Olivier de Serres, son rôle dans les guerres de religion

Olivier de Serres, son rôle dans les guerres de religion
Revue des Deux Mondes3e période, tome 101 (p. 889-907).
OLIVIER DE SERRES

SON ROLE DANS LES GUERRES DE RELIGION.

I. Olivier de Serres, seigneur de Pradel, sa vie et ses travaux, par H. Vaschalde, 1886. — II. Olivier de Serres et les Massacres du 2 mars 1873, par M. L’abbé Chenivesse, 1889. — III. Recherches historiques sur Villeneuve-de-Berg, par Mollier. — IV. Olivier de Serres et le Pradel, par Léon Videl.

Le nom d’Olivier de Serres brille d’un éclat si pur qu’il semblerait devoir rester en dehors de toute polémique de nature à y jeter une ombre fâcheuse. Le culte dont il est l’objet chez nous est partagé par les autres nations qui ont profité de l’immense service qu’il a rendu en propageant la culture du mûrier et qui n’ont pas tiré une moindre utilité des préceptes qu’il a tracés pour l’agriculture en général dans un livre traduit en plusieurs langues et réimprimé nombre de fois. Nous acquérions une nouvelle preuve de cette universelle vénération où le caractère de l’homme n’a pas moins de part que ses services effectifs, dans une récente visite que nous faisions au Pradel, ce domaine seigneurial du célèbre agronome. On nous racontait que, quelque temps auparavant, un Anglais, en y mettant le pied, avait baisé la terre, entraîné par la même émotion qui avait saisi Arthur Young, cent ans auparavant, à la vue de ce sol sacré où la science agricole avait pris naissance. Ces démonstrations, que notre goût correct des convenances nous interdit, ne nous déplaisent pas chez des étrangers, et, en nous montrant nous-mêmes moins expansifs, nous ne restons pas froids devant ce qui rappelle une grande mémoire. Nous avions, dans cette visite au Pradel, une raison de plus que notre Anglais, pour aborder avec un pieux respect cette terre, habitée et cultivée par l’auteur du Théâtre d’agriculture : notre hommage n’allait pas seulement à l’agronome, il s’adressait au grand Français, dont le nom reste lié à ceux d’Henri IV et de Sully. Le Théâtre d’agriculture ou Mesnage des champs marque en effet une date, bien qu’il la dépasse par sa portée et par sa durée : c’est celle de la pacification et de la régénération de la France. L’ouvrage s’en ressent de toutes façons. Il est comme empreint de calme et de sérénité. Les lieux qu’on visite ne respirent pas moins la paix. À peine quelques bruits ruraux, rares et lointains, en troublent le silence. L’histoire elle-même, qui a passé par là avec les agitations des temps troublés, ne produit qu’une impression de recueillement. Les souvenirs qui se présentent ne mettent sous les yeux que le tableau doucement animé des productions de la terre et des créations du travail utile, au temps où le maître vivifiait par sa présence ce théâtre d’expériences fécondes. Voici les champs qu’il parcourait, « le livre au poing, ayant l’œil aux gens et aux affaires, » comme il dit avec sa façon de parler expressive. Le regard cherche l’ancienne demeure seigneuriale. Peu de choses en subsiste, mais ce qui survit reste imprégné de la couleur du siècle et de la mémoire de l’ancien hôte. Nous voyons, grâce à l’obligeance aimable de l’hôte nouveau, M. de Wattré, le descendant de la famille de Serres, dont il continue les traditions en faisant valoir lui-même le domaine du Pradel, à peu près tout ce qui peut offrir une pâture au souvenir. Ce sont quelques papiers intéressans d’Olivier de Serres, son livre de raison, son testament olographe, son portrait, à l’âge de quatre-vingts ans. Ce portrait, peint par la main peu expérimentée, mais délicate, de son fils Daniel, présente une tête fine, moins caractérisée et moins énergique que dans d’autres images qui le représentent dans la force de l’âge. Quoi encore ? La terrasse que le temps et les hommes ont respectée et d’où on embrasse les champs cultivés, quelques ornemens de sculpture, le vieux tronc d’un mûrier, dernier témoin de ceux qu’il a plantés, et quelques chênes qu’on dit contemporains. L’imagination, aidée de la mémoire, reconstitue ce qui manque dans ce domaine que d’anciennes descriptions nous montrent très orné et tout plein de frais ombrages au temps où Olivier de Serres en faisait à la fois un champ de travail et un lieu de délices. Les bosquets et les fontaines qui en étaient un des principaux charmes revivent dans ce qu’en dit un poète médiocre, mais familier dans la maison, François Chalendard. Olivier ne s’est-il pas, d’ailleurs, peint lui-même « contemplant les belles eaux coulantes à l’entour de la maison, semblant lui tenir compagnie, qui rejaillissent en haut, qui parlent, qui chantent en musique, qui contrefont le chant des oiseaux, l’escoupeterie des arquebusades et le son de l’artillerie. » Cette image guerrière, jetée au milieu d’une peinture toute bucolique, nous arrache à l’idylle et nous ramène à la pensée des guerres civiles qui se sont déchaînées sur ce pays et qui ont finalement détruit ce vieux château morceau par morceau. Tombé d’abord aux mains du duc de Montmorency deux ans après la mort d’Olivier, puis remis en la possession de son fils Daniel, il subit des mutilations; puis ses fortifications sont renversées; enfin, de nouveau assiégé par les troupes du duc de Ventadour en mai 1628, il est démoli jusqu’aux fondemens. Il avait fallu, pendant plusieurs jours, employer la sape et le canon, et Daniel de Serres ne s’était rendu qu’à la dernière extrémité, réduit le même jour, raconte-t-il, « à se retirer en chemise à la Baume, ayant esté mis dans ce piteux estat à la porte de Myrabel dans les bastions du chasteau par les gens du roy et de M. de Perant qui y estoit en quartier. » La demeure qu’il reconstruisait sur le même emplacement rappelait, par le domaine rural resté le même, l’ancienne seigneurie, mais la guerre avait passé le niveau sur ce gracieux entourage de la résidence paternelle, où Olivier de Serres avait pu croire que « le son de l’artillerie et l’escoupeterie des arquebusades, » rappelés par le jaillissement tumultueux des eaux, étaient à tout jamais relégués dans le passé.

