Olympie (conférence de Coubertin)

Imprimerie Burgi (p. 1-12).



OLYMPIE
Conférence donnée à Paris, dans la Salle des Fêtes de la Mairie
du XVIe arrondissement
Séparateur


En acceptant — bien imprudemment, je le crains — de traiter un sujet que résume un nom de trois syllabes et de sept pauvres lettres, je me suis donné une tâche difficile, car ce nom est un des plus vastes de l’histoire.

Beaucoup parmi vous, peut-être ne s’en rendent pas compte. Sans doute attendent-ils de moi un aperçu de la technique sportive antique, une énumération rapide des trésors artistiques exhumés par l’effort méritoire de l’école allemande d’archéologie, voire le rappel des coups de pioche rudimentaires donnés, il y a cent ans, par la mission française qui accompagnait l’expédition de Morée et à laquelle on dut la découverte d’Olympie, car, pendant des siècles, la trace en avait été perdue : le limon déposé par l’Alphée et le Cladeos dont la jonction s’opère au pied des ruines, avait achevé l’œuvre des convulsions de la nature et de la barbarie des hommes. Rien n’indiquait plus l’emplacement de tant de gloire, de tant de passion, de tant d’énergie dépensées.

Tout cela — et d’autres sujets connexes — voudraient une série de leçons : et, qui sait ! peut-être quelque Sorbonne de l’avenir insèrera-t-elle dans son programme un cours d’olympisme.

Car il existe un Olympisme, donc une doctrine. J’en suis fâché pour ceux — nombreux — qui m’ont honni lorsque j’ai ajouté ce néologisme au langage usuel, mais il le fallait bien. Toute doctrine philo-sophico-religieuse comme l’est celle-là, veut un nom qui l’évoque et la désigne.

Ainsi, voilà mon auditoire fixé sur mes projets et probablement un peu déçu : il espérait des récits de fêtes, des anecdotes, une promenade d’aviateur au-dessus de ce passé deux fois et demi millénaire ; et c’est à une âpre étude de philosophie que je le convie. Laissant à d’autres le soin de détailler le splendeur sculpturale et architecturale dont se paraient les monuments et les sites d’Olympie, vous renvoyant pour le détail des concours aux multiples notices qui ont été publiées et dont aucune sans doute n’est complètement exacte, ni complètement erronée, je veux m’efforcer de vous faire entendre pourquoi et comment le lieu au nom mémorable dont j’ai à vous parler fut le berceau d’une conception de la vie proprement hellénique en sa formule et qui donne à l’histoire de l’Hellénisme la part fondamentale de son relief.

Un tel exposé ne s’enferme pas volontiers dans les murs d’une enceinte comme celle-ci, si que soit elle. Aussi, je vous convie à vous en extérioriser avec moi et à venir vous asseoir sur les pentes boisées du Mont Kronion à l’heure où de l’autre côté de l’Alphée, le soleil levant commence d’ourler d’or les collines ondulantes et d’irradier à leurs pieds les prés verdoyants.

Ce spectacle, je l’ai goûté deux fois à trente-trois années d’intervalle. Un matin de novembre 1894, j’ai pris conscience en ce lieu sacré de l’énormité du labeur que je m’étais assigné en faisant proclamer cinq mois plus tôt le rétablissement des Jeux Olympiques interrompus depuis quinze cents ans ; et j’ai entrevu tous les aléas qui me guetteraient sur la route. Un matin d’avril 1927, j’ai attendu là, dans une sorte de pieux recueillement l’heure où allaient tomber sous la main du ministre de l’instruction publique les drapeaux grecs et français recouvrant le marbre étincelant érigé pour attester le succès. Et lorsqu’au cours de la cérémonie, il m’a fallu répondre à l’hommage du représentant du gouvernement hellénique, ma première pensée a été pour saluer ceux qui, dans la vie, n’ont pas réussi malgré leurs efforts parce que le destin a dressé contre eux ses embûches ; l’évocation de leur troublant cortège enseigne la modestie intérieure et le néant de ce que nous appelons le mérite…

De cette jolie forêt de pins qui escalade le Mont Kronion (réduction gracieuse et comme miniaturée du prestigieux Pentélique), on peut restituer les longues avenues de platanes par où venaient jadis les athlètes et les pèlerins, les ambassades et les marchandises, tout le trafic et toute l’ambition, tous les appétits et toutes les glorioles d’une civilisation à la fois complexe et définie, plus qu’aucune autre ne l’a été depuis. On peut restituer aussi les approches du temple, son perron et ses colonnades, et la multitude des édifices qui l’entouraient : ex-votos, oratoires, lieux d’offrande et de sacrifices… Tout de suite, l’Altis — l’enceinte sacrée — s’affirme comme un foyer religieux, un centre cultuel. Chez ce peuple, en ce temps surtout, on imagine mal une religion ne reposant pas sur une conception philosophique positive.

