Olympie (Voltaire)
CASSANDRE, fils d’Antipatre, roi de Macédoine.
ANTIGONE, roi d’une partie de l’Asie.
STATIRA, veuve d’Alexandre.
OLYMPIE, fille d’Alexandre et de Statira.
L’HIÉROPHANTE ou grand-prêtre, qui préside à la célébration des grands mystères.
SOSTÈNE, officier de Cassandre.
HERMAS, officier d’Antigone.
prêtres.
initiés.
prêtresses.
soldats.
peuple.
ACTE PREMIER.
Scène I.
Sostène, on va finir ces mystères terribles[3].
Cassandre espère enfin des dieux moins inflexibles :
Mes jours seront plus purs, et mes sens moins troublés ;
Je respire.
Les guerriers qui servaient sous le roi votre père
Ont fait entre mes mains le serment ordinaire :
Déjà la Macédoine a reconnu vos lois ;
De ses deux protecteurs Éphèse a fait le choix.
Cet honneur, qu’avec vous Antigone partage,
Est de vos grands destins un auguste présage :
Ce règne, qui commence à l’ombre des autels,
Sera béni des dieux, et chéri des mortels ;
Ce nom d’initié, qu’on révère et qu’on aime,
Ajoute un nouveau lustre à la grandeur suprême.
Paraissez.
Je ne puis : tes yeux seront témoins
De mes premiers devoirs, et de mes premiers soins.
Demeure en ces parvis… Nos augustes prêtresses
Présentent Olympie aux autels des déesses :
Elle expie en secret, remise entre leurs bras,
Mes malheureux forfaits, qu’elle ne connaît pas.
D’aujourd’hui je commence une nouvelle vie.
Puisses-tu pour jamais, chère et tendre Olympie,
Ignorer ce grand crime avec peine effacé,
Et quel sang t’a fait naître, et quel sang j’ai versé !
Quoi ! Seigneur, une enfant vers l’Euphrate enlevée,
Jadis par votre père à servir réservée,
Sur qui vous étendiez tant de soins généreux,
Pourrait jeter Cassandre en ces troubles affreux !
Respecte cette esclave à qui tout doit hommage :
Du sort qui l’avilit je répare l’outrage.
Mon père eut ses raisons pour lui cacher le rang
Que devait lui donner la splendeur de son sang…
Que dis-je ? Ô souvenir ! Ô temps ! Ô jour de crimes !
Il la comptait, Sostène, au nombre des victimes
Qu’il immolait alors à notre sûreté…
Nourri dans le carnage et dans la cruauté,
Seul je pris pitié d’elle, et je fléchis mon père ;
Seul je sauvai la fille, ayant frappé la mère.
Elle ignora toujours mon crime et ma fureur.
Olympie, à jamais conserve ton erreur !
Tu chéris dans Cassandre un bienfaiteur, un maître ;
Tu me détesteras si tu peux te connaître.
Je ne pénètre point ces étonnants secrets,
Et ne viens vous parler que de vos intérêts.
Seigneur, de tous ces rois que nous voyons prétendre
Avec tant de fureur au trône d’Alexandre,
L’inflexible Antigone est seul votre allié…
J’ai toujours avec lui respecté l’amitié ;
Je lui serai fidèle.
Mais depuis qu’en ces murs nous le voyons paraître.
Il semble qu’en secret un sentiment jaloux
Ait altéré son cœur, et l’éloigne de vous.
Et qu’importe Antigone !… Ô mânes d’Alexandre !
Mânes de Statira ! Grande ombre ! Auguste cendre !
Restes d’un demi-dieu, justement courroucés,
Mes remords et mes feux vous vengent-ils assez ?
Olympie, obtenez de leur ombre apaisée
Cette paix à mon cœur si longtemps refusée ;
Et que votre vertu, dissipant mon effroi,
Soit ici ma défense, et parle aux dieux pour moi…
Eh quoi ! Vers ces parvis, à peine ouverts encore,
Antigone s’approche et devance l’aurore !
Scène II.
Ce secret m’importune, il le faut arracher ;
Je lirai dans son cœur ce qu’il croit me cacher.
Va, ne t’écarte pas.
Quel sujet si pressant près de moi vous amène ?
Nos intérêts, Cassandre ; après que dans ces lieux
Vos expiations ont satisfait les dieux,
Il est temps de songer à partager la terre.
D’Éphèse en ces grands jours ils écartent la guerre :
Vos mystères secrets des peuples respectés
Suspendent la discorde et les calamités ;
C’est un temps de repos pour les fureurs des princes :
Mais ce repos est court ; et bientôt nos provinces
Retourneront en proie aux flammes, aux combats,
Que ces dieux arrêtaient, et qu’ils n’éteignent pas.
Antipatre n’est plus : vos soins, votre courage,
Sans doute, achèveront son important ouvrage ;
Il n’eût jamais permis que l’ingrat Séleucus,
Le Lagide insolent, le traître Antiochus,
D’Alexandre au tombeau dévorant les conquêtes,
Osassent nous braver et marcher sur nos têtes.
Plût aux dieux qu’Alexandre à ces ambitieux
Fît du haut de son trône encor baisser les yeux !
Plût aux dieux qu’il vécût !
Est-ce au fils d’Antipatre à pleurer Alexandre ?
Qui peut vous inspirer un remords si pressant ?
De sa mort, après tout, vous êtes innocent.
Ah ! J’ai causé sa mort.
Tous les Grecs demandaient cette grande victime :
L’univers était las de son ambition.
Athènes, Athènes même envoya le poison ;
Perdiccas le reçut, on en chargea Cratère ;
Il fut mis dans vos mains, des mains de votre père,
Sans qu’il vous confiât cet important dessein :
Vous étiez jeune encor ; vous serviez au festin,
À ce dernier festin du tyran de l’Asie.
Non, cessez d’excuser ce sacrilège impie.
Ce sacrilège !… Eh quoi ! Vos esprits abattus
Érigent-ils en dieu l’assassin de Clitus,
Du grand Parménion le bourreau sanguinaire,
Ce superbe insensé qui, flétrissant sa mère,
Au rang du fils des dieux osa bien aspirer,
Et se déshonora pour se faire adorer ?
Seul il fut sacrilège ; et lorsqu’à Babylone
Nous avons renversé ses autels et son trône,
Quand la coupe fatale a fini son destin,
On a vengé les dieux comme le genre humain.
J’avouerai ses défauts ; mais, quoi qu’il en puisse être,
Il était un grand homme, et c’était notre maître.
Un grand homme[4] !
Oui, sans doute.
Notre bras, notre sang, qui fonda sa grandeur ;
Il ne fut qu’un ingrat.
Ô mes dieux tutélaires !
Quels mortels ont été plus ingrats que nos pères ?
Tous ont voulu monter à ce superbe rang.
Mais de sa femme enfin pourquoi percer le flanc ?
Sa femme !… Ses enfants !… Ah ! Quel jour, Antigone !
Après quinze ans entiers ce scrupule m’étonne.
Jaloux de ses amis, gendre de Darius,
Il devenait Persan ; nous étions les vaincus :
Auriez-vous donc voulu que, vengeant Alexandre,
La fière Statira, dans Babylone en cendre,
Soulevant ses sujets, nous eût immolés tous
Au sang de sa famille, au sang de son époux ?
Elle arma tout le peuple : Antipatre avec peine
Échappa dans ce jour aux fureurs de la reine ;
Vous sauvâtes un père.
Il est vrai ; mais enfin
La femme d’Alexandre a péri par ma main.
C’est le sort des combats ; le succès de nos armes
Ne doit point nous coûter de regrets et de larmes.
J’en versai, je l’avoue, après ce coup affreux ;
Et, couvert de ce sang auguste et malheureux,
Étonné de moi-même, et confus de la rage
Où mon père emporta mon aveugle courage,
J’en ai longtemps gémi.
Redoublent aujourd’hui de si cuisants regrets ?
Dans le cœur d’un ami j’ai quelque droit de lire :
Vous dissimulez trop.
Croyez qu’il est des temps où le cœur combattu
Par un instinct secret revole à la vertu,
Où de nos attentats la mémoire passée
Revient avec horreur effrayer la pensée.
* Oubliez, croyez-moi, des meurtres expiés[5] ;
* Mais que nos intérêts ne soient point oubliés
* Si quelque repentir trouble encor votre vie,
* Repentez-vous surtout d’abandonner l’Asie
* À l’insolente loi du traître Antiochus.
* Que mes braves guerriers et vos Grecs invaincus
* Une seconde fois fassent trembler l’Euphrate :
* De tous ces nouveaux rois dont la grandeur éclate
* Nul n’est digne de l’être, et dans ses premiers ans
* N’a servi, comme nous, le vainqueur des Persans.
* Tous nos chefs ont péri.
* Dieu les immola tous aux mânes de leur maître.
Nous restons, nous vivons, nous devons rétablir
Ces débris tout sanglants qu’il nous faut recueillir :
Alexandre, en mourant, les laissait au plus digne ;
Si j’ose les saisir, son ordre me désigne.
Assurez ma fortune ainsi que votre sort :
Le plus digne de tous, sans doute, est le plus fort.
Relevons de nos Grecs la puissance détruite ;
Que jamais parmi nous la discorde introduite
Ne nous expose en proie à ces tyrans nouveaux,
Eux qui n’étaient pas nés pour marcher nos égaux.
Me le promettez-vous ?
Je suis prêt à venger notre commune injure.
Le sceptre de l’Asie est en d’indignes mains,
Et l’Euphrate et le Nil ont trop de souverains :
Je combattrai pour moi, pour vous, et pour la Grèce.
J’en crois votre intérêt ; j’en crois votre promesse ;
Et surtout je me fie à la noble amitié
Dont le nœud respectable avec vous m’a lié.
Mais de cette amitié je vous demande un gage ;
Ne me refusez pas.
Ce que vous demandez est-il en mon pouvoir ?
C’est un ordre pour moi, vous n’avez qu’à vouloir.
Peut-être vous verrez avec quelque surprise
Le peu qu’à demander l’amitié m’autorise :
Je ne veux qu’une esclave.
Ils sont tous à vos pieds ; c’est à vous de choisir.
Souffrez que je demande une jeune étrangère[6]
Qu’aux murs de Babylone enleva votre père :
Elle est votre partage ; accordez-moi ce prix
De tant d’heureux travaux pour vous-même entrepris.
Votre père, dit-on, l’avait persécutée ;
J’aurai soin qu’en ma cour elle soit respectée :
Son nom est… Olympie.
Olympie !
Oui, seigneur,
De quels traits imprévus il vient percer mon cœur !…
Que je livre Olympie !
Que Cassandre envers moi n’a point une âme ingrate :
Sur les moindres objets un refus peut blesser ;
Et vous ne voulez pas sans doute m’offenser ?
Non ; vous verrez bientôt cette jeune captive ;
Vous-même jugerez s’il faut qu’elle vous suive,
S’il peut m’être permis de la mettre en vos mains.
Ce temple est interdit aux profanes humains ;
Sous les yeux vigilants des dieux et des déesses,
Olympie est gardée au milieu des prêtresses.
Les portes s’ouvriront quand il en sera temps.
Dans ce parvis ouvert au reste des vivants,
Sans vous plaindre de moi, daignez au moins m’attendre ;
Des mystères nouveaux pourront vous y surprendre ;
Et vous déciderez si la terre a des rois
Qui puissent asservir Olympie à leurs lois.
Scène III.
Seigneur, vous m’étonnez quand l’Asie en alarmes
Voit cent trônes sanglants disputés par les armes,
Quand des vastes États d’Alexandre au tombeau
La fortune prépare un partage nouveau,
Lorsque vous prétendez au souverain empire,
Une esclave est l’objet où ce grand cœur aspire !
Tu dois t’en étonner. J’ai des raisons, Hermas,
Que je n’ose encor dire, et qu’on ne connaît pas :
Le sort de cette esclave est important peut-être
À tous les rois d’Asie, à quiconque veut l’être,
À quiconque en son sein porte un assez grand cœur
Pour oser d’Alexandre être le successeur.
Sur le nom de l’esclave et sur ses aventures
J’ai formé dès longtemps d’étranges conjectures :
J’ai voulu m’éclaircir ; mes yeux dans ces remparts
Ont quelquefois sur elle arrêté leurs regards ;
Ses traits, les lieux, le temps, où le ciel la fit naître,
Les respects étonnants que lui prodigue un maître,
Les remords de Cassandre, et ses obscurs discours,
À ces soupçons secrets ont prêté des secours.
Je crois avoir percé ce ténébreux mystère.
* On dit qu’il la chérit, et qu’il l’élève en père.
* Nous verrons… Mais on ouvre, et ce temple sacré
* Nous découvre un autel de guirlandes paré :
* Je vois des deux côtés les prêtresses paraître ;
* Au fond du sanctuaire est assis le grand-prêtre ;
* Olympie et Cassandre arrivent à l’autel !
Scène IV.
Dieu des rois et des dieux, être unique, éternel !
Dieu qu’on m’a fait connaître en ces fêtes augustes,
Qui punis les pervers, et qui soutiens les justes,
Près de qui les remords effacent les forfaits,
Confirme, Dieu clément, les serments que je fais !
Recevez ces serments, adorable Olympie ;
Je soumets à vos lois et mon trône et ma vie,
Je vous jure un amour aussi pur, aussi saint,
Que ce feu de Vesta qui n’est jamais éteint[8].
Et vous, filles des cieux, vous, augustes prêtresses,
Portez avec l’encens mes vœux et mes promesses
Au trône de ces dieux qui daignent m’écouter,
Et détournez les traits que je peux mériter.
Protégez à jamais, ô dieux en qui j’espère,
Le maître généreux qui m’a servi de père,
Mon amant adoré, mon respectable époux ;
Qu’il soit toujours chéri, toujours digne de vous !
Mon cœur vous est connu. Son rang et sa couronne
Sont les moindres des liens que son amour me donne :
Témoins des tendres feux à mon cœur inspirés,
Soyez-en les garants, vous qui les consacrez ;
Qu’il m’apprenne à vous plaire, et que votre justice
Me prépare aux enfers un éternel supplice
Si j’oublie un moment, infidèle à vos lois,
Et l’état où je fus, et ce que je lui dois.
Rentrons au sanctuaire où mon bonheur m’appelle.
Prêtresses, disposez la pompe solennelle
Par qui mes jours heureux vont commencer leur cours ;
Sanctifiez ma vie, et nos chastes amours.
J’ai vu les dieux au temple, et je les vois en elle ;
Qu’ils me haïssent tous, si je suis infidèle !…
Antigone, en ces lieux vous m’avez entendu ;
Aux vœux que vous formiez ai-je assez répondu ?
Vous-même prononcez si vous deviez prétendre
À voir entre vos mains l’esclave de Cassandre :
Sachez que ma couronne et toute ma grandeur
Sont de faibles présents, indignes de son cœur.
Quelque étroite amitié qui tous deux nous unisse,
Jugez si j’ai dû faire un pareil sacrifice.