C’est sous des formes moins redoutables que l’écho de ces discordes, vieilles de trois siècles, est arrivé jusqu’à nous dans le pays même qui a vu naître et mourir l’auteur du Théâtre d’agriculture. Il ne s’agissait que d’une guerre de plume. Mais cette guerre, assez vivement menée dans des livres, des mémoires, des journaux, ramenait sur le tapis les luttes d’autrefois, en réveillait les sanglans souvenirs, et remettait en question la bonne renommée de l’illustre agronome. Le fait même de la participation d’Olivier de Serres aux guerres de religion, puis le degré et la nature de cette participation, avaient été déjà, avant ces polémiques locales dans l’Ardèche, l’objet d’appréciations contradictoires. Mais l’examen n’avait pas été poussé aussi avant. En prenant une connaissance plus ample des élémens qui lui servent de base, nous avouerons que nous avons été amené à modifier notre première opinion sur des points de fait qui ne sont pas sans importance sans que toutefois il en résultât aucun changement dans la manière d’apprécier le personnage qu’on met en cause. On dira peut-être qu’au cas même où certaines accusations seraient fondées, la valeur et les services de l’agronome n’en resteraient pas moins ce qu’ils sont et que le reste importe peu. Je pourrais l’admettre s’il s’agissait de l’auteur d’une « maison rustique » quelconque. Mais de Serres est une de nos gloires nationales. Celui dont Bernard Palissy disait avec enthousiasme : « Je l’ai chanté toute ma vie, » se présente dans l’histoire avec un caractère absolument personnel et le livre qui constitue son titre devant la postérité n’est pas seulement un ouvrage d’agriculture, mais de littérature et de morale, qui figure en cette qualité dans la série des monumens élevas par l’esprit français à cette mémorable époque. Comment donc ne serait-il pas intéressant de connaître et de juger un homme à ce point mêlé à son œuvre, de le replacer à cet effet dans son cadre, de distinguer comme il convient des époques successives dans cette longue existence, que l’on semble concentrer sur un seul point culminant et renfermer dans une formule unique, enfin de discerner ce qu’il y a de vrai ou de faux dans ces griefs auxquels une récente célébration centenaire a donné de nouveau l’occasion de se produire? C’est ce que nous allons essayer de faire.


I.

Le Vivarais, cette terre tourmentée, si on jette un coup d’œil sur sa structure, agitée par des guerres incessantes si on regarde à son histoire, est loin d’évoquer l’image de l’agriculture, qui devait y avoir son représentant le plus éminent et un de ses principaux sièges. Du calcaire, du granit, recouverts d’une couche de lave, voilà son sol pour une très grande partie. Ces coulées volcaniques offrent les accidens les plus étranges, qui y ont été causés par le travail du temps, les météores, le cours des rivières. Ces «chaussées des géants, » ces « pavés des géants, » ces passages de torrens entre des parois de basalte, ces cascades qui coulent sur des lits de pierre, donnent à ces régions comme à d’autres avoisinantes une sorte de pittoresque saisissant, mais où tout semblerait l’indice d’une éternelle misère. Les montagnes ressemblent à des chaos de rochers voués sans remède à la stérilité. Il n’est pas jusqu’aux perpétuels éboulemens de leurs bords, qui ne paraissent défier toute culture stable. Pour toute richesse naturelle, les forêts et quelques prairies fertilisées par les eaux. L’énergie humaine a su triompher pourtant en partie de ce sol revêche. La culture s’est en quelque sorte insinuée à travers les fissures de ces roches montagneuses. Elle y a introduit l’olivier et le mûrier, qui vivent de soleil et d’un peu d’eau, le figuier, surtout la vigne, qui, bien exposée, poussant ses racines dans ce sol pierreux, demande peu et rend beaucoup. Elle a étage ces flancs, toujours prêts à s’écrouler, en petites terrasses soutenues par des murs de pierres sèches. Malgré ces victoires partielles, qu’il faut renouveler sans cesse, on n’en reste pas moins dominé par l’impression de ces révolutions convulsives qui ont déchiré cette terre, témoin des luttes intestines que la nature se livre avant de rendre habitable le théâtre où la race humaine, aussitôt qu’elle apparaît, se livre à elle-même d’autres combats. Ce petit coin de terre en a vu de toute sorte, causés par des mobiles différens. Au XVIe siècle, les passions religieuses en étaient l’âme. Tout semblait y disposer le Vivarais, aussi bien que les pays analogues, malgré d’assez grandes différences, qui composent ce qu’on nomme aujourd’hui la Lozère et d’autres régions comprises dans la même zone. L’ardente imagination méridionale, qui déjà s’y fait sentir, la solennité triste du paysage, l’idée du surnaturel, représentée et entretenue par les milliers de légendes qui, dans les pays de montagne, s’attachent à chaque col, à chaque rocher, à chaque cascade, à chaque recoin mystérieux, les habitudes simples et sévères, la solitude d’une vie retirée dans les campagnes ou dans de petites villes qui, si elles n’offraient pas la corruption des grandes cités, n’en avaient pas non plus les lumières, étaient comme autant de fermens pour ces passions. Le Midi avait fait accueil plus d’une fois, dans la durée du moyen âge, à des sectes rêveuses. Le protestantisme, sous les formes qu’il recevait de ses fondateurs, présentait plus de consistance. Aussi, là comme ailleurs, c’est moins dans la masse populaire, que dans la noblesse et dans les classes relativement éclairées qu’il faisait ses premières et ses principales recrues. Le Vivarais devait fournir dans ces mêmes classes à la religion réformée un grand nombre de prosélytes, que la ferveur de leur foi de néophytes transformait en apôtres, avant d’en faire des soldats prêts à soutenir leur cause les armes à la main.