Cherchons donc la base de celle-ci. Et s’il y a eu vraiment une religion de l’athlétisme dont les autels se sont par la suite, et à plusieurs reprises, relevés plus ou moins gauchement, plus ou moins durablement, sachons pourquoi c’est en Grèce qu’elle s’est définie, et si l’idéal grec à cet égard convient encore au reste de l’humanité. Selon la réponse que nous donnerons à cette question, ou bien Olympie n’est qu’un splendide accident de l’histoire, ou bien elle représente une des assises puissantes du progrès humain. L’alternative, vous le voyez, est digne d’être examinée.

Qu’était-ce donc qu’un athlète antique comparé à celui que nous appelons aujourd’hui d’un nom joli, souple, élégant, mais infiniment moins profond : un sportif. La même définition de leur idéal ne peut-elle servir ?… Voici celle que donnait en 1913, lors du premier Congrès de psychologie sportive qui s’y tenait, le professeur Millioud, de l’Université de Lausanne : « Le sport est une forme d’activité musculaire allant du jeu à l’héroïsme et susceptible de remplir tous les degrés intermédiaires ». C’est là, si j’ose ainsi dire, une définition philosophique. En voici une moins éloquente, plus technique. C’est celle qui figure en tête de mon petit manuel de Pédagogie sportive : « le sport est le culte volontaire et habituel de l’exercice musculaire intensif appuyé sur le désir du progrès et pouvant aller jusqu’au risque ». Donc cinq notions : initiative, persévérance, intensité, recherche du perfectionnement, mépris du danger éventuel. Ces cinq notions sont essentielles et fondamentales.

Je ne pense pas que nos grands ancêtres, s’ils se trouvaient ce soir parmi nous, trouveraient à redire à ces définitions. Ils ne modifieraient point dans le fonds, tout en leur donnant sans doute une forme plus hellénique, les phrases que je viens de lire. Mais ils s’étonneraient de n’y pas trouver exprimée ou suggérée l’idée religieuse de purification et de sanctification.

Cette idée, chez eux, s’étendait très loin. Au XIe siècle siècle après J. C., on voyait encore à Olympie, gravé sur un disque, le texte de la convention passée entre Lycurgue et Iphitos, roi d’Élis, pour établir la « trêve sacrée » durant les Jeux. Alors, entre Hellènes, toute querelle armée, tout combat devaient cesser. Le territoire d’Olympie déclaré neutre était inviolable.

Le concurrent aux Jeux devait être de race pure, n’avoir commis ni crime, ni impiété, ni sacrilège. Une fois « accepté » comme candidat, il lui fallait après un entraînement fixé à dix mois faire un stage de trente jours au gymnase d’Élis avant d’être transféré au gymnase d’Olympie ; et toutes ces garanties à la fois ethniques, morales, sociales, techniques, s’entouraient d’un appareil religieux nettement caractérisé.

« Les dieux sont amis des Jeux » a dit Pindare employant ce terme dans son sens le plus athlétique. Tout cela du reste datait de loin car la société décrite dans l’Iliade apparaît déjà fortement sportive et religieusement sportive. Ainsi c’est pour faire honneur aux dieux de leurs corps entraînés et équilibrés que les jeunes Hellènes furent incités des siècles durant à ciseler ces corps par l’exercice musculaire intensif.

Ici, nous touchons au roc profond sur lequel reposait d’aplomb la société hellénique. Permettez-moi de m’en expliquer par cet extrait du Tome ii de mon Histoire Universelle : « L’hellénisme est avant tout, le culte de l’humanité dans sa vie présente et son état d’équilibre. Et qu’on ne s’y trompe point, voilà une grande nouveauté dans la mentalité de tous les peuples et de tous les temps. Partout ailleurs les cultes sont basés sur l’aspiration à une vie meilleure, sur l’idée de la récompense et du bonheur outre-tombe et la crainte de la punition, pour qui a offensé les dieux. Mais ici, c’est l’existence présente qui est le bonheur. Outre-tombe, il n’y a que le regret d’en être privé ; c’est une survivance diminuée. Aussi faut-il une « consolatrice des morts » à ces prisonniers de l’au–delà, à ces « fils de la terre et du ciel étoilé » en exil, loin des fleurs et de la belle lumière. Bien connu est ce vers de Lamartine : « L’homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux » et Nietzsche, de son côté, parle de « la nature gémissant sur son morcellement en individus ». Voilà deux paroles fort opposées de style et de pensée mais en lesquelles se reflètent les fondements de la plupart des religions individualistes ou panthéistes. Or, elles sont anti-grecques au plus haut degré. Voyez les dieux grecs : des hommes magnifiques, mais des hommes — donc imparfaits ; pour la plupart, des sages ; des gens de raison, d’activité aussi. Ils s’assemblent, ils sont sociables, sportifs, très individuels, peu contemplatifs, encore moins livresques. « Chez l’Égyptien, le Juif, le Perse, le Musulman, écrit Alb. Thibaudet, la vie religieuse consiste à apprendre par cœur de l’écriture, mais la religion grecque est une religion sans livres ».