Scène V.
Va, je n’en doute plus, et tout m’est découvert ;
Il m’a voulu braver ; mais sois sûr qu’il se perd,
Je reconnais en lui la fougueuse imprudence
Qui tantôt sert les dieux, et tantôt les offense ;
Ce caractère ardent qui joint la passion
Avec la politique et la religion ;
Prompt, facile, superbe, impétueux, et tendre,
Prêt à se repentir, prêt à tout entreprendre.
Il épouse une esclave ! Ah ! tu peux bien penser
Que l’amour à ce point ne saurait l’abaisser :
Cette esclave est d’un sang que lui-même il respecte.
De ses desseins cachés la trame est trop suspecte ;
Il se flatte en secret qu’Olympie a des droits
Qui pourront l’élever au rang de roi des rois.
S’il n’était qu’un amant il m’eût fait confidence
D’un feu qui l’emportait à tant de violence.
Va, tu verras bientôt succéder sans pitié
Une haine implacable à sa faible amitié.
À son cœur égaré vous imputez peut-être
Des desseins plus profonds que l’amour n’en fait naître :
Dans nos grands intérêts souvent nos actions
Sont, vous le savez trop, l’effet des passions ;
On se déguise en vain leur pouvoir tyrannique,
Le faible quelquefois passe pour politique ;
Et Cassandre n’est pas le premier souverain
Qui chérit une esclave et lui donna la main ;
J’ai vu plus d’un héros, subjugué par sa flamme,
Superbe avec les rois, faible avec une femme.
Tu ne dis que trop vrai : je pèse tes raisons ;
Mais tout ce que j’ai vu confirme mes soupçons.
Te le dirai-je enfin ? les charmes d’Olympie
Peut-être dans mon cœur portent la jalousie.
Tu n’entrevois que trop mes sentiments secrets :
L’amour se joint peut-être à ces grands intérêts ;
Plus que je ne pensais leur union me blesse.
Cassandre est-il le seul en proie à la faiblesse ?
Mais il comptait sur vous. Les titres les plus saints
Ne pourront-ils jamais unir les souverains ?
L’alliance, les dons, la fraternité d’armes,
Vos périls partagés, vos communes alarmes,
Vos serments redoublés, tant de soins, tant de vœux,
N’auraient-ils donc servi qu’au malheur de tous deux ?
De la sainte amitié n’est-il donc plus d’exemples ?
L’amitié, je le sais, dans la Grèce a des temples ;
L’intérêt n’en a point, mais il est adoré.
D’ambition, sans doute, et d’amour enivré,
Cassandre m’a trompé sur le sort d’Olympie :
De mes yeux éclairés Cassandre se défie ;
Il n’a que trop raison. Va, peut-être aujourd’hui
L’objet de tant de vœux n’est pas encore à lui.
Il a reçu sa main… Cette enceinte sacrée
Voit déjà de l’hymen la pompe préparée ;
Tous les initiés, de leurs prêtres suivis,
Les palmes dans les mains, inondent ces parvis,
Et l’amour le plus tendre en ordonne la fête.
Non, te dis-je ; on pourra lui ravir sa conquête…
Viens, je confierai tout à ton zèle, à ta foi :
J’aurai les lois, les dieux, et les peuples pour moi.
Fuyons pour un montent ces pompes qui m’outragent.
Entrons dans la carrière où mes desseins m’engagent.
Arrosons, s’il le faut, ces asiles si saints,
Moins du sang des taureaux que du sang des humains.
ACTE DEUXIÈME.
Scène I.
Quoi ! Dans ces jours sacrés ! Quoi ! Dans ce temple auguste
Où Dieu pardonne au crime, et console le juste,
Une seule prêtresse oserait nous priver
Des expiations qu’elle doit achever !
Quoi ! D’un si saint devoir Arzane se dispense ?
Arzane en sa retraite, obstinée au silence,
Arrosant de ses pleurs les images des dieux,
Seigneur, vous le savez, se cache à tous les yeux ;
En proie à ses chagrins, de langueur affaiblie,
Elle implore la fin d’une mourante vie.
Nous plaignons son état, mais il faut obéir ;
Un moment aux autels elle pourra servir.
Depuis que dans ce temple elle s’est enfermée,
Ce jour est le seul jour où le sort l’a nommée :
Qu’on la fasse venir[10]. La volonté du ciel
Demande sa présence, et l’appelle à l’autel.
De guirlandes de fleurs par elle couronnée,
Olympie en triomphe aux dieux sera menée.
Cassandre, initié dans nos secrets divins,
Sera purifié par ses augustes mains.
Tout doit être accompli. Nos rites, nos mystères,
Ces ordres que les dieux ont donnés à nos pères,
Ne peuvent point changer, ne sont point incertains
Comme ces faibles lois qu’inventent les humains.
Scène II.
Venez, vous ne pouvez, à vous-même contraire,
Refuser de remplir votre saint ministère.
Depuis l’instant sacré qu’en cet asile heureux
Vous avez prononcé d’irrévocables vœux,
Ce grand jour est le seul où Dieu vous a choisie
Pour annoncer ses lois aux vainqueurs de l’Asie.
Soyez digne du Dieu que vous représentez.
Ô ciel ! Après quinze ans qu’en ces murs écartés,
Dans l’ombre du silence, au monde inaccessible,
J’avais enseveli ma destinée horrible,
Pourquoi me tires-tu de mon obscurité ?
Tu veux me rendre au jour, à la calamité…
(À l’hiérophante.)
Ah ! Seigneur, en ces lieux lorsque je suis venue,
C’était pour y pleurer, pour mourir inconnue,
Vous le savez.
Et quand vous présidez pour la première fois
Aux pompes de l’hymen, à notre grand mystère,
Votre nom, votre rang, ne peuvent plus se taire ;
Il faut parler.
Seigneur, qu’importe qui je sois ?
Le sang le plus abject, le sang des plus grands rois,
Ne sont-ils pas égaux devant l’Être suprême ?
On est connu de lui bien plus que de soi-même.
Ce grands noms autrefois avaient pu me flatter ;
Dans la nuit de la tombe il les faut emporter.
Laissez-moi pour jamais en perdre la mémoire.
Nous renonçons sans doute à l’orgueil, à la gloire,
Nous pensons comme vous ; mais la Divinité
Exige un aveu simple, et veut la vérité.
Parlez… Vous frémissez !
Vous frémirez vous-même…
(Aux prêtres et aux prêtresses.)
Vous qui servez d’un Dieu la majesté suprême,
Qui partagez mon sort, à son culte attachés,
Qu’entre vous et ce Dieu mes secrets soient cachés !
Nous vous le jurons tous.
Dites-moi s’il est vrai que le cruel Cassandre
Soit ici dans le rang de nos initiés ?
Oui, madame.
Il a vu ses forfaits expiés !…
Hélas ! Tous les humains ont besoin de clémence.
Si Dieu n’ouvrait ses bras qu’à la seule innocence,
Qui viendrait dans ce temple encenser les autels ?
Dieu fit du repentir la vertu des mortels.
Ce juge paternel voit du haut de son trône
La terre trop coupable, et sa bonté pardonne.
Eh bien ! Si vous savez pour quel excès d’horreur
Il demande sa grâce et craint un dieu vengeur ;
Si vous êtes instruit qu’il fit périr son maître ;
Et quel maître, grands dieux ! si vous pouvez connaître
Quel sang il répandit dans nos murs enflammés,
Quand aux yeux d’Alexandre, à peine encor fermés,
Ayant osé percer sa veuve gémissante,
Sur le corps d’un époux il la jeta mourante ;
Vous serez plus surpris lorsque vous apprendrez
Des secrets jusqu’ici de la terre ignorés.
Cette femme élevée au comble de la gloire,
Dont la Perse sanglante honore la mémoire,
Veuve d’un demi-dieu, fille de Darius…
Elle vous parle ici, ne l’interrogez plus[11].
Ô dieux ! Qu’ai-je entendu ? Dieux, que le crime outrage,
De quels coups vous frappez ceux qui sont votre image !
Statira dans ce temple ! Ah ! Souffrez qu’à genoux,
Dans mes profonds respects…
Je ne suis plus pour vous la maîtresse du monde ;
Ne respectez ici que ma douleur profonde.
Des grandeurs d’ici-bas voyez quel est le sort.
Ce qu’éprouva mon père au moment de sa mort,
Dans Babylone en sang je l’éprouvai de même.
Darius, roi des rois, privé du diadème,
Fuyant dans des déserts, errant, abandonné,
Par ses propres amis se vit assassiné ;
Un étranger, un pauvre, un rebut de la terre,
De ses derniers moments soulagea la misère.
(Montrant la prêtresse inférieure.)
Voyez-vous cette femme étrangère en ma cour ?
Sa main, sa seule main m’a conservé le jour ;
Seule elle me tira de la foule sanglante
Où mes lâches amis me laissaient expirante.
Elle est Éphésienne, elle guida mes pas
Dans cet auguste asile, au bout de mes États.
Je vis par mille mains ma dépouille arrachée,
De mourants et de morts la campagne jonchée ;
Les soldats d’Alexandre érigés tous en rois,
Et les larcins publics appelés grands exploits.
J’eus en horreur le monde et les maux qu’il enfante,
Loin de lui pour jamais je m’enterrai vivante.
Je pleure, je l’avoue, une fille, une enfant
Arrachée à mes bras sur mon corps tout sanglant.
Cette étrangère ici me tient lieu de famille.
J’ai perdu Darius, Alexandre, et ma fille ;
Dieu seul me reste[12].
Du trône où vous étiez vous montez jusqu’à lui ;
Son temple est votre cour : soyez-y plus heureuse
Que dans cette grandeur auguste et dangereuse,
Sur ce trône terrible, et par vous oublié,
Devenu pour la terre un objet de pitié.
Ce temple quelquefois, seigneur, m’a consolée ;
Mais vous devez sentir l’horreur qui m’a troublée
En voyant que Cassandre y parle aux mêmes dieux,
Contre sa tête impie implorés par mes vœux.
Le sacrifice est grand : je sens trop ce qu’il coûte ;
Mais notre loi vous parle, et votre cœur l’écoute :
Vous l’avez embrassée.
Qu’elle dût m’imposer cet horrible devoir ?
Je sens que de mes jours, usés dans l’amertume,
Le flambeau pâlissant s’éteint et se consume ;
Et ces derniers moments que Dieu veut me donner
À quoi vont-ils servir ?
Vous-même vous avez tracé votre carrière ;
Marchez-y sans jamais retourner en arrière.
Les mânes, affranchis d’un corps vil et mortel,
Goûtent sans passions un repos éternel ;
Un nouveau jour leur luit ; ce jour est sans nuage ;
Ils vivent pour les dieux : tel est notre partage.
Une retraite heureuse amène au fond des cœurs
L’oubli des ennemis et l’oubli des malheurs.
Il est vrai, je fus reine, et ne suis que prêtresse ;
Dans mon devoir affreux soutenez ma faiblesse.
Que faut-il que je fasse ?
Doit d’abord en ces lieux se jeter devant vous ;
C’est à vous de bénir cet illustre hyménée.
Je vais la préparer à vivre infortunée :
C’est le sort des humains.
L’eau lustrale, les dons offerts aux dieux puissants,
Tout sera présenté par vos mains respectables.
Et pour qui, malheureuse ! Ah ! Mes jours déplorables
Jusqu’au dernier moment sont-ils chargés d’horreur ?
J’ai cru dans la retraite éviter mon malheur ;
Le malheur est partout, je m’étais abusée :
Allons, suivons la loi par moi-même imposée.
Adieu je vous admire autant que je vous plains.
Elle vient près de vous.
Scène III.
Vous frémissez !… J’entends un horrible murmure
Le temple est ébranlé !… Quoi ! toute la nature
S’émeut à son aspect ! et mes sens éperdus
Sont dans le même trouble, et restent confondus !
Ah ! Madame !
Cet augure effrayant semble annoncer le crime
Vos attraits semblent nés pour la seule vertu.
Dieux justes, soutenez mon courage abattu !
Et vous, de leurs décrets auguste confidente,
Daignez conduire ici ma jeunesse innocente ;
Je suis entre vos mains, dissipez mon effroi.
Ah ! J’en ai plus que vous !… Ma fille, embrassez-moi…
Du sort de votre époux êtes-vous informée ?
Quel est votre pays ? Quel sang vous a formée ?
Humble dans mon état, je n’ai point attendu
Ce rang où l’on m’élève, et qui ne m’est pas dû.
Cassandre est roi, madame ; il daigna dans la Grèce
À la cour de son père élever ma jeunesse.
Depuis que je tombai dans ses augustes mains,
J’ai vu toujours en lui le plus grand des humains.
Je chéris un époux, et je révère un maître.
Voilà mes sentiments, et voilà tout mon être.
Qu’aisément, juste ciel, on trompe un jeune cœur !
De l’innocence en vous que j’aime la candeur !
Cassandre a donc pris soin de votre destinée ?
Quoi ! D’un prince ou d’un roi vous ne seriez pas née ?
Pour aimer la vertu, pour en suivre les lois,
Faut-il donc être né dans la pourpre des rois ?
Non, je ne vois que trop le crime sur le trône.
Je n’étais qu’une esclave.
Les dieux sur votre front, dans vos yeux, dans vos traits,
Ont placé la noblesse ainsi que les attraits.
Vous, esclave !
Par le sort des combats me tint sous sa puissance :
Je dois tout à son fils.
Ont senti l’infortune, et vu finir son cours !
Et la mienne a duré tout le temps de ma vie !…
En quels temps, en quels lieux fûtes-vous poursuivie
Par cet affreux destin qui vous mit dans les fers ?
On dit que d’un grand roi, maître de l’univers,
On termina la vie, on disputa le trône,
On déchira l’empire, et que dans Babylone
Cassandre conserva mes jours infortunés,
Dans l’horreur du carnage au glaive abandonnés.
Quoi ! Dans ces temps marqués par la mort d’Alexandre,
Captive d’Antipatre, et soumise à Cassandre ?
C’est tout ce que j’ai su. Tant de malheurs passés
Par mon bonheur nouveau doivent être effacés.
Captive à Babylone !… Ô puissance éternelle !
Vous faites-vous un jeu des pleurs d’une mortelle ?
Le lieu, le temps, son âge, ont excité dans moi
La joie et les douleurs, la tendresse et l’effroi.
Ne me trompé-je point ? Le ciel sur son visage
Du héros mon époux semble imprimer l’image…
Que dites-vous ?
Quand, moins fier et plus doux, loin des sanglants hasards,
Relevant ma famille au glaive dérobée,
Il la remit au rang dont elle était tombée,
Quand sa main se joignit à ma tremblante main.
Illusion trop chère, espoir flatteur et vain !
Serait-il bien possible ?… Écoutez-moi, princesse ;
Ayez quelque pitié du trouble qui me presse.
N’avez-vous d’une mère aucun ressouvenir ?