Telle devait être la famille de Serres, ou plutôt des Serres, comme la désignent les signatures de ses propres membres. Elle habitait Villeneuve-de-Berg, qui devint le principal centre du protestantisme dans le pays, et dont les deux religions devaient se disputer par les armes la possession exclusive pendant plus de cinquante ans. On a prétendu que cette famille était originaire soit de Valence en Espagne, soit d’Orange en Provence, ce qui a paru plus vraisemblable, mais ce que rien ne démontre. Des documens authentiques attestent qu’elle était fixée à Villeneuve-de-Berg au milieu du XIVe siècle. C’était une famille de bonne bourgeoisie, peu à peu enrichie par l’exercice du notariat héréditairement transmis, et à qui l’acquisition de la propriété territoriale devait conférer une sorte de noblesse. C’est ainsi qu’elle prit place parmi ces gentilshommes ruraux, attachés à la terre et au service du prince, quand elle ne se laissait pas entraîner hors de ses voies pour se jeter dans les équipées des guerres civiles. C’est à Villeneuve qu’Olivier de Serres naquit en 1519. Il n’est pas inutile, pour ce qui va suivre, d’entrer dans quelques détails. Il était l’aîné des enfans de Jacques de Serres et de Louise de Leyris. L’un de ses frères, Jean, devait atteindre à une célébrité qui fut égale à la sienne pendant longtemps et qui précéda celle de son aîné. Dès l’âge de vingt ans, Olivier se mariait ; il épousait Marguerite d’Arcons, qui devait lui donner sept enfans, dont quatre fils. Ayant perdu son père de bonne heure, il se trouvait chef de famille, et le principal personnage du pays par la possession du domaine du Pradel. C’est sous le titre de seigneur du Pradel qu’il est habituellement désigné. Nous répétons que ces particularités ont une vraie importance comme indication dans la solution de la question en litige. Le rôle joué par son frère Jean de Serres trouve aussi sa place au même titre. Jean de Serres avait fait ses études théologiques à Lausanne, et il en sortait pour devenir ministre du Saint-Évangile. La journée de la Saint-Barthélemy le déterminait à retourner à Lausanne, qu’il quittait ensuite pour Nîmes, où il se fixait, et où il joignait à ses fonctions de pasteur l’enseignement de la théologie. Jean de Serres se faisait surtout une réputation d’historien en écrivant en latin, selon l’usage, sur les affaires contemporaines. De Thou s’est servi de ce Commentarium de statu religionis et reipublicœ in regno Galliœ, ouvrage qui, dans son entier, publié successivement, renferme l’histoire des troubles arrivés en France depuis 1557 jusqu’en 1576. L’historien recevait, dans les dernières années de sa vie, comme une consécration de la notoriété qu’il s’était acquise : Henri IV le nommait historiographe de France. Mais il ne se faisait pas moins connaître comme controversiste. Il avait maille à partir avec les jésuites, à qui on a prétendu faire remonter certaines accusations contre Olivier, dont nous les croyons fort innocens. Les jésuites de Tournon avaient attaqué l’académie protestante de Nîmes. Ses confrères chargèrent Jean de Serres de leur répondre, ce qu’il fit dans une série de pièces réunies sous le nom d’antijésuites. Le frère d’Olivier n’était pourtant pas un sectaire intransigeant; il tentait, dans des ouvrages de controverse, des essais de conciliation, qui naturellement ne devaient pas aboutir. D’autres circonstances, telles que la mission de représenter ses coreligionnaires au synode de Vitré, achevaient de mettre en lumière le zèle calviniste et les capacités de diverse nature de ce frère cadet d’Olivier.

Le zèle pour la foi nouvelle ne paraît guère avoir été moindre chez Olivier lui-même et, si les preuves qu’on en a ne permettent nullement de conclure qu’il l’ait poussé jusqu’à d’odieux excès, elles établissent, à n’en pas douter, son dévoûment à la cause. Il se faisait conférer, dans sa jeunesse, un grade ecclésiastique, le diaconat. Villeneuve-de-Berg manquant de pasteur, et le consistoire de Nîmes ayant déclaré ne pouvoir lui en fournir un, à cause de la rareté d’iceux, c’était le seigneur du Pradel que ses coreligionnaires députèrent à Genève pour obtenir un ministre, et il a raconté lui-même qu’il se rendit à cet effet au logis de M. Calvin. Il ramenait avec lui le ministre que réclamait sa ville natale; il le recevait chez lui, l’hébergeait, ainsi que sa femme et sa fille, et lui faisait les avances nécessaires pour ses habits, meubles et livres. L’inventaire et le compte détaillé en subsistent encore, avec description par sous et deniers.

On conviendra que, dans ces débuts, la religion réformée occupe une assez grande place. Rien, au reste, n’est à en conclure, sinon que la participation à la guerre religieuse d’un homme si engagé dans les intérêts de la réforme et vivant en plein foyer de guerre civile ne saurait être regardée comme invraisemblable. Cette participation, dépouillée des circonstances qui s’y mêlent ou qu’on y mêle, n’offrirait même rien en soi qui doive sembler particulièrement criminel. Les guerres civiles sont assurément une chose fort grave. Pourtant, on ne voit pas que ceux qui ont eu le malheur de s’y jeter en soient restés déshonorés, et il n’est peut-être pas difficile d’en découvrir les raisons ; c’est d’abord que, comme dans un duel, on expose sa propre vie, c’est aussi qu’on croit combattre pour le bon droit et la vérité. On pourrait presque aller jusqu’à dire que les guerres civiles, avec une si juste sévérité qu’on les juge, ont souvent un principe plus respectable que les guerres étrangères, nées de querelles d’ambition ou de sauvages antipathies de race. Il y a quelque chose de noble à se battre pour des idées, et il n’y a rien de paradoxal à soutenir qu’une foi est une patrie d’élection. On se demande pourquoi ceux qui soutiennent ou qui nient l’intervention d’Olivier dans une guerre de religion semblent, les uns et les autres, y attacher une note d’infamie. C’est, d’ailleurs, trop oublier que nous sommes en plein XVIe siècle, et montrer plus de scrupules que ne le comporte et ne le permet un pareil temps. Le XIXe siècle et la fin du XVIIIe n’en ont pas toujours eu de si exigeans pour leur propre compte. Au XVIIe, la Fronde n’a déshonoré personne, puisqu’elle n’a pas déshonoré Condé. A une époque plus rapprochée, n’est-on pas moins disposé, quelque opinion qu’on ait, à parler des rebelles de la Vendée que de ses héros et de ses victimes? La politique a pu les tuer, l’histoire ne les flétrit pas.

Disons seulement un mot de l’origine de cette controverse sur le rôle joué par de Serres dans les guerres civiles. Dans les publications précédentes relatives à l’auteur du Théâtre d’agriculture, la discussion ne tenait guère de place, et on ne trouve là-dessus rien de précis dans les dictionnaires biographiques à l’article Olivier de Serres. L’érection de sa statue à Aubenas et les fêtes célébrées à cette occasion en 1872 ont eu pour effet de provoquer ces discussions auxquelles il est permis de croire que les différences de religion, dont l’influence se fait encore sentir dans l’Ardèche, un des départemens où il reste le plus de protestans, ne comptaient pas moins que la recherche historique désintéressée. Des écrivains catholiques déclarèrent qu’ils étaient las d’entendre traiter de calomnieuse l’imputation adressée à Olivier de Serres d’avoir pris part au siège de Villeneuve, et plusieurs ajoutaient : une part odieuse. Le volume sur Olivier de Serres publié par M. Vaschalde, en 1886, où l’on trouve des pièces curieuses et intéressant à plus d’un titre, y répondait par une complète apologie. L’auteur niait toute participation à la guerre et qualifiait de mensongères les assertions ayant pour but d’y faire croire. Ce fut une occasion nouvelle de reprendre la querelle de 1872. Voici donc exactement quelle est la question. Il s’agit de savoir d’abord si Olivier de Serres a été acteur et promoteur du siège de Villeneuve à cette fin de l’arracher aux catholiques, qui en avaient exclu les protestans, et ensuite de rechercher s’il y a commis les actes d’inhumanité qu’on lui attribue.