— Et voilà le paganisme avec sa compagne désirée et fuyante, l’eurythmie. Notre habitude simpliste de cataloguer les choses nous conduit à appeler paganisme l’adoration des idoles ; comme si toute religion, même la plus matérielle, ne comptait pas des spiritualistes — comme si toute religion, même la plus mystique, ne comptait pas des adorateurs d’idoles, ne fut-ce que de l’éternel veau d’or aujourd’hui plus puissant et plus encensé que jamais. Mais il existe un paganisme le vrai — dont l’humanité ne se débarrassera jamais et dont — j’oserai ce blasphème apparent — il ne serait pas bon qu’elle pût se libérer complètement : celui-là c’est le culte de l’être humain, du corps humain, esprit et chair, sensibilité et volonté, instinct et conscience. Tantôt l’emportent la chair, la sensibilité et l’instinct, tantôt l’esprit, la volonté et la conscience car ce sont là les deux despotes qui se disputent en nous la primauté et dont le conflit souvent nous déchire cruellement. Il faut arriver à l’équilibre. On y parvient mais on ne s’y tient pas. Le pendule ne passe par le juste milieu qu’à mi-chemin des deux points extrêmes entre lesquels il oscille. De même, l’humanité individu ou société — ne parvient pas à se tenir longtemps à mi-route dans sa course d’un excès à l’autre. Et quand on tend à restaurer l’équilibre soit individuel, soit collectif, bien souvent il n’y a pas d’autre façon d’y procéder que de viser à l’excès contraire. Combien ont pratiqué inconsciemment cette recette pour s’améliorer ou pour simplement se transformer !

Ce fut la gloire immortelle de l’Hellénisme de concevoir la codification de la poursuite de l’équilibre et d’en faire une recette de grandeur sociale. Nous sommes ici — à Olympie — sur les ruines de la première capitale du royaume d’eurythmie, car l’eurythmie, ne relève pas seulement du domaine de l’art ; il y a aussi une eurythmie de la vie.

Donc nous sommes à méditer parmi les ruines d’Olympie, ruines toujours vivantes comme le suggère la cérémonie que je rappelais tout à l’heure. Et de là, nous percevons ces alternances païennes et ascétiques qui constituent une sorte de trame de l’histoire, trame négligée des historiens parce que pour l’apercevoir, il faut la chercher sous les événements qui la recouvrent et se montrer en l’espèce plus archéologue qu’historien.

Continuons, si vous le voulez bien, notre méditation tandis que la gloire du jour remplace les caresses de l’aube sur le paysage dont j’ai tenté d’évoquer avec de faibles mots, le charme infini. Des troupeaux à clochettes, des bergers d’Arcadie circulent sur les chemins ; ils n’ont rien de florianesque mais sont très antiques ; et là bas une petite fumée qui monte fait songer aux actions de grâces d’un vainqueur récent ou à l’imploration d’un éphèbe anxieux d’une victoire future.

Olympie vécut officiellement onze cent soixante huit ans puisque la première olympiade enregistrée date de l’an 776 avant J.C. et que les Jeux furent supprimés par un édit de l’empereur Théose en 392 (devant un auditoire comme celui-ci, je n’aurais pas besoin de rappeler qu’une olympiade est un intervalle du calendrier, intervalle de quatre années dont on célèbre l’ouverture par des jeux. Ce principe a été restauré intégralement. Le monument inauguré en 1927 à Olympie indique que la première Olympiade de l’ère moderne a été célébrée en 1896 à Athènes. Les Jeux d’Amsterdam en 1928 furent ceux de la IXe siècle Olympiade, comme en 1932, ceux de Los Angeles seront les Jeux de la Xe siècle Olympiade, puisque fidèle aux indications de mon temps, j’ai voulu, en restaurant l’institution dans son esprit antique, lui donner la forme mondiale qui répond aux aspirations et aux besoins du présent. Il est donc incorrect historiquement et grammaticalement de faire du mot olympiade l’équivalent de Jeux olympiques et quand on dit, comme certains le font vulgairement « les Olympiades d’Amsterdam », on profère un double barbarisme qui écorche les oreilles : cette observation déjà formulée est destinée à passer au dessus de vous pour atteindre les irréfléchis et les gens pressés qui ne se donnent pas le temps de réfléchir.

Donc Olympie vécut près de douze siècles mais d’une vie qui ne fut pas, bien entendu, sans inégalités ni agitations. Il faut admirer la continuité magnifique de la célébration des Jeux. Les plus graves événements n’arrivaient pas à l’interrompre. Même aux temps de la menace perse, les Hellènes s’assemblèrent aux bords de l’Alphée pour les festivités quadriennales. Mais des incidents graves ne furent pas sans surgir. La 8e Olympiade fut troublée par des contestations entre organisateurs. La 104e Olympiade, trois siècles plus tard, vit même porter atteinte à la trêve sacrée. L’éclat des Jeux dépendit, comme bien on pense, de l’habileté des dirigeants, des sommes dépensées et aussi de la qualité des athlètes, de leur nombre, de leur enthousiasme et de leur préparation. Il y eut des fêtes splendides, des succès éclatants, des spectacles inoubliables et, d’autres fois, des vulgarités, des désarrois, des cérémonies mal réglées, des cortèges désunis.