Ceux qui de mon enfance ont pu m’entretenir
M’ont tous dit qu’en ce temps de trouble et de carnage,
Au sortir du berceau, je fus en esclavage.
D’une mère jamais je n’ai connu l’amour ;
J’ignore qui je suis, et qui m’a mise au jour…
Hélas ! Vous soupirez, vous pleurez, et mes larmes
Se mêlent à vos pleurs, et j’y trouve des charmes…
Eh quoi ! vous me serrez dans vos bras languissants !
Vous faites pour parler des efforts impuissants !
Parlez-moi.
Le trouble que je sens va me coûter la vie.
Scène IV.
Ô prêtresse des dieux ! ô reine des humains !
Quel changement nouveau dans vos tristes destins !
Que nous faudra-t-il faire, et qu’allez-vous entendre ?
Des malheurs : je suis prête, et je dois tout attendre.
C’est le plus grand des biens, d’amertume mêlé ;
Mais il n’en est point d’autre. Antigone troublé,
Antigone, les siens, le peuple, les armées,
Toutes les voix enfin, par le zèle animées,
Tout dit que cet objet à vos yeux présenté,
Qui longtemps comme vous fut dans l’obscurité,
Que vos royales mains vont unir à Cassandre,
Qu’Olympie…
Achevez.
[13].
Est fille d’AlexandreAh ! Mon cœur déchiré me l’a dit avant vous.
Ô ma fille ! Ô mon sang ! Ô nom fatal et doux !
* De vos embrassements faut-il que je jouisse,
* Lorsque par votre hymen vous faites mon supplice !
* Quoi ! Vous seriez ma mère, et vous en gémissez !
* Non, je bénis les dieux trop longtemps courroucés ;
Je sens trop la nature et l’excès de ma joie ;
Mais le ciel me ravit le bonheur qu’il m’envoie :
Il te donne à Cassandre !
Olympie a puisé la source de son sang,
Si j’en crois mon amour, si vous êtes ma mère,
Le généreux Cassandre a-t-il pu vous déplaire ?
* Oui, vous êtes son sang, vous n’en pouvez douter ;
* Cassandre enfin l’avoue, il vient de l’attester,
* Puissiez-vous toutes deux avec lui réunies
* Concilier enfin deux races ennemies !
* Qui ? Lui ? Votre ennemi ! Tel serait mon malheur !
D’Alexandre ton père il est l’empoisonneur.
Au sein de Statira dont tu tiens la naissance,
Dans ce sein malheureux qui nourrit ton enfance,
Que tu viens d’embrasser pour la première fois,
Il plongea le couteau dont il frappa les rois.
Il me poursuit enfin jusqu’au temple d’Éphèse ;
Il y brave les dieux, et feint qu’il les apaise !
À mes bras maternels il ose te ravir ;
Et tu peux demander si je dois le haïr !
Quoi ! d’Alexandre ici le ciel voit la famille !
Quoi ! Vous êtes sa veuve ! Olympie est sa fille !
Et votre meurtrier, ma mère, est mon époux !
Je ne suis dans vos bras qu’un objet de courroux !
Quoi ! Cet hymen si cher était un crime horrible !
Espérez dans le ciel.
D’aucune ombre d’espoir ne peut flatter mes vœux ;
Il m’ouvrait un abîme en éclairant mes yeux.
Je vois ce que je suis, et ce que je dois être.
Le plus grand de mes maux est donc de me connaître !
Je devais à l’autel où vous nous unissiez
Expirer en victime, et tomber a vos pieds.
Scène V.
un prêtre.
On menace le temple, et les divins mystères
Sont bientôt profanés par des mains téméraires ;
Les deux rois désunis disputent à nos yeux
Le droit de commander où commandent les dieux :
Voilà ce qu’annonçaient ces voûtes gémissantes,
Et sous nos pieds craintifs nos demeures tremblantes.
Il semble que le ciel veuille nous informer
Que la terre l’offense, et qu’il faut le calmer !
Tout un peuple éperdu, que la discorde excite,
Vers les parvis sacrés vole et se précipite ;
Éphèse est divisée entre deux factions.
Nous ressemblons bientôt aux autres nations.
La sainteté, la paix, les mœurs, vont disparaître ;
Les rois l’emporteront, et nous aurons un maître.
Ah ! Qu’au moins loin de nous ils portent leurs forfaits !
Qu’ils laissent sur la terre un asile de paix !
Leur intérêt l’exige… Ô mère auguste et tendre,
Et vous… dirai-je, hélas ! l’épouse de Cassandre ?
Au pied de ces autels vous pouvez vous jeter.
Aux rois audacieux je vais me présenter ;
Je connais le respect qu’on doit à leur couronne ;
Mais ils en doivent plus à ce Dieu qui la donne.
S’ils prétendent régner, qu’ils ne l’irritent pas.
Nous sommes, je le sais, sans armes, sans soldats,
Nous n’avons que nos lois, voilà notre puissance.
Dieu seul est mon appui, son temple est ma défense ;
Et, si la tyrannie osait en approcher,
C’est sur mon corps sanglant qu’il lui faudra marcher.
Scène VI.
Ô destinée ! Ô Dieu des autels et du trône !
Contre Cassandre au moins favorise Antigone :
Il me faut donc, ma fille, au déclin de mes jours,
De nos seuls ennemis attendre des secours,
Et chercher un vengeur, au sein de ma misère,
Chez les usurpateurs du trône de ton père !
Chez nos propres sujets, dont les efforts jaloux
Disputent cent États que j’ai possédés tous !
Ils rampaient à mes pieds, ils sont ici mes maîtres.
Ô trône de Cyrus ! ô sang de mes ancêtres !
Dans quel profond abîme êtes-vous descendus !
Vanité des grandeurs, je ne vous connais plus.
Ma mère, je vous suis… Ah dans ce jour funeste,
Rendez-moi digne au moins du grand nom qui vous reste :
Le devoir qu’il prescrit est mon unique espoir.
Fille du roi des rois, remplissez ce devoir.
ACTE TROISIÈME.
Scène I.
La vérité l’emporte, il n’est plus temps de taire
Ce funeste secret qu’avait caché mon père ;
Il a fallu céder à la publique voix.
Oui, j’ai rendu justice à la fille des rois ;
Devais-je plus longtemps, par un cruel silence,
Faire encore à son sang cette mortelle offense ?
Je fus coupable assez.
Du grand nom d’Olympie abuse contre vous :
Il anime le peuple ; Éphèse est alarmée ;
De la religion la fureur animée,
Qu’Antigone méprise et qu’il sait exciter,
Vous fait un crime affreux, un crime à détester,
De posséder la fille, ayant tué la mère.
* Les reproches sanglants qu’Éphèse peut me faire,
* Vous le savez, grand Dieu ! n’approchent pas des miens.
* J’ai calmé, grâce au ciel, les cœurs des citoyens ;
* Le mien sera toujours victime des furies,
* Victime de l’amour et de mes barbaries.
* Hélas ! J’avais voulu qu’elle tînt tout de moi,
* Qu’elle ignorât un sort qui me glaçait d’effroi.
* De son père en ses mains je mettais l’héritage
* Conquis par Antipatre, aujourd’hui mon partage.
* Heureux par mon amour, heureux par mes bienfaits,
* Une fois en ma vie avec moi-même en paix ;
* Tout était réparé, je lui rendais justice.
* D’aucun crime, après tout, mon cœur ne fut complice ;
J’ai tué Statira, mais c’est dans les combats,
C’est en sauvant mon père, en lui prêtant mon bras ;
C’est dans l’emportement du meurtre et du carnage,
Où le devoir d’un fils égarait mon courage ;
C’est dans l’aveuglement que la nuit et l’horreur
Répandaient sur mes yeux troublés par la fureur.
Mon âme en frémissait avant d’être punie
Par ce fatal amour qui la tient asservie.
Je me crois innocent au jugement des dieux,
Devant le monde entier, mais non pas à mes yeux ;
Non pas pour Olympie, et c’est là mon supplice,
C’est la mon désespoir. Il faut qu’elle choisisse,
Ou de me pardonner, ou de percer mon cœur,
Ce cœur désespéré, qui brûle avec fureur.
On prétend qu’Olympie, en ce temple amenée,
Peut retirer la main qu’elle vous a donnée.
Oui, je le sais, Sostène ; et si de cette loi
L’objet que j’idolâtre abusait contre moi,
Malheur à mon rival, et malheur à ce temple !
Du culte le plus saint je donne ici l’exemple ;
J’en donnerais bientôt de vengeance et d’horreur.
Écartons loin de moi cette vaine terreur.
Je suis aimé ; son cœur est à moi dès l’enfance,
Et l’amour est le dieu qui prendra ma défense.
Courons vers Olympie.
Scène II
sortant du temple.
Ministre de clémence, en ce jour solennel,
J’ai de votre saint temple écarté les alarmes ;
Contre Antigone encor je n’ai point pris les armes ;
J’ai respecté ces temps à la paix consacrés ;
Mais donnez cette paix a mes sens déchirés.
J’ai plus d’un droit ici, je saurai les défendre.
Je meurs sans Olympie, et vous devez la rendre.
Achevons cet hymen.
Des devoirs bien sacrés, et bien chers à son cœur.
Tout le mien les partage. Où donc est la prêtresse
Qui doit m’offrir ma femme, et bénir ma tendresse ?
Elle va l’amener. Puissent de si beaux nœuds
Ne point faire aujourd’hui le malheur de tous deux !
Notre malheur !… Hélas ! Cette seule journée
Voyait de tant de maux la course terminée.
Pour la première fois un moment de douceur
De mes affreux chagrins dissipait la noirceur.
Peut-être plus que vous Olympie est à plaindre.
Comment ? Que dites-vous ?… Eh ! Que peut-elle craindre ?
Vous l’apprendrez trop tôt.
Du parti d’Antigone êtes-vous contre moi ?
Me préservent les cieux de passer les limites
Que mon culte paisible à mon zèle a prescrites !
Les intrigues des cours, les cris des factions,
Des humains que je fuis les tristes passions,
N’ont point encor troublé nos retraites obscures[14],
Au dieu que nous servons nous levons des mains pures.
Les débats des grands rois prompts à se diviser
Ne sont connus de nous que pour les apaiser ;
Et nous ignorerions leurs grandeurs passagères,
Sans le fatal besoin qu’ils ont de nos prières.
Pour vous, pour Olympie, et pour d’autres, seigneur,
Je vais des immortels implorer la faveur.
Olympie !…
Voyez si vous avez encor des droits sur elle.
Je vous laisse.
Scène III.
Quoi ! Vous baissez les yeux de vos larmes remplis !
Vous détournez de moi ce front où la nature
Peint l’âme la plus noble, et l’ardeur la plus pure !
Ah ! Barbare !… Ah ! Madame !
Dans quels bras fuyez-vous mes regards désolés ?
Que m’a-t-on dit ? Pourquoi me causer tant d’alarmes ?
Qui donc vous accompagne, et vous baigne de larmes ?
Regarde qui je suis.
Mon sang se glace !… Où suis-je ? Et qu’est-ce que je vois ?
Tes crimes.
Statira peut ici reparaître !
Malheureux ! Reconnais la veuve de ton maître,
La mère d’Olympie.
Grondez sur moi, tombez sur ce front criminel !
Que n’as-tu fait plus tôt cette horrible prière ?
Éternel ennemi de ma famille entière,
Si le ciel l’a voulu, si par tes premiers coups
Toi seul as fait tomber mon trône et mon époux ;
Si dans ce jour de crime, au milieu du carnage,
Tu te sentis, barbare, assez peu de courage
Pour frapper une femme, et, lui perçant le flanc,
La plonger de tes mains dans les flots de son sang,
De ce sang malheureux laisse-moi ce qui reste.
Faut-il qu’en tous les temps ta main me soit funeste ?
N’arrache point ma fille à mon cœur, à mes bras ;
Quand le ciel me la rend, ne me l’enlève pas.
Des tyrans de la terre à jamais séparée,
Respecte au moins l’asile où je suis enterrée ;
Ne viens point, malheureux, par d’indignes efforts,
Dans ces tombeaux sacrés persécuter les morts.
Vous m’avez plus frappé que n’eût fait le tonnerre ;
Et mon front à vos pieds n’ose toucher la terre.
Je m’en avoue indigne après mes attentats ;
Et si je m’excusais sur l’horreur des combats,
Si je vous apprenais que ma main fut trompée
Quand des jours d’un héros la trame fut coupée,
Que je servais mon père en m’armant contre vous,
Je ne fléchirais point votre juste courroux.
Rien ne peut m’excuser… Je pourrais dire encore
Que je sauvai ce sang que ma tendresse adore,
Que je mets à vos pieds mon sceptre et mes États.
Tout est affreux pour vous !… Vous ne m’écoutez pas :
Ma main m’arracherait ma malheureuse vie,
Moins pleine de forfaits que de remords punie,
Si votre propre sang, l’objet de tant d’amour,
Malgré lui, malgré moi, ne m’attachait au jour.
Avec un saint respect j’élevai votre fille ;
Je lui tins lieu quinze ans de père et de famille ;
Elle a mes vœux, mon cœur, et peut-être les dieux
Ne nous ont assemblés dans ces augustes lieux
Que pour y réparer, par un saint hyménée,
L’épouvantable horreur de notre destinée.
Quel hymen !… Ô mon sang ! Tu recevrais la foi
De qui ? De l’assassin d’Alexandre et de moi ?
Non… ma mère, éteignez ces flambeaux effroyables,
Ces flambeaux de l’hymen entre nos mains coupables ;
Éteignez dans mon cœur l’affreux ressouvenir
Des nœuds, des tristes nœuds qui devaient nous unir.
Je préfère (et ce choix n’a rien qui vous étonne)
La cendre qui vous couvre au sceptre qu’il me donne.
Je n’ai point balancé ; laissez-moi dans vos bras
Oublier tant d’amour avec tant d’attentats.
Votre fille en l’aimant devenait sa complice.
Pardonnez, acceptez mon juste sacrifice ;
Séparez, s’il se peut, mon cœur de ses forfaits ;
Empêchez-moi surtout de le revoir jamais.
Je reconnais ma fille, et suis moins malheureuse.
Tu rends un peu de vie à ma langueur affreuse ;
Je renais… Ah ! Grands dieux ! Vouliez-vous que ma main
Présentât Olympie à ce monstre inhumain ?
Qu’exigiez-vous de moi ? Quel affreux ministère
Et pour votre prêtresse, hélas ! Et pour sa mère !
Vous en avez pitié : vous ne prétendiez pas
M’arrêter dans le piège où vous guidiez mes pas.
Cruel, n’insulte plus et l’autel et le trône :
Tu souillas de mon sang les murs de Babylone ;
J’aimerais mieux encore une seconde fois
Voir ce sang répandu par l’assassin des rois,
Que de voir mon sujet, mon ennemi… Cassandre
Aimer insolemment la fille d’Alexandre.