Les deux affirmations sont confondues par ceux qui justifient ou incriminent la mémoire d’Olivier, et c’est tout le moins, à notre sens, que la question soit divisée.


II.

C’est sur des textes qu’il faut la résoudre, à moins qu’on ne découvre des raisons suffisantes pour en infirmer la valeur. Or, ces textes existent; ils émanent d’autorités considérables; et ils tendent tous à établir qu’Olivier de Serres, dans toute la force de l’âge (il avait alors trente-quatre ans), dans toute l’ardeur d’un zèle qu’avait encore enflammé l’attentat de la Saint-Barthélémy, commis pour ainsi dire la veille, a conçu et soutenu avec énergie le dessein de l’attaque contre Villeneuve, et qu’il a pris à cette attaque une part importante. La première autorité à citer est celle de Jean de Serres lui-même, qui raconte dans ses Commentaires qu’un capitaine protestant nommé Baron, et Pradellus, avaient occupé la petite ville de Mirabel. C’est dans cette commune, où était situé le château du Pradel, que s’étaient réfugiés les habitans de Villeneuve les plus attachés à la religion réformée. L’historien, entrant dans de plus grands détails, rapporte qu’un de ces protestans, chaudronnier ou serrurier, se rendit chez Pradellus, à qui il fit savoir qu’il avait trouvé un secret pour prendre la ville ; la suite montra qu’il s’agissait de l’ouverture d’une porte. Or, qu’était-ce que ce Pradellus, désigné dans d’autres récits, en latin, sous les noms de Pradellius ou Pradela, sinon le seigneur du Pradel, l’habitude étant alors de désigner le châtelain par le nom du château? Le rôle de conseiller et de véritable promoteur du siège est fortement marqué dans ce même récit du frère d’Olivier. C’est le seigneur du Pradel qui excite Baron, rempli de doutes à l’égard de la possibilité de l’entreprise, et qui ne consent qu’après une insistance de plusieurs mois à prendre rendez-vous pour le 2 mars 1573 sous les murs de Villeneuve, où il est convenu qu’on engagera l’action une heure après minuit. Là, nouvelles hésitations de Baron, qui regarde l’attaque comme une imprudence. Mais en présence de cette troupe ébranlée par l’indécision d’un chef rompu au métier de la guerre, Pradel, se mettant en prières, répand un tel enthousiasme dans les cœurs que tous ces hommes partent « comme pour aller à une victoire certaine. » — « Les religionnaires, continue Jean de Serres, profitant du silence de la nuit, s’approchent de la ville à travers les anfractuosités des petites collines qui l’entourent de ce côté, y pénètrent et font main-basse sur les premiers corps de garde, enfoncent la porte, etc. » Je m’arrête à cette première partie de la narration.

Le président de Thou confirme ce récit. Il montre le capitaine Baron « convoqué » par Pradela devant Villeneuve et cédant, presque malgré lui, « à son ardent désir et à son autorité. » On ne parle ainsi que d’un supérieur. Même récit dans l’Histoire universelle de d’Aubigné (t. II, liv. II). Seulement, ayant laissé du vague sur la personne de Pradelle dans sa première édition, il ajoute dans la seconde, celle de 1626, que Pradelle est l’auteur même du Théâtre d’agriculture.