Il faut bien reconnaître que nous sommes volontiers simplistes aussi dans notre façon d’imaginer l’antiquité. Telles ruines sublimes nous décevraient si nous les pouvions contempler dans leur jeunesse intégrale et par contre, combien de monuments contemporains dont les couronnements et l’ornementation nous offusquent à juste titre et qui suggestionneront nos descendants venant à en exhumer les assises ou les débris. Sans vouloir obscurcir nos belles visions antiques, il est permis de penser que la poussière, le bruit discordant, des harmonies mal ajustées, l’usure des étoffes, le mauvais goût de certains assemblages tout cela ne date point d’aujourd’hui. Et d’y songer nous arme d’une certaine capacité d’indulgence à l’égard des artistes modernes, gens parfois assez injustement traités par la critique seconde après avoir été souvent exaltés par la critique première (qui n’est pas nécessairement désintéressée) au-delà des bornes du sens commun.

Jusqu’au bout, Olympie garda son caractère de lieu sacré, de centre religieux païen. Ce fut le christianisme qui, finalement, éteignit la flamme de ses autels. La suppression est à distinguer nettement de la destruction et l’édit sacrilège de Théodose ii n’a point de rapport avec, celui de Théodose Ier, trente ans avant. Dans l’intervalle, les hordes d’Alaric avaient passé. Tous les trésors avaient été pillés, les richesses dispersées mais les édifices subsistaient et, qui sait, peut être plus beaux qu’ils n’avaient jamais été, ainsi patinés par le temps, dans un demi-abandon, solitaires et silencieux. Théodose ii ordonna de les détruire. Cela ne se fit que partiellement et sans doute avec mauvais vouloir, mais l’abandon s’accentua. Les digues préservatrices cessèrent d’être entretenues. Les crues soudaines du Cladéos firent leur œuvre. Puis au vie siècle, à deux reprises, de terribles tremblements de terre survinrent. Les portiques et les colonnades s’abattirent. Le suaire de l’oubli recouvrit les ruines. — Et l’incompréhension régna.

Le mot que je viens de prononcer demanderait tout un commentaire, une conférence à lui seul. Olympie ne disparut pas seulement de la surface de la terre : elle disparut du sein des intelligences. L’ascétisme dominait. Par là je n’entends nullement que l’Europe se trouva soudain peuplée d’ascètes ; ce n’est pas ainsi qu’il le faut entendre. Mais une croyance s’infiltra, consciente ou non, précise ou non, reconnue en tous cas et respectée de ceux-là même qui n’y conformaient pas leur conduite ; c’est que le corps est ennemi de l’esprit, que la lutte entre eux est un régime fatal et normal, que nulle entente ne doit être recherchée leur permettant de s’associer pour gouverner l’individu.

Ce retour ascétique (le mot est mauvais, j’en conviens mais il est encore le moins mauvais de ceux qui s’offrent) ce retour ascétique était il désirable pour le bien général ? Je n’hésite pas à répondre : oui… Je me souviens d’avoir contristé naguère un auditoire sportif en disant que si la métempsychose existe et que, par elle, je me trouve ramené dans cent ans à l’existence, on me verrait peut-être employer mon effort à détruire ce que dans mon existence actuelle, j’avais travaillé à édifier. Paradoxe, mais paradoxe sincère. C’est que l’Olympisme, doctrine de fraternité du corps et de l’esprit et l’ascétisme, doctrine d’inimitié entre eux ne sont jamais arrivées à se comprendre, donc à se respecter — et que renfermant l’un et l’autre des germes d’abus susceptibles de dégénérer en maux véritables, ils sont destinés à se heurter, à se succéder au pouvoir comme de simples partis politiques, absolus et violents. Seulement ici, il s’agit d’évolutions et d’alternances séculaires. Cette succession est utile faute de mieux. La modération, le juste milieu sont des utopies en toutes choses. La loi du pendule s’applique à tout. Le monde antique était beaucoup trop imbibé d’olympisme pour pouvoir fournir de nouvelles moissons, de même que celui d’hier était bien trop pénétré de l’idée ascétique pour être susceptible de fécondité sans s’être d’abord libéré de ce joug.

Le Moyen-âge fut, au regard de beaucoup, une période à tendances ascétiques prédominantes. Cela est plus vrai de la période pré-féodale que de l’époque féodale elle-même. En tous cas, c’est du sein de la société féodale que nous voyons surgir une restauration olympique nettement caractérisée : la chevalerie. J’ai hésité longtemps à proclamer cette parenté. Certes, elle n’apparaît pas au premier coup d’œil. Encore moins fut-elle sensible aux chevaliers eux-mêmes : ils ne s’en doutaient guère. Olympie n’existait pas pour eux. Pourtant, dès qu’on étudie leurs allures, qu’on cherche à scruter leurs mobiles, la passion sportive se révèle en eux ; bientôt on la voit couler à pleins bords. Alors l’Église apparaît et, par un étrange retour, elle contribue à rétablir ce qu’elle avait abattu. Dans un autre esprit, direz-vous. Sans doute, mais en bénissant les armes du chevalier, en donnant à son intronisation un pieux préambule, en colorant ses exploits d’une destination généreuse (car elle l’arme pour la justice et le droit et lui confie « la protection du faible, la défense de la veuve et de l’orphelin » ), elle sanctifie, comme jadis la religion païenne, son entraînement et ses violences musculaires et les lui présente comme agréables à Dieu.

