette rouge du chef, le casque à pointe du gendarme. Une colline est jetée de côté, une autre encore. Le clocher de Friedensbach se lève au-dessus des vergers. Et voici le cocher joufflu, Jean et René chapeau à la main, très gentils, un peu gênés.

— Vous avez passé de bonnes vacances, monsieur ?

— Merci, merci. Et vous-mêmes ? Vos parens vont bien ?

Tandis que les chevaux trottent, on échange ces tristes banalités. On se réjouissait tant de se revoir, et voici que l’on est séparé par ces deux mois de vacances, durant lesquels les yeux et les esprits se sont donnés à des paysages différens, à des préoccupations dissemblables. Entre élèves et professeur, il y a toute la distance qui sépare une plage de Normandie des glaciers helvétiques. On ne dit plus rien, déçu. On sent qu’il faut laisser aux jours qui vont venir le soin de renouer les fils. Vivre ensemble : alors tout conspire, le ciel, les arbres, les hommes avec leurs gestes, leur accent et leurs phrases, pour créer à nouveau cette unité que l’on souhaite.

Le même portier, la même cour où tombe l’éternel ronronnement des machines, les mêmes crânes penchés derrière les mêmes fenêtres du même bureau. De sa cuisine la vieille Julie salue. « Nous sommes heureux de vous revoir, » dit Mme  Bohler. Un fil se renoue. Dans la salle d’études, la carte de géographie, la statuette de Jeanne d’Arc, la mappemonde, les livres ; sur le tableau noir, ces mots écrits en lettres capitales : « 16 juillet. Les vacances ! Vive la France ! » La chaise de Reymond est dans l’embrasure d’où l’on voit le chemin qui monte vers la forêt, les clairières où s’arrondissent les buissons de genêts. Et voici que les objets viennent à votre rencontre. Les yeux qui vous observent reprennent leur regard de confiance. La vallée vous ressaisit.

— La joyeuse bande des mercredi et samedi, explique Mme  Bohler, sera bien réduite. André Berger et Émile Zumbach, très pris par leur école professionnelle, ne rentreront à la maison que le dimanche. En revanche, Charles Weiss se joindra à mes fils aussi souvent que le programme du collège le lui permettra. Encore un an et nous fermerons cette salle d’études ! René pourrait nous rester encore un peu de temps, mais nous ne voulons pas séparer les deux frères. Encore un an !

— Nous reviendrons, clame René, nous reviendrons avec l’armée française !

Et voici M. Bohler, avec sa figure si jeune et ses cheveux si blancs, son buste très droit, sa timidité de silencieux énergique, ses gestes brefs qui semblent dresser une barrière. Avec lui, on retrouve l’Alsace, la lutte, la souffrance cachée. Et il répète :

— Dans un an… dans un an… En attendant, travaillez bien, les garçons.. Les livres sont arrivés, monsieur Reymond. Demain, à huit heures, vous pouvez ouvrir l’usine.

On se quitte. Reymond suit la route, franchit le passage à bniveau, passe devant l’école où il aperçoit Kummel, qui se plie en une profonde révérence. Les oies cancanent près de la fontaine où trône l’homme ventru. Les gamins se poursuivent en traînant leurs sabots sur les pavés.

— Jacobine, le voilà !

Le vieux Schmoler est sur son seuil, la main tendue. Jacobine accourt. Et l’on retrouve la chambre aux persiennes baissées, les coquillages, le lit avec son ciel et ses tentures de cretonne. La cloche du diner. Les deux tables. On dit : « Mahlzeit !… » On dit : « Bonjour !… » Béat, la barbe sur l’estomac, Kraut contemple la veuve à l’opulente poitrine. Silencieux, immuables, les fonctionnaires mangent et boivent.

La nuit se pose sur les toits. Le pas du gendarme sonne dans la rue déserte. En sa mansarde, l’apprenti du cordonnier joue de l’accordéon. Les trois générations Schmoler disent des choses en patois. Que le lac Léman est donc loin, les montagnes, les prés où tintent les sonnailles des troupeaux !

Reymond se demande s’il a jamais quitté Friedensbach.

Le lendemain matin, heureux de constater que les connaissances de ses élèves ne s’étaient point trop évaporées, Reymond fit un discours ministre ; on allait se mettre à la besogne d’arrache-pied, enlever le baccalauréat à la baïonnette.

— Je compte sur vous, mes amis. Et maintenant, avant de passer à l’attaque, allons renouer connaissance avec les Vosges. Après quoi nous ferons du bon travail.

On se remit à l’ouvrage avec une sorte d’acharnement, dans la monotonie des jours.