Voilà des textes bien décisifs. M. L’abbé Chenivesse les reproduit plus au long dans sa brochure publiée à Valence (1889), intitulée : Olivier de Serres et les massacres du 2 mars 1578 à Villeneuve-de-Berg. Ceux qui croient l’honneur d’Olivier de Serres intéressé absolument à ce qu’il soit resté étranger aux guerres civiles n’avaient qu’un parti à prendre, celui de contester la valeur de ces textes ou de nier l’identité du personnage de Pradel avec Olivier de Serres. Or, contester l’autorité de Jean de Serres et du président de Thou n’était guère possible. Il y avait moins d’invraisemblance à le faire pour d’Aubigné, mais il est ici l’écho, soit des précédens, soit de la renommée, et on ne lui voit pas la moindre raison d’altérer la vérité. Il est protestant et n’a aucun intérêt à mêler son coreligionnaire à un fait qui, quelle qu’ait pu être son irresponsabilité dans les massacres, n’en avait pas moins été incriminé. Il n’y avait donc plus qu’à mettre le tout sur le compte d’une confusion de personne fondée sur l’homonymie. Ainsi avait déjà fait François de Neufchâteau dans son Éloge d’Olivier de Serres. Mais lui-même déclarait, dans le second volume de son édition du Théâtre d’agriculture, qu’il s’était trompé en admettant cette interprétation. Ce qui est invraisemblable, c’est ce Pradel quelconque venant on ne sait d’où et se faisant obéir de tous. On n’éprouve aucune de ces incertitudes en face du seigneur du Pradel, si l’on se reporte à ce que nous avons dit des sentimens qu’il professait, de son rôle antérieur dans le protestantisme, si l’on tient compte du lieu même qu’il habitait entre Mirabel et Villeneuve. En voyant à quel point tout le désignait comme le représentant le plus en vue du protestantisme dans la localité, on en vient même à se demander s’il n’eût pas été fort extraordinaire que, étant ce qu’il était, Olivier fût resté dans l’inaction. C’est la thèse que soutient, d’une manière un peu inattendue peut-être, M. L’abbé Chenivesse, aussi concluant à mon sens sur ce point qu’il l’est peu sur les complicités beaucoup plus graves qu’il impute à Olivier de Serres. Il rappelle la situation influente dans le protestantisme du seigneur du Pradel, ses antécédens, le moment critique où une troupe de ses coreligionnaires est là, toute frémissante, près de tenter l’expédition contre Villeneuve, retombée aux mains des catholiques, « l’on voudrait, ajoute-t-il avec une conviction qu’il nous fait partager, l’on voudrait qu’au moment où cette troupe, descendant de Mirabel, rasait le pied des murailles du Pradel et allait monter à l’assaut de sa ville natale, où il avait tant d’intérêts et tant d’amis, où tant d’hommes allaient périr pour une cause qui était la sienne, on voudrait que lui, Olivier, lui élevé dans un château fort, exercé au maniement des armes, à l’âge de trente-quatre ans, dans la plénitude de la force et du courage, fût rentré paisiblement dans sa demeure pour s’y livrer au repos, ou pour aller contempler du haut d’une de ses tours le mouvement des troupes, prêter l’oreille au cliquetis des armes, ou contempler ses vignes et ses vergers! Lui, l’âme, le promoteur de l’expédition, le sectaire ardent! Cela est impossible; c’est contredit par son caractère, par son passé, par sa position, par toutes les circonstances du moment. Il n’aurait plus osé se présenter devant ses coreligionnaires, ni même porter l’épée de gentilhomme ! » Fort bien. Mais alors où est le crime d’avoir fait le siège de Villeneuve? Pourquoi ce ton de blâme perpétuel de la part des auteurs hostiles à Olivier? Qu’ils l’avouent donc sincèrement ! Si Olivier de Serres eût été catholique, et qu’il eût entrepris d’enlever Villeneuve aux mains des protestans, ils montreraient beaucoup moins d’amertume, ou plutôt ils n’hésiteraient pas à approuver l’acte libérateur, et il ne serait plus question du « caractère fourbe » d’Olivier, accusation jetée sans motif et que n’accompagne aucune preuve. Il reste pourtant un argument tenu en réserve par ceux qui renvoient Olivier de Serres à l’agriculture dès ses plus jeunes années et qui l’y confinent jusqu’à sa mort. C’est Olivier de Serres qui le leur fournit. N’est-ce pas lui qui vient lui-même déclarer solennellement qu’il n’a cessé de s’occuper de la culture de ses champs pendant les guerres civiles ? Et dans quels termes il le fait, dans quelle page aussi charmante qu’elle paraît être décisive, et qu’il faut rappeler ici, puisqu’elle figure comme une des pièces importantes dans le procès ? Écoutons-le donc nous dire lui-même : « Mon inclination et l’estat de mes affaires m’ont retenu aux champs en ma maison, et fait passer une bonne partie de mes meilleurs ans, durant les guerres civiles de ce royaume, cultivant ma terre par mes serviteurs, comme le temps l’a pu porter. En quoy Dieu m’a tellement bény par sa sainte grâce que, m’ayant conservé parmy tant de calamitez, dont j’ay senti ma bonne part, je me suis tellement comporté parmy les diverses humeurs de ma patrie, que, ma maison ayant esté plus logis de paix que de guerre, quand les occasions s’en sont présentées, j’ai rapporté ce tesmoignage de mes voisins qu’en me conservant avec eux, je me suis principalement addonné chez moi à faire mon mesnage. » Et voyez comme il insiste, comme il redouble et développe son affirmation, qu’il semble craindre de ne pas avoir encore assez motivée : « Durant ce misérable temps-là, à quoi eussé-je pu mieux employer mon esprit qu’à rechercher ce qui est de mon humeur ? Soit donc que la paix nous donnast quelque relasche, soit que la guerre, par diverses recheutes, m’imposast la nécessité de garder ma maison, et que les calamitez publiques me fissent chercher quelque remède contre l’ennuy, trompant le temps, j’ay trouvé un singulier contentement, après la doctrine salutaire de mon âme, en la lecture des livres de l’agriculture, à laquelle j’ay de surcroist adjousté le jugement de ma propre expérience. »

En présence d’une pareille page, nous avions cru, nous aussi, la cause jugée, et pourtant il est visible que tout se réduit ici à une question de date. Le siège de Villeneuve est de 1573. Le Théâtre d’agriculture, d’où ce passage est extrait, paraît en 1600. Entre les dates, vingt-sept ans se sont écoulés. N’est-ce pas une assez grande durée pour que tout ce qu’affirme Olivier de Serres se soit à la lettre réalisé ? Vingt-sept ans, presque le double de la durée que Tacite appelle « un grand espace de la vie humaine ! » Vingt-sept ans, n’est-ce pas plus qu’il n’en faut pour modifier les âmes et changer les destinées ? Oui, après les événemens de Villeneuve, Olivier de Serres a pu passer ces longues années dans une paix profonde. Il devait en avoir assez de ces guerres civiles qui se prolongèrent avec un caractère si souvent atroce! Il n’est nullement nécessaire de le croire le complice du massacre et dévoré de remords, pour admettre que la pensée de ces événemens malheureux ait suffi pour le jeter dans une abstention qui ne devait plus se démentir. Quel dessein plus raisonnable pouvait-il former que de vivre désormais, livré aux occupations qui étaient celles d’un propriétaire châtelain, dans une cordiale union avec cette population à laquelle il tenait par toutes les relations que créent le voisinage et les intérêts agricoles ? Quelles que fussent ses préférences religieuses, il ne devait plus y avoir autour de lui ni protestans ni catholiques, mais des compatriotes et des amis. Cette pacification que la France attendra si longtemps encore, il devait, au milieu de ces rechutes de guerre civile dont il parle, la faire dans ce petit royaume de quelques lieues où il régnait par l’autorité morale et la supériorité de l’esprit. Ne se complaît-il pas dans son livre à mettre au rang des devoirs et des plaisirs du chef de famille les marques d’affection données à ses voisins, « les caressant de toute sorte d’amitié et bons offices, leur faisant bonne chère, de visage, de courtoisie, de vivres, avec toute libéralité ? » N’est-ce pas dans le même sentiment de cordialité et d’équité qu’il étend la protection du propriétaire de domaine sur a ses sujets, les chérissant comme ses enfans, pour, en leur besoin, les soulager de ses crédits et faveurs ; même en cas de nécessité, du passage des gens de guerre et autres occurrences, les gardant de foules et surcharges, d’exactions indeues et semblables violences ! » Ces devoirs, on verra à des marques certaines qu’il les remplit et qu’il en recueillit le fruit dans des sentimens d’affection qui prouvent que l’oubli du passé était réciproque.


III.

La prise de Villeneuve-de-Berg est assurément un moindre événement que la prise de Troie, mais ce qui s’y passa n’est pas au-dessous des horribles scènes du saccagement de la ville de Priam. Les fureurs d’une soldatesque emportée expliquent ces excès. Je comprendrais qu’un chef de troupe endurci à ce genre de guerre, ayant peu de scrupules sans doute, et personnellement dominé par sa violence, enivré par la lutte, pût s’écrier comme Pyrrhus :


Tout était juste alors; la vieillesse et l’enfance
En vain sur leur faiblesse appuyaient leur défense.
La victoire et la nuit, plus cruelles que nous,
Nous excitaient au meurtre et confondaient nos coups.