L’athlétisme christianisé ne se tint pas dans les limites que lui voulait assigner l’Église. La passion sportive s’empara de la jeunesse, la souleva, se répandit sur toute l’Europe occidentale, d’Allemagne en Espagne, d’Italie en Angleterre, la France servant de carrefour central au mouvement. Et assez vite il dégénéra.

Vous plaît-il de continuer avec moi la fiction de notre campement au lieu où nous étions venus nous installer pour contempler le panorama des âges disparus ? Imaginons que nous avons pique-niqué sur l’emplacement de l’exèdre d’Hérode Atticus et que la fumée de nos cigarettes est montée tout à l’heure en spirales comme pour aller rejoindre ces nuages qui, là haut, courent, détachant sur l’azur leurs fantasmagories transparentes. La journée s’avance, l’atmosphère s’alanguit un peu ; on pressent, bien qu’encore éloignée, la fatigue de la nature aux approches du soir. Un moment, celui d’entre nous qui somnolait, cédant à la douce incitation de la terre et du ciel, a cru entendre les cris de joie des éphèbes dans le gymnase et apercevoir un desservant qui montait les degrés du sanctuaire principal pour alimenter d’encens le trépied posé aux pieds de l’image de Jupiter, œuvre de l’immortel Phidias. Ce voyageur là-bas qui prend des notes, serait-ce Pausanias, rédacteur bénévole d’un guide Joanne qui permettra plus tard — bien plus tard — d’identifier et de retrouver l’Hermès de Praxitèle à la place même où sa présence s’y trouvait mentionnée ?…

Laissons ces illusions se dissiper doucement comme les rêves au réveil et rentrons dans la réalité pour regarder naître la troisième Olympie. C’est loin, bien loin de là. Mais combien étrange. Voilà encore la religion qui intervient : une Église — l’Église anglicane cette fois — préside à cette renaissance. Les deux clergymen qui sont en cause, Kingsley et Thomas Arnold, sont des lettrés. Ils n’ignorent rien du passé classique. Pourtant, s’ils le mentionnent, c’est en passant et sans se réclamer de ses expériences. Mais, en quelque façon, ils le dépassent, Arnold fait des muscles les serviteurs plus instruits, plus minutieux, plus constants de la formation du caractère. Il établit — très vite — car sa carrière est brève : quatorze années seulement pour transformer le collège de Rugby qu’il dirige — les règles fondamentales de la pédagogie sportive. De Rugby, par la contagion de l’exemple, il modifie sans paroles retentissantes, ni ingérences indiscrètes, les autres collèges ; et bientôt, la pierre angulaire de l’empire britannique est posée. Ce point de vue, je le sais, n’est pas encore celui des historiens ni des Anglais eux-mêmes, mais je me contente de l′avoir fait approuver par l’un des plus grands parmi les survivants de la période arnoldienne, Gladstone. Lorsque je lui posai la question, inquiet de m’être trompé, il me demanda le temps de la réflexion, et ayant réfléchi, il me dit : c’est exact, les choses se sont ainsi passées.

Quand il s’agit de l’Angleterre aussi, nous raisonnons en simplistes. Cédant à la tendance humaine à toujours considérer comme permanent le spectacle qui nous entoure, qu’il s’agisse du paysage ou des hommes, nous identifions l’Anglais avec le type pondéré, équilibré que nous avons eu sous les yeux depuis le dernier tiers du siècle dernier jusqu’à la guerre. Mais cet équilibre, parfois d’ailleurs plus apparent que réel, a été voulu et appris et c’est la discipline des muscles, phénomène relativement récent, qui l’a engendré.

Il n’y a pas de lien apparent entre l’initiative pédagogique arnoldienne et le rétablissement des Jeux Olympiques ; et puisque ces derniers temps, on a publié les récits les plus fantaisistes concernant les origines de la renaissance sportive en général et du renouveau olympique en particulier, vous trouverez certainement excusable que je saisisse l’occasion de m’en expliquer nettement.

Il est exact qu’un temps, j’ai entrevu de rendre la vie à l’olympisme dans une Olympie restaurée. C’était une impossibilité à tous égards. Et quand, le 16 juin 1894, s’est ouvert, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, le Congrès international universitaire et sportif convoqué pour adhérer au projet, ce projet avait déjà, jusque dans ses moindres détails l’aspect que présente aujourd’hui la chose réalisée. Dès l’année précédente du reste, j’en avais saisi à New-York les amis transatlantiques susceptibles de m’aider dans ma tâche. Quatorze nationalités se trouvèrent représentées lorsqu’à Paris on passa au vote sur le principe de projet : vote sans grande conviction de la part de beaucoup, car les difficultés paraissaient insurmontables.