Aboi de la sirène, halètement des machines, chanson des sabots sur les pavés, ces bruits vous conditionnent. Ils paraissent nécessaires et éternels. On existe en eux et par eux. On va de l’un à l’autre, le matin, l’après-midi. Ils vous dictent une discipline stricte. Et le drame alsacien est oublié ou plutôt mis de côté, enfermé dans l’armoire avec le rouet et le drapeau. Il faut bien vivre, et vivre, c’est sortir du lit, travailler, manger, se soumettre à l’ordre établi par la force, se donner aux habitudes, devenir pareil aux machines dont les bras d’acier vont et viennent, dans ce sens et jamais dans un autre… Cela jusqu’au jour où des choses qu’on croyait mortes, mortes et enterrées et mêlées à la poussière, vous piquent le cœur, vous campent debout avec une flamme dans les yeux… C’est court. La réalité vous ressaisit. Pour la minute que l’on passe sur la cime, que de semaines, que de mois durant lesquels on rampe sur le sol mouvant de la plaine ! L’émotion use et tue. L’habitude conserve. Weiss le dit bien dans son langage imagé : « Du panache deux fois l’an. Pendant le reste du temps, on tourne sa manivelle, on se tait, on dure dans le gris… »

On dure dans le gris. C’est bien ça.

— C’est vous, monsieur Weiss ?… Et les Vosges ? À quand la première escapade ?

— Ne me mettez pas l’eau à la bouche. Un hiver comme celui-ci est le pire des supplices.

Et voici qu’il parle comme Jean Bohler.

— Si nous étions nous-mêmes, libres, nous aurions un petit théâtre, nous ferions venir de temps en temps un conférencier… Allez donc essayer !… Kummel, Döring et le gendarme, c’est la sainte Trinité. Plutôt que de subir des observations, des ricanemens ou des rebuffades, on renonce à tout, on se met en boule, comme le hérisson. Et quand le brouillard s’en mêle, c’est complet. Brr !

Vraiment, le journaliste en mal de copie qui viendrait en ce moment, à Friedensbach, collectionner des mots héroïques, partirait la besace vide. À quoi bon parler, déblatérer ? Est-ce que ça avance les choses, par hasard ?

Le père Herzog, le vaincu de Sedan, cloue donc ses semelles en conscience. Le vieux Schmoler, le vaincu de Woerth, va et vient dans son grenier, sépare les pommes blettes des pommes saines, mastique le trou où passent les rats, coupe menu des branches sèches, les lie en fagots. Et Jacobine trottine du fer à repasser à la casserole où cuit le saucisson. Au restaurant, Mme  Vogel continue à faire sauter les omelettes, à goûter les soupes, à dresser la table, à sourire aux cliens avec une placidité qui maîtrise les langueurs de Kraut. Pauvre Kraut ! Ce brouillard le déprime plus que quiconque. Parfois, après qu’il a chiffré tout un matin, sa pensée s’arrête comme une horloge encrassée. Dans le cliquetis des fourchettes qui le fatigue, il songe à la retraite. Est-ce qu’un homme de son âge a été créé pour vivre seul ? Il convient qu’une femme veille sur le trousseau, entoure d’un linge la boule d’eau chaude, noue ses bras tièdes autour de ce cou de fonctionnaire fidèle. Kraut ne sait plus bien s’il a fait à l’hôtesse un signe amical. Il croit que oui… Les dîneurs sont partis. Kraut demeure seul sous la flamme de gaz qui crépite… S’il entrait dans la cuisine ?… S’il disait très simplement sa solitude, les besoins de son cœur, le chiffre de sa retraite ?… Il n’ose pas. Il n’osera jamais. Et il s’en va, le chapeau vert enfoncé sur la nuque, les yeux candides, un peu triste, la barbe suintante de brouillard.

C’est encore lui. Il fait décidément trop laid dehors, trop froid dans la chambre, sous les tuiles. Kraut a pris une décision. Il se sent fort de toute la vieille Allemagne qui sert Dieu, fort des vieilles légendes, de la jeune gloire de son pays. Une porte a grincé. Penche’e sur la marmite où l’eau qui va servir à laver la vaisselle bouta gros bouillons, Mme  Vogel montre son éternel sourire d’hôtesse prudente. Elle recule. C’est qu’il est effrayant, le brave homme, effrayant de candide rougeur, d’aveux balbutians, effrayant avec ses yeux clairs où luit une convoitise sénile ! Pour prendre le ciel à témoin de son refus, la belle veuve a levé vers le plafond ses deux bras nus.

— Madame Vogel, dit le vieux Kraut avec un calme sinistre, vous me comprenez, n’est-ce pas ?… J’ai droit à ma retraite… Si vous voulez, je tiendrai le livre de comptes de la pension… J’ai l’habitude…

La veuve se dérobe. Avec une douceur tenace, elle suggère à Kraut que la Thuringe est peuplée de femmes excellentes. Kraut a un sourire amer.

— Est-ce que vous refusez parce que je suis Allemand ?

Il vaut mieux, pour l’avenir de la pension, ne pas répondre à cette question.

— À quoi pensez-vous, monsieur Kraut ?… Mon mari est mort il y a deux ans. S’il vous entendait !

Mlle  Schmoler entre innocemment. Il n’y a plus qu’à se retirer. Tout s’effondre, Dieu, les vieilles légendes, la jeune gloire. À quoi sert d’administrer ce pays avec sollicitude, puisque les veuves y refusent l’amour des vieux fonctionnaires ?