Mais cette explication, je ne l’admettrais pas pour une nature profondément humaine, cultivée et douce comme celle d’Olivier de Serres, en face de l’acte odieux que tous les historiens racontent, c’est-à-dire l’égorgement de trente ou quarante prêtres venus à Villeneuve pour se réunir en synode et qui s’étaient réfugiés dans l’église. Les victimes étaient jetées dans un puits auquel s’attacha longtemps une sinistre renommée. Le reproche que je fais à ceux qui accusent de Serres de s’être mêlé à cet acte de barbarie, ou de ne l’avoir pas empêché, c’est de se placer en dehors de toutes les conditions de la vraisemblance. Ils oublient complètement avec quelle soudaineté de pareilles exécutions s’accomplissent dans les momens de troubles populaires. En ces instans rapides qui déjouent toute prévoyance, l’aveugle impétuosité des assaillans échappe à la direction des chefs; eux-mêmes n’en sont souvent avertis que lorsque tout est consommé. De quel droit donc aller sans la plus légère preuve en imputer la responsabilité à tel ou tel de ces chefs, et, dans le cas particulier, à Olivier de Serres, qui avait conseillé l’expédition, mais qui ne la commandait pas? Rien, absolument rien n’autorise à supposer qu’il ait pu arrêter le massacre, et cette complicité directe ou indirecte demeure à l’état d’assertion entièrement gratuite. Pourquoi l’auteur qui vient de renouveler et de condenser les griefs contre Olivier de Serres sous la forme la moins dubitative et la plus acerbe ne se pose-t-il même qu’à la fin une question qu’il fallait avant tout résoudre par des recherches concluantes? « Dans quelles limites Olivier de Serres a-t-il trempé son épée dans le sang de ses frères, dans le sang de ces prêtres? Nous ne saurions le dire. » Mais n’est-ce pas très important à savoir? L’auteur ajoute : « Il est certain qu’après avoir été l’instigateur du siège et des massacres, il aurait pu en diminuer l’horreur. Son influence sur Baron et les autres chefs, sur les soldats, est incontestable. » Mais en quoi est-ce certain, et n’est-ce pas là raisonner comme s’il était agi d’une détermination concertée longtemps à l’avance, alors que tout, dans les circonstances connues, donne lieu de penser que ce fut affaire non d’heures, mais de minutes? L’auteur du mémoire que je viens de citer admet que l’on a pu faire main-basse sur tous ceux que l’on rencontrait en armes dans les rues. C’est, à son sens, « le droit de la guerre, si toutefois la guerre civile peut l’invoquer. » — « Mais, dit-il, les prêtres renfermés dans l’église n’avaient d’autre arme que la prière ; loin d’être provocateurs, ils ne pouvaient pas même se défendre ; c’était donc à leur égard de la cruauté à froid. » Cette prétendue cruauté à froid était, selon toutes les probabilités, précisément tout le contraire. Comment peut-on appeler cruauté à froid un de ces actes accomplis en un clin d’œil avec une rage affolée qui se rue sur les victimes? — On sauva, dit-on, un de ces prêtres, Chalendard, pourquoi pas d’autres? — L’argument dénote un assez grand oubli de l’histoire. Est-ce que dans maint événement de ce genre, la Saint-Barthélémy, les massacres de 1792, on ne trouve pas quelqu’un qui échappe ou qui rencontre soudain, sous la main, parmi les ennemis mêmes un protecteur pour le sauver? Tout cela se fait très vite, d’une façon imprévue, sans qu’aucune autorité morale ou hiérarchique puisse intervenir, en supposant que sa voix ne serait pas méconnue et aurait le pouvoir d’arrêter ce qui s’arrête le moins, le bras de furieux acharnés sur des victimes déjà à demi égorgées. Les accusateurs se trompent de date. Ils se croient en face de la commune de 1871, gardant à vue les prêtres qu’elle immolera froidement à son heure. Rien n’y ressemble moins que l’entrée violente d’une troupe armée, se précipitant, par la porte qui lui est ouverte, dans une ville où elle se répand, frappant à droite et à gauche sur tout ce qui s’offre à ses coups.

On repousse avec dédain les preuves morales qui semblent résulter des hommages enthousiastes, en vers et en prose, placés en tête du Théâtre d’agriculture, et qui sont adressés à Olivier de Serres par des écrivains catholiques et même ecclésiastiques : preuve évidente de la réconciliation qui s’était opérée pendant ce quart de siècle écoulé. Ceux qui contestent même la participation d’Olivier au siège en ont fait un argument en leur faveur qui me paraît aller au-delà de la mesure. A de pareilles époques, on voit souvent se produire un besoin d’oubli réciproque entre gens qui se sont fait une guerre acharnée. Le souvenir des anciennes luttes s’était usé par le temps, par la nécessité de vivre côte à côte dans un pays assez resserré, et par la mutualité des services. Mais qu’un meurtrier, à froid ou non, qu’un massacreur, souillé du sang de prêtres inoffensifs égorgés dans le sanctuaire, ait été de la part de pieux catholiques l’objet des dithyrambes pleins d’effusions de sympathie qui figurent au frontispice du Théâtre d’agriculture c’est tout à fait invraisemblable.