Je me condamne encore avec plus de rigueur ;
Mais j’aime, mais cédez à l’amour en fureur.
Olympie est à moi ; je sais quel fut mon père ;
Je suis roi comme lui, j’en ai le caractère,
J’en ai les droits, la force : elle est ma femme enfin :
Rien ne peut séparer mon sort et son destin.
Ni ses frayeurs, ni vous, ni les dieux, ni mes crimes,
Rien ne rompra jamais des nœuds si légitimes.
Le ciel de mes remords ne s’est point détourné ;
Et, puisqu’il nous unit, il a tout pardonné.
Mais si l’on veut m’ôter cette épouse adorée,
Sa main qui m’appartient, sa foi qu’elle a jurée,
Il faut verser ce sang, il faut m’ôter ce cœur
Qui ne connaît plus qu’elle, et qui vous fait horreur.
Vos autels à mes yeux n’ont plus de privilège ;
Si je fus meurtrier, je serai sacrilège.
J’enlèverai ma femme à ce temple, à vos bras,
Aux dieux même, à nos dieux, s’ils ne m’exauçaient pas.
Je demande la mort, je la veux, je l’envie,
Mais je n’expirerai que l’époux d’Olympie.
Il faudra, malgré vous, que j’emporte au tombeau
Et l’amour le plus tendre, et le nom le plus beau,
Et les remords affreux d’un crime involontaire,
Qui fléchiront du moins les mânes de son père.
Scène IV.
Quel moment ! Quel blasphème ! Ô ciel ! Qu’ai-je entendu ?
Ah ! Ma fille, à quel prix mon sang m’est-il rendu ?
Tu ressens, je le vois, les horreurs que j’éprouve ;
Dans tes yeux effrayés ma douleur se retrouve ;
Ton cœur répond au mien ; tes chers embrassements,
Tes soupirs enflammés consolent mes tourments ;
Ils sont moins douloureux, puisque tu les partages.
Ma fille est mon asile en ces nouveaux naufrages.
Je peux tout supporter, puisque je vois en toi
Un cœur digne en effet d’Alexandre et de moi.
Ah ! Le ciel m’est témoin si mon âme est formée
Pour imiter la vôtre, et pour être animée
Des mêmes sentiments et des mêmes vertus.
Ô veuve d’Alexandre ! Ô Sang de Darius !
Ma mère !… Ah ! Fallait-il qu’à vos bras enlevée,
Par les mains de Cassandre on me vît élevée ?
Pourquoi votre assassin, prévenant mes souhaits,
A-t-il marqué pour moi ses jours par ses bienfaits ?
Que sa cruelle main ne m’a-t-elle opprimée !
Bienfaits trop dangereux ! pourquoi m’a-t-il aimée ?
Ciel ! qui vois-je paraître en ces lieux retirés ?
Antigone lui-même !
Scène V.
Vous voyez un des rois formés par Alexandre,
Qui respecte sa veuve, et qui vient la défendre ;
Vous pourriez remonter, du pied de cet autel,
Au premier rang du monde où vous plaça le ciel,
Y mettre votre fille, et prendre au moins vengeance
Du ravisseur altier qui tous trois nous offense.
Votre sort est connu, tous les cœurs sont à vous ;
Ils sont las des tyrans que votre auguste époux
Laissa par son trépas maîtres de son empire.
Pour ce grand changement votre nom peut suffire.
M’avouerez-vous ici pour votre défenseur ?
Oui, si c’est la pitié qui conduit votre cœur,
Si vous servez mon sang, si votre offre est sincère.
Je ne souffrirai pas qu’un jeune téméraire
Des mains de votre fille et de tant de vertus
Obtienne un double droit au trône de Cyrus ;
Il en est trop indigne, et pour un tel partage
Je n’ai pas présumé qu’il ait votre suffrage.
Je n’ai point au grand-prêtre ouvert ici mon cœur ;
Je me suis présenté comme un adorateur
Qui des divinités implore la clémence.
Je me présente à vous armé de la vengeance.
La veuve d’Alexandre, oubliant sa grandeur,
De sa famille au moins n’oubliera point l’honneur.
Mon cœur est détaché du trône et de la vie ;
L’un me fut enlevé, l’autre est bientôt finie.
Mais si vous arrachez aux mains d’un ravisseur
Le seul bien que les dieux rendaient à ma douleur,
Si vous la protégez, si vous vengez son père,
Je ne vois plus en vous que mon dieu tutélaire.
Seigneur, sauvez ma fille, au bord de mon tombeau,
Du crime et du danger d’épouser mon bourreau.
Digne sang d’Alexandre, approuvez-vous mon zèle ?
Acceptez-vous mon offre, et pensez-vous comme elle ?
Je dois haïr Cassandre.
Il faut donc m’accorder
Le prix, le noble prix que je viens demander.
Contre mon allié je prends votre défense ;
Je crois vous mériter ; soyez ma récompense.
Toute autre est un outrage, et c’est vous que je veux.
Cassandre n’est pas fait pour obtenir vos vœux :
Parlez, et je tiendrai cette gloire suprême
De mon bras, de la reine, et surtout de vous-même ;
Prononcez : daignez-vous m’honorer d’un tel prix ?
Décidez.
J’ouvre à peine les yeux. Tremblante, épouvantée,
Du sein de l’esclavage en ce temple jetée ;
Fille de Statira, fille d’un demi-dieu,
Je retrouve une mère en cet auguste lieu,
De son rang, de ses biens, de son nom dépouillée,
Et d’un sommeil de mort à peine réveillée ;
J’épouse un bienfaiteur… il est un assassin.
Mon époux de ma mère a déchiré le sein.
Dans cet entassement d’horribles aventures,
Vous m’offrez votre main pour venger mes injures.
Que puis-je vous répondre ?… Ah ! dans de tels moments,
(Embrassant sa mère.)
Voyez à qui je dois mes premiers sentiments ;
Voyez si les flambeaux des pompes nuptiales
Sont faits pour éclairer ces horreurs si fatales,
Quelle foule de maux m’environne en un jour,
Et si ce cœur glacé peut écouter l’amour.
Ah ! je vous réponds d’elle, et le ciel vous la donne.
La majesté, peut-être, ou l’orgueil de mon trône
N’avait pas destiné, dans mes premiers projets,
La fille d’Alexandre à l’un de mes sujets ;
Mais vous la méritez en osant la défendre.
C’est vous qu’en expirant désignait Alexandre ;
Il nomma le plus digne, et vous le devenez :
Son trône est votre bien quand vous le soutenez.
Que des dieux immortels la faveur vous seconde !
Que leur main vous conduise à l’empire du monde !
Alexandre et sa veuve, ensevelis tous deux,
Lui dans la tombe, et moi dans ces murs ténébreux,
Vous verront sans regret au trône de mes pères ;
Et puissent désormais les destins, moins sévères,
En écarter pour vous cette fatalité
Qui renversa toujours ce trône ensanglanté !
Il sera relevé par la main d’Olympie.
Montrez-vous avec elle aux peuples de l’Asie,
Sortez de cet asile, et je vais tout presser
Pour venger Alexandre, et pour le remplacer.
Scène VI.
Ma fille, c’est par toi que je romps la barrière
Qui me sépare ici de la nature entière ;
Et je rentre un moment dans ce monde pervers
Pour venger mon époux, ton hymen, et tes fers.
Dieu donnera la force à mes mains maternelles
De briser avec toi tes chaînes criminelles.
Viens remplir ma promesse, et me faire oublier,
Par des serments nouveaux, le crime du premier.
Hélas !…
Quoi ! Tu gémis ?
Cette même journée
Allumerait deux fois les flambeaux d’hyménée ?
Que dis-tu ?
Que je vous fasse entendre une timide voix.
Je vous chéris, ma mère, et je voudrais répandre
Le sang que je reçus de vous et d’Alexandre,
Si j’obtenais des dieux, en le faisant couler,
De prolonger vos jours ou de les consoler.
Ô ma chère Olympie !
Que votre asile obscur est le trône où j’aspire ?
Vous m’y verrez soumise, et foulant à vos pieds
Ces trônes malheureux, pour vous seule oubliés.
Alexandre mon père, enfermé dans la tombe,
Veut-il que de nos mains son ennemi succombe ?
Laissons-là tous ces rois, dans l’horreur des combats.
Se punir l’un par l’autre, et venger son trépas ;
Mais nous, de tant de maux victimes innocentes,
A leurs bras forcenés joignant nos mains tremblantes,
Faudra-t-il nous charger d’un meurtre infructueux ?
Les larmes sont pour nous, les crimes sont pour eux.
Des larmes ! Et pour qui les vois-je ici répandre ?
Dieux ! M’avez-vous rendu la fille d’Alexandre ?
Est-ce elle que j’entends ?
Ma mère…
Ô ciel vengeur !
Cassandre !
Parle.
Je ne le puis.
Finis ce trouble affreux ; parle, dis-je.
Je sens trop de quels coups je viens de vous frapper ;
Mais je vous chéris trop pour vouloir vous tromper.
Prête à me séparer d’un époux si coupable,
Je le fuis… mais je l’aime.
Dernier de mes moments ! Cruelle fille, hélas !
Puisque tu peux l’aimer, tu ne le fuiras pas.
Tu l’aimes ! Tu trahis Alexandre et ta mère !
Grand Dieu ! J’ai vu périr mon époux et mon père ;
Tu m’arrachas ma fille, et ton ordre inhumain
Me la fait retrouver pour mourir de sa main !
Je me jette à vos pieds…
Fille trop chère !…
Tremblante à vos genoux, je les baigne de pleurs.
Ma mère, pardonnez.
Je pardonne… et je meurs.
Vivez, écoutez-moi.
Que veux-tu ?
Par les dieux, par mon nom, par vous, par la nature,
Que je m’en punirai, qu’Olympie aujourd’hui
Répandra tout son sang avant que d’être à lui.
Mon cœur vous est connu. Je vous ai dit que j’aime ;
Jugez par ma faiblesse, et par cet aveu même,
Si ce cœur est à vous, et si vous l’emportez
Sur mes sens éperdus que l’amour a domptés.
Ne considérez point ma faiblesse et mon âge ;
De mon père et de vous je me sens le courage :
J’ai pu les offenser, je ne peux les trahir ;
Et vous me connaîtrez en me voyant mourir.
Tu peux mourir, dis-tu, fille inhumaine et chère,
Et tu ne peux haïr l’assassin de ton père !
Arrachez-moi ce cœur ; vous verrez qu’un époux,
Quelque cher qu’il me fût, y régnait moins que vous ;
Vous y reconnaîtrez ce pur sang qui m’anime.
Pour me justifier prenez votre victime,
Immolez votre fille.
Ah ! J’en crois tes vertus ;
Je te plains, Olympie, et ne t’accuse plus :
J’espère en ton devoir, j’espère en ton courage.
Moi-même j’ai pitié d’un amour qui m’outrage.
Tu déchires mon cœur, et tu sais l’attendrir ;
Console au moins ta mère en la faisant mourir.
Va, je suis malheureuse, et tu n’es point coupable.
Qui de nous deux, ô ciel ! est la plus misérable ?
ACTE QUATRIÈME.
Scène I
Vous me l’aviez bien dit, les saints lieux profanés
Aux horreurs des combats vont être abandonnés :
Vos soldats près du temple occupent ce passage
Cassandre, ivre d’amour, de douleur, et de rage,
Des dieux qu’il invoquait défiant le courroux,
Par cet autre chemin s’avance contre vous.
Le signal est donné ; mais, dans cette entreprise,
Entre Cassandre et vous le peuple se divise.
Je le réunirai.
Scène II.
Infidèle allié, détestable ennemi :
M’oses-tu disputer ce que le ciel me donne ?
Oui. Quelle est la surprise où ton cœur s’abandonne ?
La fille d’Alexandre a des droits assez grands
Pour faire armer l’Asie, et trembler nos tyrans.
Babylone est sa dot, et son droit est l’empire.
Je prétends l’un et l’autre ; et je veux bien te dire
Que tes pleurs, tes regrets, tes expiations,
N’en imposeront pas aux yeux des nations,
Ne crois pas qu’à présent l’amitié considère
Si tu fus innocent de la mort de son père :
L’opinion fait tout ; elle t’a condamné.
Aux faiblesses d’amour ton cœur abandonné
Séduisait Olympie en cachant sa naissance ;
Tu crus ensevelir dans l’éternel silence
Ce funeste secret dont je suis informé ;
Ce n’est qu’en la trompant que lu pus être aimé.
Ses veux s’ouvrent enfin, c’en est fait ; et Cassandre
N’ose lever les siens, n’a plus rien à prétendre.
De quoi t’es-tu flatté ? Pensais-tu que ses droits
T’élèveraient un jour au rang de roi des rois ?
Je peux de Statira prendre ici la défense ;
Mais veux-tu conserver notre antique alliance ?
Veux-tu régner en paix dans tes nouveaux États,
Me revoir ton ami, t’appuyer de mon bras ?
Eh bien ?
Je périrai pour toi : sinon je te déclare
Que je suis le plus grand de tous tes ennemis.
Connais tes intérêts, pèse-les, et choisis.
Je n’aurai pas de peine, et je venais te faire
Une offre différente, et qui pourra le plaire.
Tu ne connais ni loi, ni remords, ni pitié,
Et c’est un jeu pour toi de trahir l’amitié.
J’ai craint le ciel du moins : tu ris de sa justice,
Tu jouis des forfaits dont tu fus le complice ;
Tu n’en jouiras pas, traître…
Que prétends-tu ?
Si dans ton âme atroce il est quelque vertu,
N’employons pas les mains du soldat mercenaire
Pour assouvir la rage et servir ma colère.
Qu’a de commun le peuple avec nos factions ?
Est-ce à lui de mourir pour nos divisions ?
C’est à nous, c’est à toi, si tu te sens l’audace
De braver mon courage, ainsi que ma disgrâce.
Je ne fus pas admis au commerce des dieux
Pour aller égorger mon ami sous leurs yeux ;
C’est un crime nouveau, c’est toi qui le prépares.
Va, nous étions formés pour être des barbares.
Marchons ; viens décider de ton sort et du mien,
T’abreuver de mon sang, ou verser tout le tien.
*J’y consens avec joie, et sois sûr qu’Olympie
Acceptera la main qui t’ôtera la vie.
Scène III.
Profanes, c’en est trop. Arrêtez, respectez
Et le dieu qui vous parle, et ses solennités[15].
Prêtres, initiés, peuple, qu’on les sépare ;
Bannissez du lieu saint la discorde barbare ;
Expiez vos forfaits… Glaives, disparaissez.
Pardonne, Dieu puissant ! Vous, rois, obéissez.
Je cède au ciel, à vous.
Les mânes d’Alexandre, et le courroux céleste,
Que tant que je vivrai je ne souffrirai pas
Qu’Olympie à mes yeux passe ici dans ses bras,
Et que cet hyménée illégitime, impie,
Soit la honte d’Éphèse et l’horreur de l’Asie.