Depuis ce jour, Kraut s’aigrit. Il perd la mémoire. La bière, le cervelas, la moutarde, la choucroute, ces mets divins ont un goût d’amertume, de déchéance. Au bureau, des papiers traînent, les comptes ne bouclent pas… Il est vieux. Sa tête s’en va. Des souvenirs d’enfance lui reviennent avec des violences extatiques. À ceux qui prennent des nouvelles de sa santé, il répond toujours :

— Je veux retourner à la maison…

Ces mots, il les prononce avec des larmes dans la voix, un tremblement sénile des lèvres. La maison !… Elle n’est pas en Alsace. Elle est de l’autre côté du Rhin. Il lui prend des envies de se cacher dans la jupe de sa mère, comme autrefois… Sa mère ?… Alors, puisqu’elle est morte, dans la jupe verte des forêts où, enfant, il cueillait la fraise avec des camarades d’école.

— Je veux retourner à la maison…

En coup de vent, un télégramme entre deux doigts, M. Bohler est sorti du bureau. Il n’est que onze heures du matin. Qu’arrive-t-il à cet homme esclave de la règle ?… La porte de la maison, vivement repoussée, claque.

— Qu’y a-t-il ? demande Mme  Bohler, effrayée.

— Je n’y comprends rien. Un télégramme de Leipzig. On m’annonce la mort de Marthe.

Marthe, une nièce orpheline, qui épousa, contre une volonté durement exprimée, un banquier de là-bas ; Marthe, la blonde et bonne fille qui, tant de fois, courut dans ce petit salon, grimpa sur les genoux de l’oncle devenu son père, morte à vingt-cinq ans, et qu’on va descendre dans cette terre étrangère…

— Marthe ?…

— Aussi, cinq enfans en cinq ans ! Le cinquième l’a tuée… Je n’irai pas. D’abord, c’est trop loin. Et puis… Non, je n’irai pas.

— En souvenir de ton frère, il faut y aller. Crois-moi. Cette pauvre Marthe !… Qui aurait cru ?… Devant la mort, il n’y a plus qu’à oublier, qu’à pardonner.

— Est-ce que je lui en veux à la pauvre enfant ?… Est-ce qu’on sait ce que l’on fait à dix-neuf ans ?… Nous n’aurions jamais dû l’envoyer en pension en Allemagne. Avons-nous été trop durs pour elle ?… Aussi, est-ce qu’on épouse le fils d’un homme qui a sabré nos soldats en 70, qui a travaillé de son mieux à nous voler notre pays ?… Enfin, c’est du passé tout ça, et maintenant elle est morte. Non, je n’irai pas, je ne peux pas y aller. Quelle grimace faire devant cette tribu de Zingler ? C’est impossible.

— Vas-y, mon ami, crois-moi.

— Non.

On regarde la photographie posée sur le petit bureau, où une enfant rit de toutes ses dents.

— Crois-moi, vas-y.

— Non.

M. Bohler s’en va. Dans la cour, on voit passer sa tête aux cheveux si blancs…

Il va sans dire que M. Bohler est parti le soir même. Il a été deux jours absent. De retour, il n’a pas dit grand’chose.

— Ils ont été très convenables. Le mari était atterré. Il l’aimait bien… C’est comme je pensais : elle est morte en donnant le jour à son cinquième enfant, qui vit, lui. Cette pauvre Marthe ! On m’a montré son portrait, très ressemblant, perdu au milieu des portraits de quatre ou cinq générations de Zingler, presque tous en uniforme. Ça me faisait l’effet d’un tableau volé à la guerre… Il a plu tout le temps… Ah ! laissons ça…

M. Bohler s’est tu. Et sa femme, qui le connaît, n’a pas demandé davantage. Ce que M. Bohler n’a pas dit, car cet énergique ne veut pas s’avouer sentimental, c’est qu’il avait emporté un peu de terre d’Alsace, et que cette terre, il l’a jetée sur le cercueil, au cimetière.

Janvier. De la pluie, de la boue. Les gouttières pleurent. On n’a jamais vu un hiver comme celui-là. Rabattue, la fumée des fabriques tombe en malédiction sur la terre.

Suzanne Weiss est à Paris, chez une cousine. Avec elle, la gaieté de Friedensbach est partie.

Et la laine ne marche pas. M. Bohler est d’une humeur massacrante… À la salle d’études, le travail se poursuit conformément au programme : on traduit de l’Horace, du Tite-Live, du Tacite, de l’Hérodote et du Platon, on étudie la Révolution française, on lit Racine, Bossuet et Voltaire. Après quoi, Jean se précipite sur son violoncelle et René sur ses haltères. Car René veut être officier, et il entend se doter de doubles muscles. Il en est au quatorzième exercice de son traité de gymnastique. Une heure chaque soir, il manœuvre son torse, jette les bras en arrière, les jambes en avant, soulève les poids vingt et trente fois. Énervés, les frères se querellent :

— As-tu fini de miauler sur ton violoncelle ?

— Et toi de grimacer, assis sur les talons ?

— Ce n’est toujours pas en jouant du violoncelle qu’on chassera les Allemands d’Alsace !

— Petit crétin, va !

— Grand crétin !

La conversation se poursuit sur ce ton. Le pas du père. On se tait.