On pourrait croire en avoir fini avec ces accusations, mais il y en a une autre, un vrai scandale, nous assure-t-on, l’histoire des vases et ornemens de l’église de Villeneuve, antérieure de plusieurs années aux événemens du siège. C’est un nouveau champ pour d’interminables controverses. Voici l’histoire, que nous abrégeons, sans rien supprimer d’essentiel à la cause, puisque cause il y a. Les habitans de Villeneuve, craignant les pillages qui s’attaquaient alors si fréquemment aux églises, confièrent au seigneur du Pradel le dépôt des objets les plus précieux qui servaient au culte. Les bruits de guerre devenaient plus menaçans, et Olivier, se demandant si son château offrait plus de sécurité que l’église elle-même contre des surprises, et jugeant plus prudent de ne pas rester chargé de cette garde embarrassante, réunissait, pour aviser à ce qu’il y avait à faire, les consuls et les notables de la ville. Les assistans n’étaient pas tous protestans, il importe de le noter; parmi eux il se trouvait même des prêtres. Quelqu’un consentirait-il à se charger de la garde de ces objets? Sur le refus de tous, motivé sur les mêmes appréhensions, l’assemblée décida de les vendre, et le marché se fit avec un orfèvre de Montélimart. On remarque que, parmi ces objets du culte, dont on a conservé l’inventaire, et composés surtout d’ornemens et chasubles, il n’y avait ni ostensoirs, ni ciboires, circonstance qui, aux yeux des catholiques, a pu éloigner l’idée de profanation. Quoi qu’il en soit, cette vente au détriment de l’église de Villeneuve est énergiquement blâmée par les écrivains catholiques mêlés à ces polémiques, et je ne me charge pas de défendre une mesure pour laquelle on ne peut que plaider les circonstances atténuantes de l’état de guerre et du manque réciproque de scrupules des deux cultes à l’égard l’un de l’autre. Encore, avant de formuler une accusation, faudrait-il expliquer le consentement des prêtres présens à la réunion, et ne pas se borner à alléguer, sans en avoir la preuve, que c’étaient sûrement des lâches ou des défroqués. Mais ce qu’ont surtout pour but d’attaquer les mêmes écrivains, c’est la responsabilité personnelle d’Olivier de Serres, dont il me reste à indiquer le rôle dans cette affaire. On sait qu’il avait fait des avances à la commune de Villeneuve, évidemment très obérée, puisqu’elle était réduite à lui laisser faire les frais de l’installation du pasteur. Ces avances n’étaient pas les seules qu’il eût faites. La commune lui était redevable de quatre cent vingt-neuf livres tournois. Pour le rembourser, elle lui abandonna le prix de la vente, montant à trois cent quatre-vingts livres, reconnaissant qu’il restait encore dû au seigneur du Pradel quarante livres cinq sols trois deniers. On voudrait qu’Olivier de Serres, se mettant à part de ce que faisait la commune, et se désintéressant de ce qu’elle lui devait, eût remis la somme à l’église, agissant de son autorité privée, comme si ce n’était pas à la commune qu’il appartenait de prendre cette résolution. On reproche, en d’autres termes, à Olivier de Serres de ne pas s’être, à son propre préjudice, constitué, en dehors et peut-être en dépit de ses coreligionnaires, le représentant des droits de l’église de Villeneuve. Je l’approuverais, s’il l’avait fait, sans croire qu’il mérite les paroles indignées dont on l’accable. Mais, dit-on, un procès ayant été intenté, un siècle plus tard, par le prieur de Villeneuve en restitution à Constantin de Serres, héritier de la fortune et du domaine de son ancêtre, une sentence du parlement de Toulouse vint donner gain de cause à cette revendication. Est-il invraisemblable d’expliquer par des considérations d’opinions religieuses, étrangères à la justice, une sentence qui ne paraît guère avoir tenu compte des droits et des responsabilités de chacun? Cette responsabilité ne devait-elle pas retomber sur la commune de Villeneuve, qui avait vendu les objets du culte catholique, et non sur Olivier, qui n’avait fait qu’être remboursé par celle-ci de ce qu’elle lui devait, et même incomplètement? Une telle sentence spoliait la famille de Serres d’une somme dont son aïeul avait bel et bien fait l’avance. Voilà ce dont ne paraissent pas se douter les écrivains qui s’attachent à ce grief. Encore tout prétexte lui serait-il enlevé, si l’on admet la réalité d’une pièce que M. Vaschalde croit avoir découverte dans les papiers de la famille de Serres; c’est la quittance de la somme que le prieur de Villeneuve avait donnée à Olivier de Serres lui-même à la date de 1562. Mais n’y a-t-il pas erreur? « La méprise, écrit M. L’abbé Mollier, dans laquelle l’auteur est tombé, était possible, je dois le reconnaître, au chercheur le plus habile et le plus consciencieux, mais il y a eu méprise. » La quittance en question serait celle qui fut remise à Constantin de Serres, et la date, peu lisible d’ailleurs, serait celle de 1658. J’avoue que les argumens que fait valoir M. Mollier me paraissent probans. Comment s’expliquer le procès tait par l’église de Villeneuve à la descendance d’Olivier, si lui-même avait remis la somme réclamée ? On fait valoir encore d’autres raisons qu’il ne me paraît pas nécessaire de rappeler pour ne pas fatiguer le lecteur de détails excessifs. Il me suffit d’avoir examiné des griefs qui, mis en avant avec bonne foi sans doute, mais dénués de fondement solide dans leur partie la plus grave, ne résistent pas à une critique impartiale.


IV.

On est en droit de conclure que le procès intenté à la mémoire d’Olivier de Serres est désormais vidé. En définitive, l’ouvrier a été digne de l’œuvre. L’auteur du Théâtre d’agriculture, de l’ancien sectaire, n’a gardé que le sentiment religieux dans sa généralité la plus élevée, l’idée divine, entrant en collaboration avec la nature. Il en a fait sortir, par rares échappées, une sorte d’hymne de tout ce qui a vie. La teinte biblique répandue sur certaines parties du livre en est un des charmes. Olivier de Serres, dans cette longue période apaisée, ne rappelle-t-il pas lui-même, à certains égards. l’existence du patriarche, au milieu de ses enfans, de ses arbres, de ses vignes, de ses serviteurs ? Les maximes dont il a rempli les trois parties de son ouvrage ne rappellent-elles pas aussi les Proverbes de l’Écriture ? Ce caractère n’exclut pas une bonhomie toute gauloise, mêlée de malice et d’enjouement, un agrément qui paraît même dans des détails rustiques, par eux-mêmes dépourvus d’attrait et qu’il vivifie par des images ou de courtes observations empruntées à la vie morale. Dans cette façon de moraliser et d’écrire, il y a du Montaigne, avec une nuance affectueuse dans ses conseils, aussi éloignée de l’insouciance du scepticisme que de l’esprit étroit et violent de propagande. Tout son objet est de former le parfait gentilhomme rural, moitié guerrier, moitié agricole, dont les armes restent suspendues à la muraille, toujours prêtes à être mises au service du prince et de la patrie, mais dont la pensée habituelle reste aux champs.