Sans doute il le serait si tu l’avais formé.
D’un esprit plus remis, d’un cœur moins enflammé,
Rendez-vous à la loi, respectez sa justice ;
Elle est commune à tous, il faut qu’on l’accomplisse.
La cabane du pauvre et le trône des rois,
Également soumis, entendent cette voix ;
Elle aide la faiblesse, elle est le frein du crime,
Et délie à l’autel l’innocente victime.
Si l’époux, quel qu’il soit, et quel que soit son rang,
Des parents de sa femme a répandu le sang,
Fût-il purifié dans nos sacrés mystères
Par le feu de Vesta, par les eaux salutaires,
Et par le repentir, plus nécessaire qu’eux,
Son épouse en un jour peut former d’autres nœuds ;
Elle le peut sans honte, à moins que sa clémence,
A l’exemple des dieux, ne pardonne l’offense.
La loi donne un seul jour ; elle accourcit les temps
Des chagrins attachés à ces grands changements :
Mais surtout attendez les ordres d’une mère ;
Elle a repris ses droits, le sacré caractère
Que la nature donne, et que rien n’affaiblit.
A son auguste voix Olympie obéit.
Qu’osez-vous attenter, quand c’est à vous d’attendre
Les arrêts de la veuve et du sang d’Alexandre ?
C’est assez, j’y souscris, pontife ; elle est à moi.
Scène IV.
Elle n’y sera pas, cœur barbare et sans foi.
Arrachons-la, Sostène, à ce fatal asile,
A l’espoir insolent de ce coupable habile,
Qui rit de mes remords, insulte à ma douleur,
Et tranquille et serein vient m’arracher le cœur.
Il séduit Statira, seigneur ; il s’autorise
Et des lois qu’il viole, et des dieux qu’il méprise.
Enlevons-la, te dis-je, aux dieux que j’ai servis,
Et par qui désormais tous mes soins sont trahis,
J’accepterais la mort, je bénirais la foudre ;
Mais qu’enfin mon épouse ose ici se résoudre
À passer en un jour à cet autel fatal
De la main de Cassandre à la main d’un rival !
Tombe en cendres ce temple avant que je l’endure !
Ciel tu me pardonnais. Plus tranquille et plus pure,
Mon âme à cet espoir osait s’abandonner :
Tu m’ôtes Olympie, est-ce là pardonner ?
Il ne vous l’ôte point ce cœur docile et tendre,
Si soumis à vos lois, si content de se rendre,
Ne peut jusqu’à l’oubli passer en un moment.
Le cœur ne connaît point un si prompt changement.
Elle peut vous aimer sans trahir la nature.
Vos coups dans les combats portés à l’aventure
Ont versé, je l’avoue, un sang bien précieux ;
C’est un malheur pour vous que permirent les dieux.
Vous n’avez point trempé dans la mort de son père ;
Vos pleurs ont effacé tout le sang de sa mère ;
Ses malheurs sont passés, vos bienfaits sont présents.
Vainement cette idée apaise mes tourments.
Ce sang de Statira, ces mânes d’Alexandre,
D’une voix trop terrible ici se font entendre.
Sostène, elle est leur fille, elle a le droit affreux
De haïr sans retour un époux malheureux.
Je sens qu’elle m’abhorre, et moi je la préfère
Au trône de Cyrus, au trône de la terre.
Ces expiations, ces mystères cachés,
Indifférents aux rois, et par moi recherchés,
Elle en était l’objet ; mon âme criminelle
Ne s’approchait des dieux que pour s’approcher d’elle.
Hélas la voyez-vous en proie à ses douleurs ?
Elle embrasse un autel, et le baigne de pleurs.
Au temple, à cet autel, il est temps qu’on l’enlève.
Va, cours, que tout soit prêt.
Scène V.
Qu’il est désespéré !… Qu’il se condamne ! Hélas !
(Apercevant Cassandre.)
Que vois-je ?
Votre époux.
Non, Cassandre… jamais ne prétendez à l’être.
Eh bien ! J’en suis indigne, et je dois me connaître.
Je sais tous les forfaits que mon sort inhumain,
Pour nous perdre tous deux, a commis par ma main ;
J’ai cru les expier, j’en comble la mesure ;
Ma présence est un crime, et ma flamme une injure…
Mais, daignez me répondre… ai-je par mes secours
Aux fureurs de la guerre arraché vos beaux jours ?
Pourquoi les conserver ?
Au sortir de l’enfance
Ai-je assez respecté votre aimable innocence ?
Vous ai-je idolâtrée ?
Ah ! C’est là mon malheur.
Après le tendre aveu de la plus pure ardeur,
Libre dans vos bontés, maîtresse de vous-même,
Cette voix favorable à l’époux qui vous aime,
Aux lieux où je vous parle, à ces mêmes autels,
A joint à mes serments vos serments solennels !
Hélas ! Il est trop vrai… Que le courroux céleste
Ne me punisse pas d’un serment si funeste !
Vous m’aimiez, Olympie !
Ne me reproche pas ma détestable erreur.
Il te fut trop aisé d’éblouir ma jeunesse ;
D’un cœur qui s’ignorait tu trompas la faiblesse :
C’est un forfait de plus… Fuis-moi ; ces entretiens
Sont un crime pour moi plus affreux que les tiens.
Craignez d’en commettre un plus funeste peut-être
En acceptant les vœux d’un barbare et d’un traître ;
Et si pour Antigone…
D’Antigone et de toi je rejette les vœux,
Après que cette main, lâchement abusée,
S’est pu joindre à ta main de mon sang arrosée,
Nul mortel désormais n’aura droit sur mon cœur.
J’ai l’hymen, et le monde, et la vie en horreur.
Maîtresse de mon choix, sans que je délibère,
Je choisis les tombeaux qui renferment ma mère ;
Je choisis cet asile où Dieu doit posséder
Ce cœur qui se trompa quand il put te céder.
J’embrasse les autels, et déteste ton trône,
Et tous ceux de l’Asie… et surtout d’Antigone.
Va-t-en, ne me vois plus… Va, laisse-moi pleurer
L’amour que j’ai promis, et qu’il faut abhorrer.
Eh bien ! De mon rival si l’amour vous offense,
Vous ne sauriez m’ôter un rayon d’espérance ;
Et quand votre vertu rejette un autre époux,
Ce refus est ma grâce, et je me crois à vous.
Tout souillé que je suis du sang qui vous fit naître,
Vous êtes, vous serez la moitié de mon être,
Moitié chère et sacrée, et de qui les vertus
Ont arrêté sur moi les foudres suspendus,
Ont gardé sur mon cœur un empire suprême,
Et devraient désarmer votre mère elle-même.
Ma mère !… Quoi ! Ta bouche a prononcé son nom !
Ah ! Si le repentir, si la compassion,
Si ton amour, au moins, peut fléchir ton audace,
Fuis les lieux qu’elle habite, et l’autel que j’embrasse.
Laisse-moi.
À me suivre à l’instant vous devez consentir.
(Il la prend par la main.)
Chère épouse, venez.
Frappe une infortunée à son devoir fidèle ;
Dans ce cœur désolé porte un coup plus certain :
Tout mon sang fut formé pour couler sous ta main ;
Frappe, dis-je.
Ah ! Trop loin vous portez la vengeance ;
J’eus moins de cruauté, j’eus moins de violence,
Le ciel sait faire grâce, et vous savez punir ;
Mais c’est trop être ingrate, et c’est trop me haïr.
Ma haine est-elle juste, et l’as-tu méritée ?
Cassandre, si ta main féroce, ensanglantée,
Ta main qui de ma mère osa percer le flanc.
N’eût frappé que moi seule, et versé que mon sang,
Je te pardonnerais, je t’aimerais… barbare.
Va, tout nous désunit.
Non, rien ne nous sépare.
Quand vous auriez Cassandre encor plus en horreur,
Quand vous m’épouseriez pour me percer le cœur,
Vous me suivrez… Il faut que mon sort s’accomplisse.
Laissez-moi mon amour, du moins pour mon supplice :
Ce supplice est sans terme, et j’en jure par vous.
Haïssez, punissez, mais suivez votre époux.
Scène VI.
Paraissez, ou bientôt Antigone l’emporte.
Il parle à vos guerriers, il assiège la porte,
Il séduit vos amis près du temple assemblés ;
Par sa voix redoutable ils semblent ébranlés :
Il atteste Alexandre, il atteste Olympie.
Tremblez pour votre amour, tremblez pour votre vie.
Venez.
Je vais chercher la mort, puisque vous le voulez.
Moi, vouloir ton trépas !… Va, j’en suis incapable…
Vis loin de moi.
Et, s’il m’est conservé, je revoie en ces lieux,
Je vous arrache au temple, ou j’y meurs à vos yeux.
Scène VII.
Malheureuse !… Et c’est lui qui cause mes alarmes !
Ah ! est-ce à toi de me coûter des larmes ?
Faut-il tant de combats pour remplir son devoir ?
Vous aurez sur mon âme un absolu pouvoir,
Ô sang dont je naquis, ô voix de la nature !
Je m’abandonne à vous, c’est par vous que je jure
De vous sacrifier mes plus chers sentiments…
Sur cet autel, hélas ! J’ai fait d’autres serments…
Dieux ! Vous les receviez ; ô dieux ! Votre clémence
A du plus tendre amour approuvé l’innocence.
Vous avez tout changé… mais changez donc mon cœur,
Donnez-lui la vertu conforme à son malheur…
* Ayez quelque pitié d’une âme déchirée,
* Qui périt infidèle, ou meurt dénaturée.
* Hélas ! J’étais heureuse en mon obscurité,
* Dans l’oubli des humains, dans la captivité ;
* Sans parents, sans état, à moi-même inconnue…
* Le grand nom que je porte est ce qui m’a perdue.
* J’en serai digne au moins… Cassandre, il faut te fuir,
* Il faut t’abandonner… mais comment te haïr ?…
Que peut donc sur soi-même une faible mortelle ?
Je déchire en pleurant ma blessure cruelle
Et ce trait malheureux que ma main va chercher,
Je l’enfonce en mon cœur au lieu de l’arracher.
Scène VIII.
Pontife, où courez-vous ? Protégez ma faiblesse.
Vous tremblez !… Vous pleurez !…
Je pleure votre état.
Ah ! Soyez-en l’appui.
Résignez-vous au ciel ; vous n’avez plus que lui.
Hélas ! Que dites-vous ?
La veuve d’Alexandre…
Eh bien ?…
Foulant aux pieds les lois, armés contre les dieux,
Jusque dans les parvis de l’enceinte sacrée,
Encourageaient leur troupe au meurtre préparée.
Déjà coulait le sang ; déjà, le fer en main,
Cassandre jusqu’à vous se frayait un chemin :
J’ai marché contre lui, n’ayant pour ma défense
Que nos lois qu’il oublie, et nos dieux qu’il offense.
Votre mère éperdue, et s’offrant à ses coups,
L’a cru maître à la fois et du temple et de vous :
Lasse de tant d’horreurs, lasse de tant de crimes,
Elle a saisi le fer qui frappe les victimes,
L’a plongé dans ce flanc où le ciel irrité
Vous fit puiser la vie et la calamité.
Je meurs… soutenez-moi… marchons… Vit-elle encore ?
Cassandre est à ses pieds il gémit, il l’implore :
Il ose encor prêter ses funestes secours
Aux innocentes mains qui raniment ses jours ;
Il s’écrie, il s’accuse, il jette au loin ses armes.
Cassandre à ses genoux !
Il les baigne de larmes.
À ses cris, à nos voix, elle rouvre les yeux ;
Elle ne voit en lui qu’un monstre audacieux
Qui lui vient arracher les restes de sa vie,
Par cette main funeste en tout temps poursuivie :
Faible, et se soulevant par un dernier effort,
Elle tombe, elle touche au moment de la mort ;
Elle abhorre à la fois Cassandre et la lumière ;
Et levant à regret sa débile paupière :
« Allez, m’a-t-elle dit, ministre infortuné
D’un temple malheureux par le sang profané ;
Consolez Olympie. Elle m’aime, et j’ordonne
Que, pour venger sa mère, elle épouse Antigone[16]. »
Allons mourir près d’elle… Exaucez-moi, grands dieux !
Venez, guidez mes pas, venez fermer nos veux.
Armez-vous de courage, il doit ici paraître.
J’en ai besoin, seigneur, et j’en aurai peut-être.
ACTE CINQUIÈME.
Scène I.
La pitié doit parler, et la vengeance est vaine ;
Un rival malheureux n’est pas digne de haine.
Fuyez ce lieu funeste : Olympie aujourd’hui,
Seigneur, sera perdue et pour vous et pour lui.
Quoi Statira n’est plus !
D’être toujours funeste au grand nom d’Alexandre :
Statira, succombant au poids de sa douleur,
Dans les bras de sa fille expire avec horreur ;
La sensible Olympie, à ses pieds étendue,
Semble exhaler son âme à peine retenue.
Les ministres des dieux, les prêtresses en pleurs,
En mêlant leurs regrets, accroissent leurs douleurs.
Cassandre épouvanté sent toutes leurs atteintes ;
Le temple retentit de sanglots et de plaintes :
On prépare un bûcher, et ces vains ornements
Qui rappellent la mort aux regards des vivants :
On prétend qu’Olympie, en ce lieu solitaire,
Habitera l’asile où s’enfermait sa mère ;
Qu’au monde, à l’hyménée, arrachant ses beaux jours,
Elle consacre aux dieux leur déplorable cours ;
Et qu’elle doit pleurer dans l’éternel silence
Sa famille, sa mère, et jusqu’à sa naissance.
Non, non ; de son devoir elle suivra les lois ;
J’ai sur elle à la fin d’irrévocables droits ;
Statira me la donne ; et ses ordres suprêmes
Au moment du trépas sont les lois des dieux mêmes.
Ce forcené Cassandre et sa funeste ardeur
Au sang de Statira font une juste horreur.
Seigneur, le croyez-vous ?
Que son cœur désolé renonce à ce barbare.
S’il ose encor l’aimer, j’ai promis son trépas :
Je tiendrai ma parole, et tu n’en doutes pas.
Mêleriez-vous du sang aux pleurs qu’on voit répandre ;
Aux flammes du bûcher, à cette auguste cendre ?
Frappés d’un saint respect, sachez que vos soldats
Reculeront d’horreur, et ne vous suivront pas.
Non, je ne puis troubler la pompe funéraire ;
J’en ai fait le serment ; Cassandre la révère.
Je sais qu’il est des lois qu’il me faut respecter ;
Que pour gagner le peuple il le faut imiter :
Vengeur de Statira, protecteur d’Olympie,
Je dois ici l’exemple au reste de l’Asie.
Tout parle en ma faveur, et mes coups différés
En auront plus de force, et sont plus assurés.
Scène II.
On amène Olympie à peine respirante :
Je vois du temple saint l’auguste hiérophante
Qui mouille de ses pleurs les traces de ses pas ;
Les prêtresses des dieux la tiennent dans leurs bras.