On veille au petit salon. Certain soir, les deux potaches doivent noircir quelques lignes sur ce sujet : Ma première émotion littéraire. Fébrilement, ils passent en revue la bibliothèque, les livres d’enfant, maintenant méprisés, les livres d’aventures, de science, de sentiment. Mme  Bohler écrit. Caché derrière un journal, son mari fume. Cette fumée intermittente, le grignotement de la plume loquace, une page que l’on tourne, le clair tic tac de la pendule, augmentent encore la quiétude de cette chambre tiède. À leur tour, Jean et René écrivent, raturent, gémissent, recopient. Ça y est !

— Montrez-moi ça ! dit soudain M. Bohler.

— Pas à haute voix, non ! supplient les deux garçons.

— Est-ce que je vous consulte ?… De Jean, d’abord.

« Quelques pages de mon premier livre d’histoire me resteront toute la vie. La vocation de Pierre l’Ermite ; la foule, entraînée par lui, criant : « Dieu le veut ! » tous, au mépris de leur vie, s’enflammant d’un zèle vengeur, abandonnant famille, maison, pays, pour marcher contre l’Infidèle. Cela m’enthousiasmait, me donnait des idées sublimes… Je demeurais des minutes entières en contemplation devant la gravure qui ornait le texte : un sentier rocailleux, une terre aride, l’interminable procession de ces hommes qui allaient au combat, au bout du monde. Dans ce temps-là, — j’avais huit ans, — il m’arrivait souvent de partir avec un peu de pain dans un bissac. J’allais sur la grand’route, je marchais, je marchais, ayant fait avec candeur le sacrifice de ma vie, jusqu’au moment où la bonne me rattrapait et me secouait d’importance… Émotion littéraire, par association d’idées. À huit ans, déjà, j’attendais chaque jour les Français, je les voyais sur un sommet des Vosges, criant : « Dieu le veut !… » Et c’était si grand qu’en reprenant mon récit, j’y mettais une beauté absente d’un texte bien sec. » M. Bohler se tait. C’est Mme  Bohier qui dit :

— Bravo, mon Jean ! À René maintenant.

« Moi, tant que je vivrai, je soutiendrai que Jules Verne est épatant. Il est littéraire parce qu’il suggère des masses de choses. Écrit-il bien ? je n’en sais rien. Mais ce que je sais, c’est qu’il vous grandit. On va dans la lune. On fait vingt mille lieues sous la mer. On invente des machines. Toutes les inventions modernes (sous-marin, automobile, télégraphie sans fil) sont dans Jules Verne. Ces engins sont littéraires, parce que franchir les espaces, plonger sous les mers, planer au-dessus des mondes, ça donne une émotion, ça fait rêver, ça nourrit l’imagination. Et surtout c’est littéraire, parce que c’est avec ces trucs qu’on reprendra l’Alsace-Lorraine… »

Un éclat de rire accueille cette lecture. René se fâche tout rouge. Il croit qu’on se moque de lui.

— C’est épatant ! C’est la mienne qui est le plus chic… D’abord, littéraire, je ne sais pas ce que ça veut dire. Je suis scientifique, moi.

D’un mot Mme Bohler calme cette exaspération :

— Allons, allons, rire ce n’est pas se moquer. Elle est très bien, ta composition. Venez m’embrasser, mes garçons, et allez vous coucher…

Le porte s’est refermée. Les parens se regardent avec attendrissement. M. Bohler, qui n’est pas coutumier d’optimisme, dit soudain :

— Ils sont magnifiques, nos fils… Et quand je dis nos fils, je parle d’une façon générale. Partout, j’ai les mêmes échos. Ils ont quelque chose dans le cœur. Ils ont des muscles… Oui, oui, les Kummel et consorts n’ont qu’à se bien tenir !

— Vous ne vous ennuyez pas trop, monsieur Reymond ? demande parfois Mme Bohler.

— Pas du tout, madame.

Reymond ne dit pas la stricte vérité. Cet hiver lui paraît autrement long que le premier. Friedensbach lui a livré tous ses secrets, les vieux toutes leurs histoires. Où est, maintenant, l’Alsace héroïque qu’il croyait avoir surprise ?

Kummel se charge de mettre un peu de piment dans cette paix somnolente. Il vient d’avoir la visite de son frère, Walther Kummel qui demeure à Nancy, à Paris, à Bruxelles, à Cologne, à Berlin, un mois ici et un mois là, car ses affaires l’obligent à de fréquens déplacemens. Quelles affaires ?… Strasbourg et Metz le voient aussi fréquemment, Belfort et Épinal, les villes frontières de préférence. Ce Walther Kummel parle l’anglais, l’italien et le français aussi bien que sa langue maternelle. Aimable, insinuant, son étui à cigares toujours bien garni, il voit beaucoup de monde qu’il s’entend à faire parler. On dit de lui : « C’est un charmant homme. »

Il est donc venu à Friedensbach visiter son frère, ses sept neveux et nièces, sa belle-sœur, Anna Kummel, qui porte toujours un tablier brodé sur sa jupe noire, qui chante si bien au fond de sa cuisine : Mein Herz ist ein Bienenhaus… Durant quelques jours on a vu ici ou là sa tête osseuse, ses yeux vifs au regard fuyant, ses joues plates. Le juge le saluait très bas, le gendarme encore plus bas. Puis il est parti pour Paris où l’attendaient des affaires. Il faut croire que le Lehrer Kummel s’est abreuvé à la source, car après ce départ, comme obéissant à un mot d’ordre, son patriotisme s’est exacerbé.