Rien ne ressemble moins non plus au sombre fanatisme calviniste que cette aimable philosophie, empreinte d’une sorte d’optimisme inspiré par la joie du devoir accompli et d’une occupation remplie avec un goût porté jusqu’à la passion. Philosophe pratique, Olivier ne cherche que le bonheur à portée et ne raffine pas sur les conditions. C’est ainsi qu’il écrira, le sourire aux lèvres : « La cognoissance des biens que Dieu nous donne est le plus important article ; moyennant lequel nous mesnagerons gaiement tant pour l’utilité que pour l’honneur… Et de là adviendra ce contentement de trouver sa maison plus agréable, sa femme plus belle et son vin meilleur que ce de l’aultrui. »

La morale antique dans ce qu’elle a de plus pur et la sagesse évangélique se mêlent dans les préceptes qu’il adresse à ce propriétaire rural, qu’il appelle le « père de famille. » La fermeté et la douceur doivent se concilier en lui dans ses rapports avec les inférieurs, c’est-à-dire avec les fermiers, qu’il ne faut pas renvoyer pour des défauts tolérables, afin de garder la stabilité le plus possible dans le personnel, c’est-à-dire aussi avec les ouvriers ruraux, auxquels il ne veut ni qu’on demande trop, ni qu’on cède trop, car il les montre déjà exigeans. Aux calculs intéressés qui recommandent l’activité et la vigilance à celui qui cherche à tirer le meilleur parti de sa terre, ce propriétaire rural, ce « père de famille » devra joindre la justice envers ses subordonnés, le souci de ne les point « fouler et surcharger, » la charité envers les pauvres et les malades. Vrai code de morale à l’usage de la vie champêtre ! C’est, en effet, un des principaux caractères de cet ouvrage, où tout est senti et original, de faire dépendre le succès des vertus morales, en y joignant l’intelligence théorique de l’agriculture, qu’il oppose à ceux qui déclarent la théorie inutile. Il montre le mal que produit l’incurie, et tel autre vice, par exemple l’intempérance, disant ingénieusement, à propos de la vigne, qu’elle produit trois grappes, « la première de plaisir, la seconde d’ivrognerie, la troisième de tristesse et de pleurs. »

Ce grand et large esprit de sagesse, où s’est comme noyé et perdu tout ce qui aurait pu rappeler le sectaire militant de 1573, devait vivement attirer Henri IV, qui trouvait dans ce même ouvrage les maximes d’état les plus appropriées au moment. Je ne diminue pas par là l’importance de la Cueillette de la soie, détachée d’abord de l’ouvrage, et qui fut comme le signal d’une culture et d’une industrie destinées à répandre des milliards sur la France ; par là le roi n’eut pas à se repentir du concours si efficace qu’il avait demandé à Olivier de Serres pour cette entreprise, à laquelle il attachait un prix immense, en prince préoccupé de la richesse et des sources à ouvrir au travail. Je ne diminue pas non plus la valeur spéciale de l’agronome ; tous les juges compétens reconnaissent qu’elle est de premier ordre, et que l’auteur du Théâtre d’agriculture a su tout ce qu’on pouvait savoir de son temps, en y ajoutant beaucoup par son expérience personnelle; il en a donné une formule claire, précise, élégante, en grande partie durable, dans un style qui serait la perfection du naturel sans quelques ornemens mythologiques, de même que sa pensée serait tout bon sens et lumière, sans quelques superstitions de l’époque. Cet ouvrage est une véritable encyclopédie. A côté des préceptes de culture on y trouve l’art de l’ingénieur, la construction des jardins, l’hygiène et la médecine des animaux et des cultivateurs, l’architecture rurale, à laquelle il se proposait de consacrer un traité plus complet. Il ne fait, au reste, par cette universalité, que remplir le titre de son ouvrage, « dans lequel, dit-il, est représenté tout ce qui est requis et nécessaire pour bien dresser, gouverner, enrichir et embellir » le mesnage des champs. Organe de tous les usages et traditions utiles, son esprit observateur le portait à rechercher des nouveautés qui ouvraient certaines perspectives à des inventions futures, telles que la transformation de la fibre des arbres en textile ; il déclarait que de la seconde écorce ou du liber du mûrier blanc on pouvait tirer une filasse propre à remplacer le chanvre et le fin et publiait à part le morceau intitulé : « La seconde richesse du meurier blanc qui se trouve en son escorce, pour en faire des toiles de toutes sortes, non moins utile que la soie provenant de la feuille d’icelui. »

Mais si l’on trouve dans l’utilité pratique du livre de suffisans motifs pour que Henri IV encourageât l’œuvre et l’auteur comme il le fil d’une manière si éclatante, il est permis d’en chercher une raison supérieure dans le lien qui unit l’agriculture à la politique par la pensée, non-seulement de multiplier les productions, mais de refaire les mœurs qui attachent les hommes à la terre, ces fortes mœurs rurales qui règlent l’activité en même temps qu’elles la fécondent. Sur ce point le roi était d’accord avec Sully et, si dans la question de la propagation de la soie, il redoutait moins que Sully les effets de l’industrie et du luxe, il ne regardait pas moins le travail agricole comme le plus salutaire de tous, et la richesse qui en naît comme la plus indispensable pour ces classes populaires, sur lesquelles sa pensée se portait avec une sollicitude à laquelle la politique n’avait pas moins de part que l’humanité. L’agronome et le prince pouvaient s’entendre. Tous deux, à des degrés et à des rangs fort inégaux, avaient eu leur rôle dans les guerres civiles, dont ils désiraient ardemment réparer les maux, l’un en apportant son livre, l’autre en donnant à la France un gouvernement. Olivier entrait dans cette pensée. Dans sa dédicace, provoquée, dit-on, par le roi lui-même, il transcrivait et commentait cette parole de l’Écriture : « Le roi consiste, quand le champ est labouré. » A deux cents ans de date, presque année pour année, un autre restaurateur de la société française devait s’en souvenir. En même temps qu’il faisait appel à la religion avec le concordat et que le Génie du christianisme venait en aide à ses desseins, il adressait le même appel à l’agriculture, et, n’ayant pas sous la main quelque grand et populaire agronome contemporain sur lequel il put s’appuyer, il faisait imprimer une magnifique édition du Théâtre d’agriculture et élever à son auteur un monument inauguré avec un éclat solennel. Qu’a donc été la guerre dans l’existence tranquillement féconde d’Olivier de Serres? Un épisode qu’on grossirait à tort, et qui n’a laissé aucune tache sur son honneur, — cette part de l’aventure qui semblait aller chercher jusque dans leurs paisibles demeures les hommes du XVIe siècle. On a oublié les hautes tours et les remparts qui faisaient du Pradel un château fort. On se souviendra toujours de l’œuvre de paix et de civilisation qui s’y accomplit, au profit de la France et du monde.


HENRI BAUDRILLART.