Ces objets toucheraient le cœur le plus farouche,
Je veux bien l’avouer… Permettez que ma bouche,
En mêlant mes regrets à vos tristes soupirs,
Jure encor de venger tant d’affreux déplaisirs :
L’ennemi qui deux fois vous priva d’une mère
Nourrit dans sa fureur un espoir téméraire ;
Sachez que tout est prêt pour sa punition.
N’ajoutez point la crainte à votre affliction ;
Contre ses attentats soyez en assurance.
Ah ! Seigneur, parlez moins de meurtre et de vengeance.
Elle a vécu… je meurs au reste des humains.
Je déplore sa perte autant que je vous plains :
Je pourrais rappeler sa volonté sacrée,
Si chère à mon espoir, et par vous révérée ;
Mais je sais ce qu’on doit, dans ce premier moment,
À son ombre, à sa fille, à votre accablement.
Consultez-vous, madame, et gardez sa promesse.
Scène III.
Vous qui compatissez à l’horreur qui me presse,
Vous, ministre d’un dieu de paix et de douceur,
Des cœurs infortunés le seul consolateur,
Ne puis-je, sous vos yeux, consacrer ma misère
Aux autels arrosés des larmes de ma mère ?
Auriez-vous bien, seigneur, assez de dureté
Pour fermer cet asile à ma calamité ?
Du sang de tant de rois c’est l’unique héritage ;
Ne me l’enviez pas, laissez-moi mon partage.
Je pleure vos destins ; mais que puis-je pour vous ?
Votre mère en mourant a nommé votre époux :
Vous avez entendu sa volonté dernière,
Tandis que de nos mains nous fermions sa paupière ;
Et si vous résistez à sa mourante voix,
Cassandre est votre maître, il rentre en tous ses droits.
J’ai juré, je l’avoue, à Statira mourante
De détourner ma main de cette main sanglante ;
Je garde mes serments.
Votre main ne dépend que de vous et des dieux.
Bientôt tout va changer : vous pouvez, Olympie,
Ordonner maintenant du sort de votre vie :
On ne doit pas sans doute allumer en un jour
Et les bûchers des morts, et les flambeaux d’amour.
Ce mélange est affreux ; mais un mot peut suffire,
Et j’attendrai ce mot sans oser le prescrire.
C’est à vous à sentir, dans ces extrémités,
Ce que doit votre cœur au sang dont vous sortez.
Seigneur, je vous l’ai dit ; cet hymen, et tout autre,
Est horrible à mon cœur, et doit déplaire au vôtre.
Je ne veux point trahir ces mânes courroucés ;
J’abandonne un époux… c’est obéir assez.
Laissez-moi fuir l’hymen, et l’amour, et le trône.
Il faut suivre Cassandre ou choisir Antigone :
Ces deux héros armés, si fiers et si jaloux,
Sont forcés maintenant à s’en remettre à vous.
Vous préviendrez d’un mot le trouble et le carnage
Dont nos yeux reverraient l’épouvantable image,
Sans le respect profond qu’inspirent aux mortels
Cet appareil de mort, ce bûcher, ces autels,
Et ces derniers devoirs, et ces honneurs suprêmes,
Qui les font pour un temps rentrer tous en eux-mêmes.
La piété se lasse, et surtout chez les grands.
J’ai du sang avec peine arrêté les torrents ;
Mais ce sang, dès demain, va couler dans Éphèse ;
Décidez-vous, princesse, et le peuple s’apaise.
Ce peuple, qui toujours est du parti des lois,
Quand vous aurez parlé, soutiendra votre choix :
Sinon, le fer en main, dans ce temple, à ma vue,
Cassandre, en réclamant la foi qu’il a reçue,
D’un bien qu’il possédait a droit de s’emparer,
Malgré la juste horreur qu’il vous semble inspirer.
Il suffit : je conçois vos raisons et vos craintes ;
Je ne m’emporte plus en d’inutiles plaintes ;
Je subis mon destin ; vous voyez sa rigueur ;
Il me faut faire un choix… il est fait dans mon cœur ;
Je suis déterminée.
Vous acceptez les vœux et la main qu’il vous donne ?
Seigneur, quoi qu’il en soit, peut-être ce moment
N’est point fait pour conclure un tel engagement.
Vous-même l’avouez ; et cette heure dernière,
Où ma mère a vécu, doit m’occuper entière…
Au bûcher qui l’attend vous allez la porter ?
De ces tristes devoirs il faut nous acquitter :
Une urne contiendra sa dépouille mortelle ;
Vous la recueillerez.
A causé son trépas… Cette fille du moins
À ses mânes vengeurs doit encor quelques soins.
Je vais tout préparer.
Sur ce lit embrasé puis-je la voir encore ?
Du funèbre appareil pourrai-je m’approcher ?
Pourrai-je de mes pleurs arroser son bûcher ?
Hélas ! vous le devez ; nous partageons vos larmes :
Vous n’avez rien à craindre ; et ces rivaux en armes
Ne pourront point troubler ces devoirs douloureux.
Présentez des parfums, vos voiles, vos cheveux,
Et des libations la triste et pure offrande.
C’est l’unique faveur que sa fille demande…
(À la prêtresse inférieure.)
Toi qui la conduisis dans ce séjour de mort,
Qui partageas quinze ans les horreurs de son sort,
Va, reviens m’avertir quand cette cendre aimée
Sera prête à tomber dans la fosse enflammée ;
Que mes derniers devoirs, puisqu’ils me sont permis,
Satisfassent son ombre… Il le faut.
J’obéis.
Allez donc : élevez cette pile fatale,
Préparez les cyprès et l’urne sépulcrale,
Faites venir ici ces deux rivaux cruels ;
Je prétends m’expliquer au pied de ces autels,
À l’aspect de ma mère, aux yeux de ces prêtresses,
Témoins de mes malheurs, témoins de mes promesses.
Mes sentiments, mon choix, vont être déclarés :
Vous les plaindrez peut-être, et les approuverez.
De vos destins encor vous êtes la maîtresse,
Vous n’avez que ce jour ; il fuit, et le temps presse.
Scène IV.
Ô toi qui dans mon cœur, à ce choix résolu,
Usurpas à ma honte un pouvoir absolu,
Qui triomphes encor de Statira mourante,
D’Alexandre au tombeau, de leur fille tremblante,
De la terre et des cieux contre toi conjurés,
Règne, amant malheureux, sur mes sens déchirés :
Si tu m’aimes, hélas ! Si j’ose encor le croire,
Va, tu payeras bien cher ta funeste victoire.
Scène V.
Eh bien ! Je viens remplir mon devoir et vos vœux :
Mon sang doit arroser ce bûcher malheureux.
Acceptez mon trépas, c’est ma seule espérance ;
Que ce soit par pitié plutôt que par vengeance.
Cassandre !
Objet sacré ! Chère épouse !…
Ah ! cruel
Il n’est plus de pardon pour ce grand criminel :
Esclave infortuné du destin qui me guide,
Mon sort en tous les temps est d’être parricide.
Mais je suis ton époux ; mais, malgré ses forfaits,
Cet époux t’idolâtre encor plus que jamais.
Respecte, en m’abhorrant, cet hymen que j’atteste :
Dans l’univers entier Cassandre seul te reste ;
La mort est le seul dieu qui peut nous séparer ;
Je veux, en périssant, te voir et t’adorer.
Venge-toi, punis-moi, mais ne sois point parjure :
Va, l’hymen est encor plus saint que la nature.
Levez-vous, et cessez de profaner du moins
Cette cendre fatale, et mes funèbres soins.
Quand sur l’affreux bûcher dont les flammes s’allument
De ma mère en ces lieux les membres se consument,
Ne souillez pas ces dons que je dois présenter ;
N’approchez pas, Cassandre, et sachez m’écouter.
Scène VI.
Enfin votre vertu ne peut plus s’en défendre ;
Statira vous dictait l’arrêt qu’il vous faut rendre.
J’ai respecté les morts et ce jour de terreur ;
Vous en pouvez juger, puisque mon bras vengeur
N’a point encor de sang inondé cet asile,
Puisqu’un moment encore à vos ordres docile,
Je vous prends en ces lieux pour son juge et le mien.
Prononcez notre arrêt, et ne redoutez rien.
On vous verra, madame, et du moins je l’espère,
Distinguer l’assassin du vengeur d’une mère,
La nature a des droits. Statira, dans les cieux,
À côté d’Alexandre, arrête ici ses veux.
Vous êtes dans ce temple encore ensevelie ;
Mais la terre et le ciel observent Olympie.
Il faut entre nous deux que vous vous déclariez.
J’y consens ; mais je veux que vous me respectiez.
Vous voyez ces apprêts, ces dons que je dois faire
À nos dieux infernaux, aux mânes d’une mère ;
Vous choisissez ce temps, impétueux rivaux,
Pour me parler d’hymen au milieu des tombeaux !
Jurez-moi seulement, soldats du roi mon père[17],
Rois après son trépas, que, si je vous suis chère,
Dans ce moment du moins, reconnaissant mes lois,
Vous ne troublerez point mes devoirs et mon choix.
Je le dois, je le jure ; et vous devez connaître
Combien je vous respecte, et dédaigne ce traître.
Oui, je le jure aussi, bien sûr que votre cœur
Pour ce rival barbare est pénétré d’horreur.
Prononcez ; j’y souscris.
Vous-même l’avez dit, qu’Alexandre m’écoute.
Décidez devant lui.
[18].
J’attends vos volontésConnaissez donc ce cœur que vous persécutez,
Et vous-mêmes jugez du parti qui me reste.
Quelque choix que je fasse, il doit m’être funeste.
Vous sentez tout l’excès de ma calamité :
Apprenez plus ; sachez que je l’ai mérité.
J’ai trahi mes parents, quand j’ai pu les connaître ;
J’ai porté le trépas au sein qui m’a fait naître :
Je trouvais une mère en ce séjour d’effroi ;
Elle est morte en mes bras, elle est morte pour moi.
Elle a dit à sa fille, à ses pieds désolée :
« Épousez Antigone, et je meurs consolée. »
Elle était expirante, et moi, pour l’achever,
Je la refuse.
Outrager votre mère, et trahir la nature !
À ses mânes, à vous, je ne fais point d’injure ;
Je rends justice à tous, et je la rends à moi…
Cassandre, devant lui je vous donnai ma foi ;
Voyez si nos liens ont été légitimes ;
Je vous laisse en juger : vous connaissez vos crimes ;
Il serait superflu de vous les reprocher :
Réparez-les un jour.
Je ne puis adoucir cette horreur qui vous presse !
Il faut vous éclairer : gardez votre promesse.
Scène VII.
prêtres, prêtresses.
Princesse, il en est temps.
Cassandre, en ce moment, plains-toi, si tu le peux ;
Contemple ce bûcher, contemple cette cendre ;
Souviens-toi de mes fers, souviens-toi d’Alexandre :
Voilà sa veuve, parle, et dis ce que je dois.
M’immoler.
Attends ici le mien[19]. Vous, mânes de ma mère,
Mânes à qui je rends ce devoir funéraire,
Vous, qu’un juste courroux doit encore animer,
Vous recevrez des dons qui pourront vous calmer.
De mon père et de vous ils sont dignes peut-être…
Toi, l’époux d’Olympie, et qui ne dus pas l’être ;
Toi, qui me conservas par un cruel secours ;
Toi, par qui j’ai perdu les auteurs de mes jours ;
Toi, qui m’as tant chérie, et pour qui ma faiblesse
Du plus fatal amour a senti la tendresse,
Tu crois mes lâches feux de mon âme bannis…
Apprends… que je t’adore… et que je m’en punis[20].
Cendres de Statira, recevez Olympie[21].
Ciel !
Olympie !
Ô ciel !
Ô fureur inouïe !
Elle n’est déjà plus, tous nos efforts sont vains.
Revenant dans le péristyle.
* En est-ce assez, grands dieux ? Mes exécrables mains
* Ont fait périr mon roi, sa veuve, et mon épouse !
* Antigone, ton âme est-elle encor jalouse ?
* Insensible témoin de cette horrible mort,
* Envieras-tu toujours la douceur de mon sort ?
* De ma félicité si ton grand cœur s’irrite,
* Partage-la, crois-moi, prends ce fer, et m’imite.
Arrêtez !… Ô saint temple ! Ô Dieu juste et vengeur !
Dans quel palais profane a-t-on vu plus d’horreur !
Ainsi donc Alexandre, et sa famille entière,
Successeurs, assassins, tout est cendre et poussière !
Dieux, dont le monde entier éprouve le courroux,
Maîtres des vils humains, pourquoi les formiez-vous ?
Qu’avait fait Statira ? Qu’avait fait Olympie ?
À quoi réservez-vous ma déplorable vie ?
- ↑ Noms des acteurs qui jouèrent dans cette tragédie, et dans le Galant coureur, de Legrand, qui l’accompagnait : Dubois, Lekain (Cassandre), Bellecour (Antigone), Préville, Beizard (l’Hiérophante), Blainville, Molé, Daubreval, Auger, Bouret, Granger ; Mmes Dumesnil (Statira), Clairon (Olympie), Préville, Lekain, Depinay, Doligny, Fannier. — Recette : 3 668 livres. (G.A.)
- ↑ « … La porte se referme incontinent, écrivait Voltaire, après avoir laissé voir au spectateur deux longues files de prêtres et de prêtresses couronnées de fleurs, et une décoration magnifiquement illuminée au fond du sanctuaire. L’œil, toujours curieux et avide, est fâché de ne voir qu’un instant ce beau spectacle… »
- ↑ Ces mystères et ces expiations sont de la plus haute antiquité, et commençaient alors à devenir communs chez les Grecs. Philippe, père d’Alexandre, se fit initier aux mystères de la Samothrace avec la jeune Olympias, qu’il épousa depuis. C’est ce qu’on trouve dans Plutarque, au commencement de la vie d’Alexandre, et c’est ce qui peut servir à fonder l’initiation de Cassandre et d’Olympie.
Il est difficile de savoir chez quelle nation on inventa ces mystères. On les trouve établis chez les Perses, chez les Indiens, chez les Égyptiens, chez les Grecs. Il n’y a peut-être point d’établissement plus sage. La plupart des hommes, quand ils sont tombés dans de grands crimes, en ont naturellement des remords. Les législateurs qui établirent les mystères et les expiations voulurent également empêcher les coupables repentants de se livrer au désespoir, et de retomber dans leurs crimes.
La créance de l’immortalité de l’âme était partout le fondement de ces cérémonies religieuses. Soit que la doctrine de la métempsycose fût admise, soit qu’on reçut celle de la réunion de l’esprit humain à l’esprit universel, soit que l’on crût, comme en Égypte, que l’âme, serait un jour rejointe à son propre corps ; en un mot, quelle que fut l’opinion dominante, celle des peines et des récompenses après la mort était universelle chez toutes les nations policées.