Certain matin que Reymond n’avait pu assister à la leçon donnée par Kummel à ses élèves, il les trouva hors des gonds, brandissant un papier, criant ensemble :

— Lisez ça, monsieur ! Nous devons le mettre en allemand. C’est dégoûtant !

Reymond prend le papier. Il lit :

« L’Allemagne, centre de l’Europe.

« Ce n’est pas seulement par sa situation géographique, mais bien aussi par son importance morale que notre chère patrie est le centre de l’Europe. En considérant nos voisins, nous constatons en eux des défauts trop caractéristiques pour qu’on puisse les nier. Les Anglais sont incapables de fournir des savans, alors que notre pays s’enorgueillit à juste titre d’une foule de chimistes, de physiciens, de mathématiciens du plus haut talent. Nos universités n’envoient-elles pas des rayons de lumière jusque dans les lieux les plus reculés de la terre ? On doit reconnaître que les Français et les Belges ont un certain esprit d’invention. Mais leur légèreté et leur insouciance les empêchent totalement de s’attacher à leurs découvertes et d’en tirer profit. S’ils avaient la profondeur de notre caractère, ils se rapprocheraient un peu de ce peuple allemand dont vous faites partie. Tandis que chez nous, du premier au dernier, chaque fonctionnaire fait son devoir, nous voyons chez nos voisins le plus grand désordre dans toute l’administration et le manque absolu de patriotisme. Les Italiens sont trop passionnés pour pouvoir juger sainement des choses. La raison, qualité maîtresse dirigeant toutes nos entreprises, ne peut diriger nos fougueux voisins.

« On n’ose presque pas parler de l’ignorance et de la paresse russe, de l’incurie qui règne dans cet immense empire. Ces différens défauts sont tellement essentiels que la civilisation des peuples en est totalement arrêtée et que leur niveau moral n’atteindra jamais le nôtre, à moins qu’ils ne s’inspirent de nos institutions. Alors cette nouvelle Europe dont l’Allemagne sera plus que jamais le cœur, l’organe vital, marchera vers le progrès. Et nous chanterons une fois de plus : Deutschland über alles !  »

Reymond demande simplement :

— Vous n’avez rien dit ?

— Bien sûr que non. Papa nous a défendu de discuter.

— Il a bien raison. Montrez-lui tout de même ce papier.

Le soir même, après sa leçon, Reymond entreprend Kummel.

— J’ai lu, monsieur, le thème que vous avec dicté à mes élèves. Ne pensez-vous pas qu’il vaudrait mieux s’abstenir, de ces textes à tendance… disons : politique ? Vous appartenez au premier peuple du monde, c’est entendu. Est-il nécessaire…

Kummel n’attend pas la fin de la phrase. Il est tout rouge. Tous ses cheveux sont dressés sur son crâne pointu. Derrière les verres des lunettes les yeux brillent d’un éclat prophétique.

— Je vous en prie, nous avons le devoir de proclamer la vérité urbi et orbi comme vous dites, messieurs les professeurs de latin. Ne restons pas sur le terrain des affirmations générales. Des faits. Chez nous annuellement, un million huit cent mille naissances. En France, neuf cent mille, à peine. Chaque année nous gagnons un million d’habitans. Chaque année la France en perd cent mille. Qu’est-ce à dire, sinon que cette grande nation qu’est la France, ce nabab (vous dites ?) du monde possède une grande peur de vivre comme l’a écrit un de nos nombreux grands écrivains… Voyagez donc, ouvrez les yeux, franchissez notre frontière !… Dès Belfort, tout est sale. Journaux, pelures d’orange sur le sol, vitres souillées de poussière… Et partout des femmes en cheveux, des créatures comme vous dites. Industrie enfantine. Commerce patriarcal. Au total, conception médiévale (vous dites ?) des choses…

« J’ai vu l’Alsace que nous avaient livrée les champions de la civilisation. Quelle incurie !… Quelle écurie, plutôt !… Ah ! j’ai fait un calembour… Oui, il faut proclamer la vérité… L’Angleterre est la sangsue du monde. Il faut l’abattre !… L’Italie joue de la mandoline, l’Espagnol de la guitare… Le Russe ? Il a un pou suspendu à chaque cheveu… L’Autriche ? Quelque chose grâce à nous… Et le pauvre Alsacien, debout sur son échelle, qui regarde par-dessus les Vosges ! Il dit : « Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? » Et je réponds, moi : « Rien que le désordre, l’anarchie, la luxure, les disputes, l’alcool et de telles choses. » C’est ce qu’ils nomment : liberté…