À la fin du XIXe siècle, siècle profondément évolutionniste mais rempli de réalisations illusoires, l’Europe continentale et surtout la France avaient un pressant besoin d’un rebronzage pédagogique. La jeunesse masculine ne manquait ni de santé, ni de courage, mais d’allant et de passion. Chez nous, elle vivait dans la grisaille — passez-moi l’expression. — Ce qui lui faisait défaut, c’était ce jardin pour la culture de la volonté que constitue le sport organisé. Elle ne le possédait ni au collège, ni au sortir du collège. Je sens bien qu’ici encore je touche à un sujet qui voudrait aussi une conférence à part et que, faute de pouvoir la faire, je laisse dans une sorte d’imprécision une quantité de sujets connexes au mien. N’êtes-vous pas en droit de m’en vouloir de toucher à tant de choses qu’à peine puis-je indiquer au passage comme si je présidais une tournée Cook ? Du moins, je m’applique à ne pas vous laisser perdre le fil de ma pensée centrale, heureux si vous voulez bien recueillir la donnée essentielle, à savoir qu’Olympie a représenté quelque chose qui lui a survécu, qui revit et revivra encore à travers l’histoire, tour à tour exalté et repoussé par notre nature qu’attire l’équilibre mais un équilibre que nous sommes capables de réaliser, incapables de maintenir.

Cette incapacité était plus forte aux temps contemporains qu’elle ne l’avait jamais été. Le cosmopolitisme montait de tous côtés ; la griserie de la vitesse commençait d’opérer et les gens déjà se répétaient ce « time is money », formule géniale et stupide qui nous écrase maintenant.

Vous savez comment je m’y suis pris pour faire pénétrer le sport dans le lycée français : en défonçant la porte ou, mieux, en la faisant défoncer de l’intérieur par les potaches. Mon fidèle copain Frantz-Reichel, qui était l’un d’eux, l’a conté maintes fois. « Avec quel enthousiasme, a-t-il écrit, votre appel fut-il entendu par ceux que tant de liens imposés par un système périmé exaspéraient. Comment pourrais-je exprimer la surprise et la joie folle que causa à toute la jeunesse des lycées de Paris cet appel, tant et si bien que nous pûmes, les uns encouragés, les autres tolérés, réaliser ce que vous souhaitiez : la création libre de ces associations sportives scolaires pour la fondation, la direction, l’administration, l’activité desquelles allaient s’exercer avec passion nos qualités d’initiative, libérées et éveillées par vous ».

Cela se passait voici quarante ans. L’année précédente, l’Académie de Médecine, étudiant la question du surmenage qui commençait d’éveiller l’attention, avait indiqué comme remède l’extension du temps des récréations et du congé hebdomadaire. Elle parut surprise de notre protestation. « Jamais de la vie, disions-nous. Les récréations et les congés sont abominablement employés ; il n’y a pas un atonie de sport. Commençons par en organiser l’emploi ; après on pourra accroître leur durée ». Jules Simon s’était déclaré en faveur de notre thèse ; celle-ci l’emporta.

Il y avait, direz-vous, les Sociétés de gymnastique. Certes, mais, bien inférieures en nombre et en compétence à ce qu’elles furent depuis, elles n’atteignaient en ce temps qu’une proportion très réduite et très localisée des classes populaires. Les établissements d’éducation leur fermaient leurs portes. La solution, c’était bien sur le continent comme cela avait été en Angleterre, la création de l’association sportive scolaire autonome et libre. Là était par excellence la cellule réformatrice.

Après l’éloquence de Jules Simon et le dévouement des jeunes intéressés, la mode s’éprit de nous. Mais je n’ai jamais aimé cette personne. Excessive et capricieuse, elle détruit elle-même ses lendemains. Que peut-on édifier de durable en l’appuyant sur la mode ? C’est pour arcbouter le frêle édifice que je venais d’élever que le rétablissement des Jeux Olympiques — cette fois complètement internationalisés — m’apparut comme la seule solution opportune. À l’anglomanie d’un jour superposer l’immense prestige de l’antiquité, désarmer quelque peu, en ce luisant, l’opposition des disciples du classicisme, imposer à l’univers une formule dont la renommée a dépassé toutes les frontières ; ce cosmopolitisme grandissant et qui constituait un danger, en faire, au contraire, un rempart et une sauvegarde, c’était le seul moyen d’assurer une relative pérennité à la renaissance sportive encore à son aurore.

Pour cela, en ce siècle laïcisé, une religion était à notre disposition ; le drapeau national, symbole du moderne patriotisme montant au mât de la victoire pour récompenser l′athlète vainqueur, voilà ce qui continuerait le culte près du foyer rallumé.

Nous sommes toujours au pied du Mont Kronion, mais la nuit va venir. Les teintes ardentes du couchant s’atténuent. Dans l’azur assombri, les premières étoiles s’allument, en même temps que là-bas, sur la droite, les lumières de la petite bourgade groupée au revers de la colline où s’élève le musée. Franchissons le Cladeos et, pour rentrer, nous passerons devant le monument nouveau. Le pâle rayon de lune qui effleure le marbre frappe sur les dernières lignes de l’inscription en grec et en français que porte le monument… « En conséquence, dit cette inscription, après avoir mentionné le rétablissement des Jeux… en conséquence, la première Olympiade de l’ère moderne a été célébrée glorieusement dans le Stade restauré d’Athènes par tous les peuples de l’univers, l’an 1896 sous le règne de Georges 1er, roi des Hellènes.