Il est vrai que les Juifs ne connurent point ces mystères, quoiqu’ils eussent pris beaucoup de cérémonies des Égyptiens. La raison en est que l’immortalité de l’âme était le fondement de la doctrine égyptienne, et n’était pas celui de la doctrine mosaïque. Le peuple grossier des Juifs, auquel Dieu daignait se proportionner, n’avait même aucun corps de doctrine ; il n’avait pas une seule formule de prière générale établie par ses lois. On ne trouve, ni dans le Deutéronome, ni dans le Lévitique, qui sont les seules lois des Juifs, ni prière, ni dogme, ni créance de l’immortalité de l’âme, ni peines, ni récompenses après la mort. C’est ce qui les distinguait des autres peuples ; et c’est ce qui prouve la divinité de la mission de Moïse, selon le sentiment de M. Warburton, évêque de Worcester [de Glocester]. Ce prélat prétend que Dieu, daignant gouverner lui-nième le peuple juif, et le récompensant ou le punissant par des bénédictions ou des peines temporelles, ne devait pas lui proposer le dogme de l’immortalité de l’âme, dogme admis chez tous les voisins de ce peuple.
Les Juifs furent donc presque les seuls dans l’antiquité chez qui les mystères furent inconnus. Zoroastre les avait apportés en Perse, Orphée en Thrace, Osiris en Égypte, Mines en Crête, Cyniras en Chypre, Érechthée dans Athènes. Tous différaient, mais tous étaient fondés sur la créance d’une vie à venir, et sur celle d’un seul Dieu. C’est surtout ce dogme de l’unité de l’Être suprême qui fit donner partout le nom de mystères à ces cérémonies sacrées. On laissait le peuple adorer des dieux secondaires, des petits dieux, comme les appelle Ovide, vulgus deorum [Vos quoque, plebs superum, Fauni. Satyrique. Laresque. Ovide, Ibis, 81.], c’est-à-dire les âmes des héros, que l’on croyait participantes de la Divinité, et des êtres mitoyens entre Dieu et nous. Dans toutes les célébrations des mystères en Grèce, soit à Éleusis, Soit à Thèbes, soit dans la Samothrace, ou dans les autres îles, on chantait l’hymne d’Orphée :
« Marchez dans la voie de la justice, contemplez le seul maître du monde, le Démiourgos. Il est unique, il existe seul par lui-même, tous les autres êtres ne sont que par lui ; il les anime tous : il n’a jamais été vu par des yeux mortels, et il voit au fond de nos cœurs. »
Dans presque toutes les célébrations de ces mystères, on représentait, sur une espèce de théâtre, une nuit à peine éclairée, et des hommes à moitié nus, errant dans ces ténèbres, poussant des gémissements et des plaintes, et levant les mains au ciel. Ensuite venait la lumière, et l’on voyait le Démiourgos, qui représentait le maître et le fabricateur du monde, consolant les mortels, et les exhortant à mener une vie pure.
Ceux qui avaient commis de grands crimes les confessaient à l’hiérophante, et juraient devant Dieu de n’en plus commettre. On les appelait dans toutes les langues d’un nom qui répond à initiatus, initié, celui qui commence une nouvelle vie, et qui entre en communication avec les dieux, c’est-à-dire avec les héros et les demi-dieux ; qui ont mérité par leurs exploits bienfaisants d’être admis après leur mort auprès de l’Être suprême.
Ce sont là les particularités principales qu’on peut recueillir des anciens mystères, dans Platon, dans Cicéron, dans Porphyre, Eusèbe, Strabon, et d’autres.
Les parricides n’étaient point reçus à ces expiations ; le crime était trop énorme. Suétone [Neron, xxxiv.] rapporte que Néron, après avoir assassiné sa mère, ayant voyagé en Grèce, n’osa assister aux mystères d’Éleusine. Zosime [Hist. II, 9.] prétend que Constantin, après avoir fait mourir sa femme, son fils, son beau-père, et son neveu, ne put jamais trouver d’hiérophante qui l’admît à la participation des mystères.
On pourrait remarquer ici que Cassandre est précisément dans le cas ou il doit être admis au nombre des initiés. Il n’est point coupable de l’empoisonnement d’Alexandre ; il n’a répandu le sang de Statira que dans l’horreur tumultueuse d’un combat, et en défendant son père. Ses remords sont plutôt d’une âme sensible et née pour la vertu, que d’un criminel qui craint la vengeance céleste. (Note de Voltaire.) - ↑ Il est bon d’opposer ici le jugement de Plutarque sur Alexandre à tous les paradoxes et aux lieux communs qu’il a plu à Juvénal [Sat. x, 168-172 ; xiv, 311-314.] et à ses imitateurs [Boileau, Sat. xii, 100-108] de débiter contre ce héros. Plutarque, dans sa belle comparaison d’Alexandre et de César, dit que « le héros de la Macédoine semblait né pour le bonheur du monde, et le héros romain pour sa ruine ». En effet, rien n’est plus juste que la guerre d’Alexandre, général de la Grèce, contre les ennemis de la Grèce, et rien de plus injuste que la guerre de César contre sa patrie.
Remarquez surtout que Plutarque ne décide qu’après avoir pesé les vertus et les vices d’Alexandre et de César. J’avoue que Plutarque, qui donne toujours la préférence aux Grecs, semble avoir été trop loin. Qu’aurait-il dit de plus de Titus, de Trajan, des Antonins, de Julien même, sa religion à part ? Voilà ceux qui paraissaient être nés pour le bonheur du monde, plutôt que le meurtrier de Clitus, de Callisthène et de Pannénion. (Note de Voltaire.) - ↑ Les vers précédés d’une étoile étaient supprimés à la représentation.
- ↑ L’acteur doit ici regarder attentivement Cassandre. (Note de Voltaire.)
- ↑ Ce spectacle ferait peut-être un bel effet au théâtre, si jamais la pièce pouvait être représentée. Ce n’est pas qu’il y ait aucun mérite à faire paraître des prêtres et des prêtresses, un autel, des flambeaux, et toute la cérémonie d’un mariage : cet appareil, au contraire, ne serait qu’une misérable ressource si d’ailleurs il n’excitait pas un grand intérêt, s’il ne formait pas une situation, s’il ne produisait pas de l’étonnement et de la colère, dans Antigone, s’il n’était, pas lié avec les desseins de Cassandre, s’il ne servait à expliquer le véritable sujet de ses expiations. C’est tout cela ensemble qui forme une situation. Tout appareil dont il ne résulte rien est puéril. Qu’importe la décoration au mérite d’un poëme ? Si le succès dépendait de ce qui frappe les yeux, il n’y aurait qu’a montrer des tableaux mouvants. La partie qui regarde la pompe du spectacle est sans doute la dernière ; on ne doit pas la négliger, mais il ne faut pas trop s’y attacher.
Il faut que les situations théâtrales forment des tableaux animés. Un peintre qui met sur la toile la cérémonie d’un mariage n’aura fait qu’un tableau assez commun s’il n’a peint que deux époux, un autel, et des assistants ; mais s’il y ajoute un homme dans l’attitude de l’étonnement et de la colère, qui contraste avec la joie des deux époux, son ouvrage aura de la vie et de la force. Ainsi, au second acte, Statira qui embrasse Olympie avec des larmes de joie, et l’hiérophante attendri et affligé ; ainsi, au troisième acte, Cassandre reconnaissant Statira avec effroi, et Olympie dans l’embarras et dans la douleur ; ainsi, au quatrième acte, Olympie au pied d’un autel, désespérée de sa faiblesse, et repoussant Cassandre qui se jette à ses genoux ; ainsi, au cinquième, la même, Olympie s’élançant dans le bûcher, aux yeux de ses amants épouvantés et des prêtres, qui, tous ensemble, sont dans cette attitude douloureuse, empressée, égarée, qui annonce une marche précipitée, les bras étendus, et prêts à courir au secours : toutes ces peintures vivantes, formées par des acteurs pleins d’âme et de feu, pourraient donner au moins quelque idée de l’excès où peuvent être poussées la terreur et la pitié, qui sont le seul but, la seule constitution de la tragédie. Mais il faudrait un ouvrage dramatique qui, étant susceptible de toutes ces hardiesses, eût aussi les beautés qui rendent ces hardiesses respectables.
Si le cœur n’est pas ému par la beauté des vers, par la vérité des sentiments, les yeux ne seront pas contents de ces spectacles prodigués ; et, loin de les applaudir, ou les tournera en ridicule, comme de vains suppléments qui ne peuvent jamais remplacer le génie de la poésie.
Il est à croire que c’est cette crainte du ridicule qui a presque toujours resserré la scène française dans le petit cercle des dialogues, des monologues, et des récits. Il nous a manqué de l’action ; c’est un défaut que les étrangers nous reprochent, et dont nous osons à peine nous corriger. On ne présente cette tragédie aux amateurs que comme une esquisse légère et imparfaite d’un genre absolument nécessaire. (Note de Voltaire.) - ↑ Le feu de Vesta était allumé dans presque tous les temples de la terre connue. Vesta signifiait feu chez les anciens Perses, et tous les savants en conviennent. Il est à croire que les autres nations tirent une Divinité de ce feu, que les Perses ne regarderont jamais que comme le symbole de la divinité. Ainsi une erreur de nom produisit la déesse Vesta, comme elle a produit tant d’autres choses. (Note de Voltaire.)
- ↑ Ce rôle doit être joué par la prêtresse inférieure, qui est attachée à Statira. (Note de Voltaire.)
- ↑ La prêtresse inférieure va chercher Arzane. (Note de Voltaire.)
- ↑ Non-seulement les défauts de cette tragédie ont empêché l’auteur d’oser la faire jouer sur le théâtre de Paris ; mais la crainte que le peu de beautés qui peut y être ne fut exposé à la raillerie a retenu l’auteur encore plus que ses défauts, La même légèreté qui fit condamner Athalie pendant plus de vingt années par ce même peuple qui applaudissait à la Judith de Boyer, les mêmes prétextes qui servirent à jeter du ridicule sur un prêtre et sur un enfant, peuvent subsister aujourd’hui. Il est à croire qu’on dirait : Voilà une tragédie jouée dans un couvent ; Statira est religieuse, Cassandre a fait une confession générale, l’hiérophante est un directeur, etc.
Mais aussi il se trouvera des lecteurs éclairés et sensibles qui pourront être attendris de ces mêmes ressemblances, dans lesquelles d’autres ne trouveront que des Sujets de plaisanterie. Il n’y a point de royaume en Europe qui n’ait vu des reines s’ensevelir, les derniers jours de leur vie, dans des monastères, après les plus horribles catastrophes. Il y avait de ces asiles chez les anciens, comme parmi nous. La Calprenède [dans son roman intitulé Cassandre] fait retrouver Statira dans un puits : ne vaut-il pas mieux la retrouver dans un temple ?
Quant à la confession de ses fautes dans les cérémonies de la religion, elle est de la plus haute antiquité, et est expressément ordonnée par les lois de Zoroastre, qu’on trouve dans le Sadder. Les initiés n’étaient point admis aux mystères sans avoir exposé le secret de leurs cœurs en présence de l’Être suprême. S’il y a quelque chose qui console les hommes sur la terre, c’est de pouvoir être réconcilié avec le ciel et avec soi-même. En un mot, on a taché de représenter ici ce que les malheurs des grands de la terre ont jamais eu de plus terrible, et ce que la religion ancienne a jamais eu de plus consolant et de plus auguste. Si ces mœurs, ces usages, ont quelque conformité avec les nôtres, ils doivent porter plus de terreur et de pitié dans nos âmes.
Il y a quelquefois dans le cloître je ne sais quoi d’attendrissant et d’auguste. La comparaison que fait secrètement le lecteur entre le silence de ces retraites et le tumulte du monde, entre la piété paisible qu’on suppose y régner, et les discordes sanglantes qui désolent la terre, émeut et transporte une âme vertueuse et sensible. (Note de Voltaire.) - ↑ « C’est Statira qui est le grand rôle, écrivait Voltaire : ah ! comme nous pleurions ces vers. »
- ↑ « Olympie, écrit Voltaire, est une petite fille de quinze ans, simple, tendre, effrayée, qui prend à la fin un parti affreux, parce que son ingénuité a causé la mort de sa mère, et qui n’élève la voix qu’au dernier vers, quand elle se jette sur le bûcher… Ce n’est point Zaïre… ce n’est point Chimène… »
- ↑ Cet exemple d’un prêtre qui se renferme dans les bornes de son ministère de paix nous a paru d’une très-grande utilité, et il serait à souhaiter qu’on ne les représentât jamais autrement sur un théâtre public qui doit être l’école des mœurs. Il est vrai qu’un personnage qui se borne à prier le ciel et à enseigner la vertu n’est pas assez agissant pour la scène ; mais aussi il ne doit pas être, au nombre des personnages dont les passions font mouvoir la pièce. Les héros, emportés par leurs passions, agissent, et un grand-prêtre instruit. Ce mélange, heureusement employé par des mains plus habiles, pourra faire un jour un grand effet sur le théâtre.
On ose dire que le grand-prêtre Joad, dans la tragédie d’Athalie, semble s’éloigner trop de ce caractère de douceur et d’impartialité qui doit faire l’essence de son ministère. Ou pourrait l’accuser d’un fanatisme, trop féroce, lorsque, rencontrant Mathan en conférence avec Josabeth, au lieu de s’adresser à Mathan avec la bienséance convenable, il s’écrie :Quoi ! fille de David, vous parlez à ce traître !
Vous souffrez qu’il vous parle ! Et vous ne craignez pas
Que, du fond de l’abîme entr’ouvert sous ses pas,
Il ne sorte à l’instant des feux qui vous embrasent,
Ou qu’en tombant sur lui ces murs ne vous écrasent !
Que veut-il ? De quel front cet ennemi de Dieu
Vient-il infecter l’air qu’on respire en ce lieu ?Mathan semble lui répondre très-pertinemment en disant :
On reconnaît Joad à cette violence.
Toutefois il devrait montrer plus de prudence,
Respecter une reine, etc.
Acte III. scène v.On ne voit pas non plus pour quelle raison Joad, ou Joïada, s’obstine à ne vouloir pas que la reine Athalie adopte le petit Joas. Elle dit en propres termes cet enfant [acte II, scène vii] : « Je n’ai point d’héritier… je prétends vous traiter comme mon propre fils. »
Athalie n’avait certainement alors aucun intérêt à faire tuer Joas. Elle pouvait lui servir de mère, et lui laisser son petit royaume. Il est très-naturel qu’une vieille femme s’intéresse au seul rejeton de sa famille. Athalie, en effet, était dans la décrépitude de l’âge. Les Paralipomènes [livre II, chapitre xxii, verset 2] disent que son fils Ochozias ou Arbazia avait quarante-deux ans [les Rois, livre IV. chap. viii, verset 26, disent vingt-deux] quand il fut déclaré melk ou roitelet. Il régna environ un an. Sa mère, Athalie, lui survécut six ans. Supposons qu’elle fût mariée a quinze ans, il est clair qu’elle avait au moins soixante-quatre ans. Il y a bien plus ; il est dit dans le quatrième livre des Rois [X, 14], que Jéhu égorgea quarante-deux frères d’Ochozias, et cet Ochozias était le cadet de tous ses frères : à ce compte, pour peu qu’un des quarante-deux frères eût été majeur, Athalie devait être âgée de cent six ans quand le prêtre Joad la fit assassiner*.