« Nous voulons, nous, les Allemands, régénérer le monde, lui apporter la civilisation et le bonheur. Parce que nous avons pitié du monde. C’est cela le vrai idealismus… Écoutez ce qu’écrit à ce propos un de nos hommes de culture. Je l’ai découpé dans mon journal : « Nous, Allemands, nous défendons l’idéal de la fraternité des peuples, de l’état mondial qui embrassera toute l’humanité, le surallemand, l’éternel humain, le cosmique, l’aspiration infinie au saint empire de l’ordre vivant dans l’organisation libre, la symphonie des forces de la vie dans le cœur des peuples. Or, ce n’est pas là un nouvel idéal, mais le plus ancien de tous, universellement humain, cosmique, l’idéal de raison pure orientale, médiévale, romane, l’idéal d’un en tous, de l’unité dans le nombre et du nombre dans l’unité… L’Allemagne est le seul disciple pieux de cet absolu que nous imposerons par la persuasion, si les têtes ne sont point trop dures, par la force si la persuasion échoue. »

« Voilà ! Avez-vous compris maintenant ? »

Sur le crâne pointu, les cheveux demeurent dressés.

— Avez-vous compris ? répète le pédagogue avec une véhémence sacrée,

Que répondre ? On n’argumente pas avec la foi.

Le pédagogue annonce :

— Les temps approchent…

Ce soir-là, on ne va pas plus avant.

… M. Bohler tient en main le fameux papier ; il assure son lorgnon sur le nez, il prend un air sévère de chef. Et soudain il rit d’un bon rire qu’on ne lui connaît guère :

— C’est du délire mystique… Je donnerai à lire ce papier à mes amis de France, il en vaut la peine… Mes garçons, gardez-vous bien de protester. Buvez ce lait… L’orgueil leur monte au cerveau. Une ivresse. Hé ! mangez, dévorez, digérez les peuples, vous finirez bien par en sauter !

M. Bohler se frotte les mains.

Le fils aîné de Weiss, François, qui fait son droit à Strasbourg et suit en esprit curieux des cours à la Faculté des lettres, est rentré passer le dimanche dans sa famille. Au dîner, entre la tourte et le café, on a lu le factum du Lehrer Kummel. Seul, entre tous les convives, — il y a là Reymond, le chimiste Gangloff, l’ingénieur Ballenhofer, — il n’a même pas souri. Et il explique :

— Ça vous étonne ? À l’université, on nous, nourrit de cette littérature.

Comme on paraît sceptique, il se lève, il va chercher dans sa chambre un livre intitulé : Gedanken und Wahrnehmungen, du romaniste G. Gröber. Il l’ouvre et il lit : « L’Anglais est un rustre prosaïque, l’Américain une âme vile et mercantile, l’Espagnol un dégénéré, l’Italien un voluptueux et un fainéant, le Français un débauché, un frivole et un superficiel… » Et cela continue, des pages et des pages, pour prouver qu’il n’y a de nation forte et saine que l’Allemagne, de science que la science allemande, de philosophie et de religion que la philosophie et la religion allemandes.

François Weiss poursuit :

— Mes professeurs, je les ai entendus dix fois se donner le ridicule de guerroyer contre les prénoms français, nier formellement qu’il y ait une littérature française, une poésie française. Victor Hugo écrit pour ne rien dire. Chateaubriand ? Un rhéteur emphatique. Un seul écrivain mérite de retenir l’attention : J.-J. Rousseau, et encore est-ce un Suisse d’affinités germaniques. On concède pourtant aux Welches le feuilleton. On affirme couramment que les Français ne savent pas leur langue, qu’ils prononcent mal, que les seuls Allemands parlent correctement le français, parce qu’ils savent la grammaire, la phonétique… À une ou deux exceptions près, remanier la carte, annexer, est le passe-temps favori de ces messieurs. Et tous à plat devant l’État. C’est le dieu. Il a tous les droits, y compris celui de vie et de mort. Croyant parler à un Alsacien, un de mes professeurs de droit ne disait-il pas dernièrement à l’un de mes camarades : « Pourquoi, dans votre travail, écrivez-vous état avec une minuscule ? On voit bien que vous êtes Alsacien et que, comme tous les Français, vous n’avez aucune idée de ce qu’est l’État (Sie haben keinen Begriff vom Staat). » Le piquant de l’affaire, c’est que l’étudiant à qui l’on adressait ces reproches était Badois… Je vous assure que l’on étouffe dans ce milieu de pédans.

Weiss, les yeux brillans, écoute parler son fils. Soudain, élevant son verre :

— Messieurs, à la santé de Kummel et de ses émules ! Laissons grandir leur folie… C’est eux qui nous rendront l’Alsace !

— En attendant, il faut plier l’échine et compter les coups » observe le chimiste Gangloff.

Weiss n’en démord pas :

— À la santé de Kummel !

Et il vide son verre en claquant la langue.

Février. Les vents se disputent au carrefour des vallées. Il neige, il gèle et dégèle. Sommets blancs, pentes grises, prés verts en bordure de la rivière.

… Aujourd’hui, les persiennes sont closes. On les abaisse quand passent les régimens au casque lourd, les touristes aux mollets gras, le Kreisdirektor en tournée. Derrière ces persiennes aux lamelles obliques, — cent petits chemins par où glisse le regard, — tour à tour les yeux gouaillent, rient ou s’attendrissent quand le curé, sous un dais d’or, promène le bon Dieu, quand un vieux s’en va dans sa caisse noire. Aujourd’hui, derrière ces persiennes, des yeux gourmands, des yeux de dévotes contemplant le péché. Le papa Schmoler et sa Jacobine hochent la tête, blâment, condamnent et guignent tout de même qui passe et se pavane.