Le Stade restauré d’Athènes ! Combien j’aimerais vous faire voir en projection l’état dans lequel il était en novembre 1894 (je dois être un des rares à en posséder l’image car elle ne tentait guère les acheteurs ; les talus seuls subsistaient, arrondis par l’usure, les intempéries) et puis vous le montrer sous sa triomphante parure marmoréenne, rempli d’ouvriers occupés à parachever ses gradins, ainsi que jadis au temps de Péridès. Dix-huit mois avaient suffi à la transformation du paysage. Il s’est trouvé des gens pour la blâmer, cette résurrection et pour regretter les talus informes. Ce sont les mêmes qui invectivent à Rome le monument de Victor Emmanuel, traitant de barbares ceux qui ne pensent pas comme eux et persuadés qu’ils se donnent à eux-mêmes un brevet d’artiste irréductible en s’insurgeant dès qu’on remet debout seulement une colonne écroulée.

Dans l’enceinte rétablie se sont déroulées les scènes historiques de 1896 que nul de ceux qui y ont assisté n’oubliera jamais et qui ont fait tressaillir la Grèce tout entière. C’est là que le roi Georges a prononcé le premier la parole sacramentelle : « Je proclame l’ouverture des Jeux de la 1ère Olympiade de l’ère moderne » comme d’autres souverains et chefs d’État l’ont fait depuis tous les quatre ans. C’est là que nous avons vu pénétrer pour la première fois le prestigieux cortège des athlètes groupés par nations et débouchant de cette même galerie sous l’arche de laquelle avait disparu jadis la silhouette du dernier concurrent chassé par la décadence et maudit par l’Église. C’est là surtout que s’est offert aux regards des soixante dix mille assistants qui l’attendaient, le spectacle de l’arrivée du premier coureur de Marathon, le berger Spiridion Louys qui, s’étant préparé par le jeûne et la prière devant les icônes, sema légèrement ses concurrents occidentaux et transatlantiques scientifiquement entraînés et parvint au terme de l’énorme épreuve sans fatigue anormale, conquérant la coupe offerte par un membre illustre de l’Institut de France, M. Michel Bréal. Car M. Michel Bréal, enthousiasmé par le rétablissement des Jeux, m’avait dit, le soir du vote : Je donne une coupe pour la course de Marathon. 42 kilomètres et plus ! j’avais été un peu hésitant à accepter pareille distance, mais l’histoire l’imposait et le destin légitima l’audace. Quand Louys parut à l’entrée du Stade, des tonnerres d’acclamations s’élevèrent, saluant à la fois le passé et le présent : et pour le soustraire aux épanchements d’une foule en délire, le Prince royal et son frère saisirent le berger dans leurs bras vigoureux et le portèrent jusqu’aux degrés de marbre où se tenait le roi…

Peu à peu, les Jeux olympiques rénovés s’installèrent dans leur cadre moderne avec l’esprit antique qui devait les animer. J’ai pris bien garde de ne pas aller trop vite. Il a fallu d’abord établir le Comité International Olympique dans ses droits essentiels et les faire admettre par toutes les nations. Ce ne fut pas aisé puisque sa constitution était en flagrante opposition avec les idées du jour. Elle répudie en effet le principe de la délégation si cher à nos démocraties parlementaires et qui, après avoir rendu de grands services, semble perdre chaque jour de son efficacité. Les membres du C. I. O. ne sont à aucun degré des délégués au sein du Comité. Il leur est même interdit d’accepter de leurs concitoyens un mandat impératif quelconque, susceptible d’enchaîner leur liberté. Ils doivent se considérer comme des ambassadeurs de l’idée olympique dans leurs pays respectifs. Leur mandat est illimité. Certains sont là depuis vingt, vingt-cinq, trente ans même. N’étant subventionnés par personne, leur indépendance est absolue… Un haut personnage, naguère, regrettait à Genève que la Société des Nations n’ait pu recevoir une organisation analogue.

Innombrables furent les problèmes d’ordre technique qu’il fallut résoudre par négociations, concessions réciproques et parfois législation imposée. La guerre ne détruisit rien. Le Comité interrompit ses séances annuelles et les reprit à la paix. La vie Olympiade (1916) ne fut pas célébrée. La septième le fut à Anvers, en 1920, avec tout l’éclat désirable. En 1906, les Arts et les Lettres avaient été convoqués. Une conférence tenue dans le Foyer de la Comédie Française dont les doyens, Mme Bartet et M. Monnet-Sully encadraient M. Jules Claretie, approuva l’institution des cinq concours de Peinture, Sculpture, Architecture, Musique et Littérature auxquels les artistes et les écrivains, après les avoir quelque peu boudés, commencent à s’intéresser et qui sont accessibles à toute œuvre inédite directement inspirée par l’idée sportive.

Dès leur première célébration, l’ouverture et la clôture des Jeux avaient revêtu l’aspect solennel désirable, mais le cérémonial ne fut au point que lorsque le serment des athlètes, avec sa formule brève et impressionnante, commença d’être prêté sur les drapeaux assemblés des nations, concurrentes. Je n’ai remis la direction effective de l’Olympisme rénové aux mains de mon successeur que lorsque j’ai jugé l’œuvre de rénovation tout à fait au point dans ses moindres détails, répondant aux nécessités actuelles et en accord pourtant avec les souvenirs et les enseignements du passé et que l’adhésion universelle en a garanti la pérennité.