[* Voici le compte :
Athalie se marie à quinze ans. 13 Elle a quarante-deux fils 42 Ochozias, le quarante-troisième, commence à régner à quarante-deux ans 42 Il règne un an 1 Athalie règne, après lui, six ans 6
Somme totale… 106]
Je n’examine point ici comment le pere d’Ochozias pouvait avoir quarante ans [Paralip., livre II, chap. xxi, Verset 20], et son fils quarante-deux quand il lui succéda, je n’examine que la tragédie. Je demande seulement de quel droit le prêtre Joad arme ses lévites contre la reine, à laquelle il a fait serment de fidélité ; de quel droit trompe-t-il Athalie en lui promettant un trésor ? de quel droit fait-il massacrer sa reine dans la plus extrême vieillesse ?
Athalie n’était certainement pas si coupable que Jéhu, qui avait fait mourir soixante et dix fils du roi Achab, et mis leurs têtes dans des corbeilles, à ce que dit le quatrième livre des Rois [X, 7.] Le même livre [X, II] rapporte qu’il fit exterminer tous les amis d’Achab, tous ses courtisans, et tous ses prêtres.
Cette reine avait à la vérité usé de représailles ; mais appartenait-il a Joad de conspirer contre elle, et de la tuer ? Il était son sujet ; et certainement, dans nos mœurs et dans nos lois, il n’est pas plus permis à Joad de faire assassiner sa reine qu’il n’eut été permis a l’archevêque de Cantorbery d’assassiner Elisabeth parce qu’elle avait fait condamner Marie Stuart.
il eût fallu, pour qu’un tel assassinat ne révoltât pas tous les esprits, que Dieu, qui est le maître de notre vie et des moyens de nous l’ôter, fut descendu lui-même sur la terre d’une manière visible et sensible, et qu’il eut ordonné ce meurtre : or, c’est certainement ce qu’il n’a pas fait. Il n’est pas dit même que Joad ait consulté le Seigneur, ni qu’il lui ait fait la moindre prière, avant de mettre sa reine à mort. L’Écriture dit seulement [IV Rois, xi, 10] qu’il conspira avec ses lévites, qu’il leur donna des lances, et qu’il fit assassiner Athalie à la porte aux Chevaux [id., xi, 16], sans dire que le Seigneur approuvât cette conduite.
N’est-il donc pas clair, après cette exposition, que le role et le caractère de Joad, dans Athalie, peuvent être du plus mauvais exemple, s’ils n’excitent pas la plus violente indignation ? Car pourquoi l’action de Joad serait-elle consacrée ?
Dieu n’approuve certainement pas tout ce que l’histoire des Juifs rapporte. L’Esprit-Saint a présidé à la vérité avec laquelle tous ces livres ont été écrits. Il n’a pas présidé aux actions perverses dont on y rend compte, il ne loue ni les mensonges d’Abraham [Gen., xii, 13, et xx, 13], d’Isaac [id., xxvi, 7], et de Jacob [id., xxvii, 19], ni la circoncision imposée aux Sichimites [Genèse, xxxiv]pour les égorger plus aisément, ni l’inceste de Juda avec Thamar, sa belle-fille [Genèse, xxxviii], ni même le meurtre de l’Égyptien [Exode, ii, 12] par Moise. Il n’est point dit que le Seigneur approuve l’assassinat d’Eglon [Juges, iii, 21], roi des Moabites, par Aod ou Eud ; il n’est point dit qu’il approuve l’assassinat de Sizara par Jael [Juges, iv, 21], ni qu’il ait été content que Jephté, encore teint du sang de sa fille, fit égorger quarante-deux mille hommes d’Ephraim, au passage du Jourdain, parce qu’ils ne pouvaient pas bien prononcer Schibbolet [Juges, xii, 6]. Si les Benjamites du village de Gabaa voulurent violer un lévite, si on massacra toute la tribu de Benjamin [Juges, xx], à six cents personnes près, ces actions ne sont point citées avec éloge.
Le Saint-Esprit ne donne aucune louange à David pour s’être mis [I Rois, xxii, 2], avec cinq cents brigands chargés de dettes, du parti du roitelet Akis, ennemi de sa patrie, ni pour avoir égorge [I Rois. xxxii, 9] les vieillards, les femmes, les enfants, et les bestiaux des villages alliés du roitelet, auquel il avait juré fidélité et qui lui avait accordé sa protection.
L’Écriture ne donne point d’éloge a Salomon pour avoir fait assassiner son frère Adonias [III Rois, ii, 25] ; ni à Bahasa pour avoir assassiné Nadab [III Rois, xv, 27] ; ni à Zimri, ou Zamri [dans les Rois, livre III, chap. xvi, on lit Zambri], pour avoir assassiné Éla et toute sa famille ; ni à Amri, ou Homri, pour avoir fait périr Zimri [III Rois, xvi, 17, 18] ; ni à Jéhu pour avoir assassiné Joram [IV Rois, ix, 24].
Le Saint-Esprit n’approuve point que les habitants de Jérusalem assassinent le roi Amasias, fils de Joas [IV Rois, xiv, 19] ; ni que Sellum [id., xv, 8, 10]. fils de Jabès, assassine Zacharias, fils de Jéroboam ; ni que Manahem assassine Sellum, [id., xv, 8, 14], fils de Jabès ; ni que Facée [id., id., 23, 25], fils de Roméli, assassine Facéia, fils de Manahem ; ni qu’Osée, fils d’Éla [id., id., 30], assassine Facée, fils de Roméli. Il semble au contraire que ces abominations du peuple de Dieu sont punies par une suite continuelle de désastres presque aussi grands que ces forfaits.
Si donc tant de crimes et tant de meurtres ne sont point excusés dans l’Écriture, pourquoi le meurtre d’Athalie serait-il consacré sur le théâtre ?
Certes, quand Athalie dit à l’enfant : « Je prétends vous traiter comme mon propre fils, » Josabeth pouvait lui répondre : Eh bien ! madame, traitez-le donc comme votre fils, car il l’est ; vous êtes sa grand’mère ; vous n’avez que lui d’héritier ; je suis sa tante ; vous êtes vieille ; vous n’avez que peu de temps à vivre ; cet enfant doit faire votre consolation. Si un étranger et un scélérat comme Jéhu, melk de Samarie, assassina votre père et votre mère, s’il fit égorger soixante et dix fils de vos frères, et quarante-deux de vos enfants, il n’est pas possible que, pour vous venger de cet abominable étranger, vous prétendiez massacrer le seul petit-fils qui vous reste. Vous n’êtes pas capable d’une démence si exécrable et si absurde, ni mon mari ni moi ne pouvons avoir la fureur insensée de vous en soupçonner ; ni un tel crime ni un tel soupçon ne sont dans la nature. Au contraire, on élève ses petits-fils pour avoir un jour en eux des vengeurs. Ni moi ni personne ne pouvons croire que vous ayez été à la fois dénaturée et insensée. Élevez donc le petit Joas ; j’en aurai soin, moi qui suis sa tante, sous les yeux de sa grand’mère. »
Voilà qui est naturel, voilà qui est raisonnable : mais ce qui ne l’est peut-être pas, c’est qu’un prêtre dise : « J’aime mieux exposer le petit enfant à périr que de le confier à sa grand’mère ; j’aime mieux tromper ma reine, et lui promettre indignement de l’argent, pour l’assassiner, et risquer la vie de tous les lévites par cette conspiration, que de rendre à la reine son petit-fils ; je veux garder cet enfant et égorger sa grand’mère, pour conserver plus longtemps mon autorité. » C’est là, au fond, la conduite de ce prêtre.
J’admire, comme je le dois, la difficulté surmontée dans la tragédie d’Athalie, la force, la pompe, l’élégance de la versification, le beau contraste du guerrier Abner et du prêtre Mathan. J’excuse la faiblesse du rôle de Josabeth, j’excuse quelques longueurs ; mais je crois que si un roi avait dans ses États un homme tel que Joad, il ferait fort bien de l’enfermer. (Note de Voltaire.) - ↑ Il serait à souhaiter que cette scène put être représentée dans la place qui conduit au péristyle du temple ; mais alors cette place occupant un grand espace, le vestibule un autre, et l’intérieur du temple ayant une assez grande profondeur,
les personnages qui paraissent dans ce temple ne pourraient être entendus : il faut
donc que le spectateur supplée a la décoration qui manque.
On a balancé longtemps si on laisserait l’idée de ce combat subsister, ou si on
la retrancherait. On s’est déterminé à la conserver, parce qu’elle paraiît convenir
aux mœurs des personnages, à la pièce, qui est toute en spectacles, et que l’hiérophante semble y soutenir la dignité de son caractère. Les duels sont plus fréquents dans l’antiquité qu’on ne pense. Le premier combat, dans Homère, est un duel à la tête des deux armées, qui le regardent, et qui sont oisives ; et c’est précisément Ce que propose Cassandre. (Note de Voltaire.) - ↑ « L’aspect de Cassandre, augmentant les maux de nerfs de Statira, écrivait Voltaire, rend sa mort bien plus vraisemblable… Bien des gens croient que Statira, voyant que sa fille aime Cassandre, s’est aidée d’un peu de sublimé. »
- ↑ Dans Artémire, acte 1er, scène Ire (voyez Théâtre, tome Ier, p. 126), Voltaire avait dit :
Soldats sous Alexandre, et rois après sa mort. (B.) - ↑ « C’est une situation assez forcée, assez invraisemblable, écrivait Voltaire, que deux amants viennent presser mademoiselle de faire un choix dans le temps même qu’on brûle madame sa mère ; mais je voulais me donner le plaisir du bûcher, et si Olympie ne se jette pas dans le bûcher aux yeux de ses deux amants, le grand tragique est manqué. »
- ↑ Elle monte sur l’estrade de l’autel qui est près du bûcher. Les prêtresses lui présentent les offrandes. (Note de Voltaire.)
- ↑ Le suicide est une chose très-commune sur la scène française. Il n’est pas à craindre que ces exemples soient imités par les spectateurs. Cependant, si on mettait sur le théâtre un homme tel que le Caton d’Addison, philosophe et citoyen, qui, ayant dans une main le Traité de l’immortalité de l’âme de Platon, et une épée dans l’autre, prouve par les raisonnements les plus forts qu’il est des conjonctures où un homme de courage doit finir sa vie, il est à croire que les grands noms de Platon et de Caton réunis, la force des raisonnements, et la beauté des vers, pourraient faire un assez puissant effet sur des âmes vigoureuses et sensibles pour les porter à l’imitation, dans ces moments malheureux où tant d’hommes éprouvent le dégoût de la vie.
Le suicide n’est pas permis parmi nous. Il n’était autorisé, ni chez les Grecs, ni chez les Romains, par aucune loi ; mais aussi n’y en avait-il aucune qui le punit. Au contraire, ceux qui se sont donné la mort, comme Hercule, Cléomène, Brutus, Cassius, Arria, Pætus, Catou, l’empereur Othon, ont tous été regardés comme des grands hommes et comme des demi-dieux.
La coutume de finir ses jours volontairement sur un bûcher a été respectée de temps immémorial dans toute la haute Asie ; et aujourd’hui même encore, on en a de fréquents exemples dans les Indes orientales.
On a tant écrit sur cette matière, que je me bornerai à un petit nombre de questions.
Si le suicide fait tort à la société, je demande si ces homicides volontaires, et légitimés par toutes les lois, qui se commettent dans la guerre, ne l’ont pas un peu plus de tort au genre humain.
Je n’entends pas, par ces homicides, ceux qui, s’étant voués au service de leur patrie et de leur prince, affrontent la mort dans les batailles ; je parle de ce nombre prodigieux de guerriers auxquels il est indifférent de servir sous une puissance ou sous une autre, qui trafiquent de leur sang comme un ouvrier vend son travail et sa journée, qui combattront, demain pour celui contre qui ils étaient armés hier, et qui, sans considérer ni leur patrie ni leur famille, tuent et se font tuer pour des étrangers. Je demande en bonne foi si cette espèce d’héroïsme est comparable à celui de Caton, de Cassius et de Brutus. Tel soldat, et même tel officier a combattu tour à tour pour la France, pour l’Autriche et pour la Prusse.
Il y a un peuple sur la terre dont la maxime, non encore démentie, est de ne se jamais donner la mort, et de ne la donner a personne ; ce sont les Philadelphiens, qu’on a si sottement nommés quakers. Ils ont même longtemps refusé de contribuer aux frais de la dernière guerre qu’on faisait vers le Canada pour décider à quels marchands d’Europe appartiendrait un coin de terre endurci sous la glace pendant sept mois, et stérile pendant les cinq autres. Ils disaient, pour leurs raisons, que des vases d’argile tels que les hommes ne devaient pas se briser les uns contre les autres pour de si misérables intérêts.
Je passe a une seconde question.
Que pensent ceux qui, parmi nous, périssent par une mort volontaire ? Il y en a beaucoup dans toutes les grandes villes. J’en ai connu une petite où il y avait une douzaine de suicides par an. Ceux qui sortent ainsi de la vie pensent-ils avoir une âme immortelle ? Espèrent-ils que cette âme sera plus heureuse dans une autre vie ? Croient-ils que notre entendement se réunit après notre mort a l’âme générale du monde ? Imaginent-ils que l’entendement est une faculté, un résultat des organes, qui périt avec les organes mêmes, comme la végétation, dans les plantes, est détruite quand les plantes sont arrachées ; comme la sensibilité dans les animaux, lorsqu’ils ne respirent plus ; comme la force, cet être métaphysique, cesse d’exister dans un ressort qui a perdu son élasticité ?
Il serait à désirer que tous ceux qui prennent le parti de sortir de la vie laissassent par écrit leurs raisons, avec un petit mot de leur philosophie : cela ne serait pas inutile aux vivants et à l’histoire de l’esprit humain. (Note de Voltaire.) - ↑ « Il faut au dernier acte, écrivait Voltaire, un air recueilli et plein d’un sombre désespoir ; c’est la surtout qu’il est nécessaire de mettre de longs silences entre les vers. Il faut au moins deux ou trois secondes en récitant : Apprends…
que je t’adore… et que je m’en punis : un silence après apprends, un silence après je t’adore. » Sur le théâtre de Ferney, les flammes du bûcher s’élevaient de quatre pieds au-dessus des acteurs. (G. A.) - ↑ L’hiérophante, les prêtres et les prêtresses, témoignent leur étonnement et leur consternation. (Note de Voltaire.)