Après tant de brouillard, tant de pluie, le carnaval secoue ses grelots. On voit des masques qui ballottent devant les figures ; des robes, habituées à plus d’ampleur, qui flottent sur des hanches maigres ; des perruques dont les boucles pendent sur des joues mal rasées. Le vieux Karcher, qui a du vice, chacun le sait, se promène en femme enceinte ; les fils Badecker, en Mauresques ; la Minna du moulin, en page Louis XV. On se démène, on grimace, on lève la jambe, on danse, on entre dans le café d’où sortent des cris de filles lutinées, on fait cortège derrière la grosse caisse et la flûte. Et l’un bat du tambour et l’autre secoue sa crécelle. Confettis et serpentins. Faux nez et faux cheveux, fausses filles ou faux garçons, fausses œillades dans un jour faux. Passe un ours, passe une dame du grand monde, — bas violets, carrure d’hercule, ombrelle rouge, chapeau en forme de cloche à melon, — passe un gorille accompagné de madame gorille. Dans la cohue, moustache troussée, l’œil au guet, les gendarmes, attentifs aux uniformes, — ils ont coffré un cuirassier français, — attentifs aux couleurs proscrites… Que de hurlemens dans la nuit ! Cramponné à la corde qui le soutient, le garde champêtre n’en finit pas de sonner le couvre-feu. Avec son faux nez pourvu de trois verrues, le voici qui sort de l’école : zigzaguant et vacillant, se garant dans les fossés pour éviter d’illusoires véhicules, jovial et disert, vaille que vaille, il progresse dans la direction de son domicile. Grumbach est devant le sien, qui a déjà lancé son cinquante-deuxième coup de pied dans la porte obstinément close… Et voici que la lune, que l’on ne connaissait plus depuis des semaines, montre sa face d’ahurie entre deux nuages.

— Que voulez-vous, dit Weiss à Reymond, il faut bien se secouer de temps en temps ! Faute de mieux, nos gars soufflent dans des mirlitons ! On vit petitement. On s’étiole…

Sur les monts, le chapeau blanc de l’hiver diminue. Il n’est déjà plus qu’une calotte. Il y a pourtant encore, au creux des ravins, des hachures et des zébrures de neige qui dessinent des gueules ouvertes, des pattes crispées, des couleuvres enroulées. Quand on monte là-haut, tout gargouille, tout clapote et l’on ne compte plus les ruisseaux, petits fous qui se cassent les reins au pied des rocs. La nature est d’une laideur héroïque et travailleuse… Un souffle tiède entre deux souffles froids. La première sève émeut les aulnes. Une couleur de vie vient aux branches bien lavées.

Le temps qui va de l’hiver au vrai printemps est dur à ceux qui languissent. Kraut, lui aussi, en a eu assez. Ça n’a pas traîné. On l’a mis dans un double cercueil de plomb. Comme il a tant répété qu’il voulait retourner à la maison, on l’emmène à la gare, traîné par deux chevaux. Est-il donc besoin de mourir pour apprendre où est son pays ? Derrière les persiennes, on a pitié. Un brave homme, ce Kraut. S’ils étaient tous comme lui, cela irait encore. On l’emmène donc sous sa double enveloppe de plomb scellé. Devant le wagon, les fonctionnaires sont rangés. Les gendarmes saluent. Le juge dit des phrases qu’il lit sur un morceau de papier. Le petit train s’éloigne et l’on regarde, là-bas où coule le Rhin, plus loin, plus loin encore, là où s’étend la verte Thuringe. Chacun chez soi, cela vaut mieux ainsi.

Kraut s’en est allé. Il sera à la maison ce soir.

Le successeur de Kraut vient d’arriver à Friedensbach, Kroner, qui naquit en un village du Wurtemberg. Quand ? C’est bien difficile à dire. Grand, maigre ; des bras interminables, des mains de momie qui lui battent les cuisses quand il marche ; un long cou, une pomme d’Adam toujours en voyage ; piquée là-dessus, une tête d’une intéressante laideur avec une barbe rare qui laisse voir la peau, des yeux tristes, un front drôlement bombé, un crâne puissamment voûté : Kroner n’a pas d’âge ; il tient du marmot en crise de croissance et du vieux qui se détache de la vie.

Au bureau, — état civil, impôts, — Kroner reçoit poliment. Dès que la porte tourne sur ses gonds, il émerge de ses paperasses, il interroge de l’œil, non pas affable, mais consciencieux, gravement humain. Avec les vieux, il lui arrive de parler le français qu’il possède parfaitement. Les services qu’il peut rendre, il les rend, et, quand il écrit le nom d’un mort, il secoue la tête comme pour prendre part.

Ce Kroner vit en solitaire. Le dimanche, on le voit souvent assis sous les saules, au bord de la rivière. Il se promène aussi, les mains au dos, sympathique aux jardins en terrasse, à ces toits du bourg qui se touchent de l’aile. La lune le connaît bien. Elle n’a pas d’ami plus fidèle. Aussi se plaît-elle à dessiner contre les murailles son ombre cocasse.