Des hostilités du début, rencontrées si nombreuses et souvent si violentes, plus rien ou presque ne subsiste. L′Église catholique s’était d’abord montrée méfiante, sinon davantage. Un jour de 1905, je m’en fus au Vatican pour dissiper le malaise. On me disait que le pieux Pape Pie x, tout occupé du salut des âmes, ne m’entendrait pas. Mais l’ancien patriarche de Venise avait aimé et encouragé les prouesses de ses gondoliers et je ne doutais pas de sa bienveillance. Elle fut grande. Ayant béni le renouveau aux allures païennes, le Pape me dit que bientôt il me donnerait une preuve tangible de sa sympathie. Et l’année suivante, en effet, vit s’assembler an Vatican les gymnastes des Patronages catholiques de France, de Belgique, d’Italie et d’autres nations encore et, dans la cour de Saint Damase, sur l’estrade somptueuse érigée pour la circonstance, le souverain Pontife présider à leurs exercices.

Malgré tout, une querelle se prolonge, que l’antique Olympie a parfaitement connue et qui se produira partout et toujours. C′est celle de l’éducation physique contre le sport. Il est séduisant de s’imaginer que les hommes auront la raison de se procurer les bienfaits de l’une sans le concours de l’autre. En fait, la loi fondamentale demeure : « Pour que cent se livrent à la culture physique, il faut que cinquante fassent du sport. Pour que cinquante fassent du sport, il faut que vingt se spécialisent. Pour que vingt se spécialisent, il faut que cinq soient capables de prouesses étonnantes ». Impossible de sortir de là. Tout se tient et s’enchaîne. Contre cette règle qu’impose notre humaine nature, se sont élevés jadis comme aujourd’hui les médecins, au nom de l’hygiène, les chefs militaires, au nom de la formation enrégimentée, et aussi les techniciens qui partent du principe que la pondération est naturelle à l’homme.

Il y a eu des abus déplorables et il y en a encore ?… Eh sans doute. Quoi d’étonnant. Nul ne le nie. Le tout est de savoir si ces abus, on peut les éviter ou non et si le bienfait que procure l’exercice physique sportivement pratiqué, c’est-à-dire avec tendance à l’excès, peut être atteint et conservé sans abus ?

Cela revient à poser cette question : Une religion peut-elle vivre sans que, parmi ses adeptes, il y ait des excessifs et des passionnés pour entraîner par l′exemple et dominer la foule ? Poser la question, c’est y répondre.

Nous voici donc ramenés à l’idée centrale que j’ai émise à plusieurs reprises et que je voudrais laisser en vos esprits comme conclusion de cette brève causerie. De même que l’athlétisme antique, l’athlétisme moderne est une religion, un culte, un essor passionnel susceptible d’aller du « jeu à l’héroïsme ». Envisagez ce principe essentiel et vous serez amenés à considérer les sportifs dont vous critiquez et censurez aujourd’hui les excès comme une élite d’entraîneurs d’énergie beaucoup plus idéalistes (et par là nécessaires au bien public) que ceux qui prétendent s’en remettre à la simple éducation physique pour assurer l’avenir : foi sans élan celle-ci — foi sans élan qui, laissée à elle-même, serait demain sans fidèles et après demain sans autels.

Ainsi, Olympie vit toujours. Les sanctuaires hellènes sont tous éteints. On ne fera plus de cure à Épidaure, on ne se fera plus initier à Eleusis. Madame Sikelianos a rendu une vie artistique à Delphes, mais le Collège sacerdotal n’y dirigera plus la politique. La Pythie s’est tue comme l’oracle de Dodone… mais Olympie vit toujours car l’Olympisme est répandu par le monde.


Nous pouvons voir là le symbole de la pérennité hellénique. Car votre pays, Monsieur le Ministre, a déplacé les lois de l’histoire puisqu’il a contredit ce que l’on tenait pour certain, à savoir que les nations vivaient fatalement une jeunesse, un âge mûr et une vieillesse, comme les individus. C’est par la Grèce du siècle dernier que l’humanité a su qu’il n’en était rien, qu’un peuple pouvait demeurer trois siècles enfermé dans un sépulcre et en sortir non seulement vivant mais rajeuni, en sorte que cette vérité est maintenant la loi historique suprême : « On ne tue que les peuples qui veulent bien mourir ». Et la vue des destins humains s’en est trouvée changée.

Sortie du tombeau, on a cru voir une Grèce nouvelle sectionnée d’avec celles qui l’avaient précédée. On ne voulait point apercevoir de lien entre l’antiquité, ce qu’on appelait la période byzantine et l’inattendu moderne qui se révélait. Mais aujourd’hui, les plus prévenus et les moins avertis commencent à comprendre la puissance de l’unité hellénique et comment la sève de l’hellénisme actuel est pareille à celle d’antan. Cette sève, l’Europe et le monde en ont besoin. Qu’elle monte, qu’elle féconde, qu’elle enivre ! Zito Ellas !