Le soir, il est possible que Kroner écrive des vers. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il passe des heures et des heures, enfermé dans sa chambre, assis devant la table poussée près de la fenêtre : la plume trotte, le maigre buste se balance comme pour marquer le rythme des syllabes. Soudain, jetant les bras en avant, Kroner déclame. Schiller et Lenau sont ses hommes. Il les cite. Leur effigie en terre cuite trône sur le dos du piano. Car Kroner a plus d’une corde à son arc. Après le bain de poésie, le bain de musique. La tête très haute dans les passages de force, le nez sur les touches dans les passages de douceur mélancolique, l’homme se grise des sons qui montent dans le silence de Friedensbach endormi. Que joue-t-il ? La Pathétique ; après quoi il s’éponge, vidé de son âme, les yeux vitreux. Et voilà que les doigts courent à nouveau sur les touches ; les sons se précipitent, se heurtent, flot puissant ; un chœur invisible lance son Freude ! Freude ! Des pieds, des mains, de la tête, du buste, Kroner se démène ; l’ombre aux mouvemens brisés se tasse en un coin de la chambre, grandit démesurément, envahit le plafond. Freude ! Freude ! Le flot s’étale, s’apaise ; il semble que l’orage s’éloigne derrière la montagne ; après quoi, dans l’air rafraîchi, sur l’azur d’un bleu profond, les hirondelles dansent avec de petits cris joyeux…

Les fonctionnaires n’aiment pas ce Kroner au regard de myosotis. Tout ce qu’il avance les irrite et tout ce qu’ils disent le choque. Kummel se répand à son sujet en sarcasmes :

— Ah ! c’est une fleur du Wurtemberg, une porcelaine de cette vieille Allemagne qu’on brisait pendant qu’elle reflétait la lune… Tout à fait altmodisch, ce pauvre Kroner. Rien pour la force, rien pour la conquête… C’est une personnalité de souvenir, de réconciliation universelle. Un musicien, oui, je suis contraint de le reconnaître ; mais un représentant de la patrie allemande ? alors je dis non… Il faut le renvoyer dans son village du Wurtemberg, afin qu’il puisse, le soir, écouter chanter les sapins qui se balancent. Homme d’étoiles et non de terre allemande ! Kroner ?… une vieille fille évangélique.

Maintenant, à la table des missionnaires de l’Idée, Kroner ne disait plus grand’chose. Il mangeait sans bruit, signe de dégénérescence ; il usait du cure-dents avec discrétion, signe de neurasthénie ; il ne frappait pas du poing pour appuyer ses argumens, signe de faiblesse congénitale. Un soir, pourtant, comme il avait prononcé le mot de bonté, une rumeur l’enveloppa, une rumeur qui ressemblait fort à une huée. Avançant sa figure congestionnée, le voisin cria : « Bonté ?… bonté ?… non, monsieur ! (ce « non, monsieur » fut dit en français.) La bonté ! Nous sommes assez forts pour nous passer de cette médecine… »

Une ou deux fois déjà, demeurés seuls dans la salle du restaurant, Kroner avait échangé quelques mots avec Reymond.

Un soir, les deux hommes se rencontrèrent au bord de la rivière. Ils firent route côte à côte. La douceur de l’air invitait aux confidences, et Kroner, en vraie « fleur du Wurtemberg, » n’y manqua pas.

— J’aime ces deux vieux Schmoler, surtout Mme  Jacobine, avec son bonnet si bien attaché, avec ses joues si bien lavées, avec ses bons yeux de grand’mère. Elle me rappelle tellement ma maman, si simple aussi, si propre de conscience… Mon père est postillon. Il sonne du cor dans les forêts du Wurtemberg. Je suis vraiment son fils… Ah ! si vous pouviez voir notre maison, au coin de la forêt, près de la rivière (et c’est pourquoi j’aime beaucoup cet endroit où nous sommes). Quelque chose est posé sur mon toit, quelque chose de mieux encore qu’une cigogne : c’est la paix, c’est la bonté, c’est le désir d’accomplir la volonté divine. Et ma mère est assise devant la porte, qui raccommode, qui épluche les légumes, qui dit bonjour aux passans… Tout à coup, le cor sonne, et c’est le père, là-haut, sur le siège de la voiture. Il s’arrête un instant. Il dit : « Bonjour, Mutter… » Elle répond : « Bonjour, Vater… » Ils se regardent. Le fouet claque et les grelots sonnent à nouveau dans le bois… J’aime mon Wurtemberg… Et j’aime aussi l’Alsace, sa franchise, sa fierté. Pauvre Alsace, comme nous la menons dur !… Pauvre Alsace !… Je suis bon patriote, monsieur Reymond, vous pouvez en être sur. Et c’est pourquoi je dis aussi : Pauvre Allemagne !

— Et pourquoi donc ?

Kroner ne répondit rien.

Et le père Schmoler disait souvent :

— M. Kroner ?… C’est un Allemand comme on en fabriquait au temps de mon père.

  1. Copyright by Payot, 1916.
  2. Voyez la Revue du 15 octobre.