Olivier Goldsmith, sa vie et ses écrits

OLIVIER GOLDSMITH
SA VIE ET SES ECRITS

I. The Works Oliver Goldsmith, edited by Peter Cunningham ; London 1854, Murray, 4 vol. in-8o. — II. The Life of Oliver Goldsmith, by James Prior ; London 1837, Murray, 2 vol. in-8o. — III. The Life and Adventures of Oliver Goldsmith, by John Forster ; London 1848, Bradbury et Evans, 1 vol. in-8o.



I

Originaires du comté de Kent en Angleterre et établis en Irlande avant le règne de Henri VIII, les Goldsmith comptaient, au commencement du XVIIIe siècle, parmi les bonnes familles de la province de Connaught. Leurs diverses branches étaient répandues dans les trois comtés de Roscommon, Westmeath et Longford. C’était une famille d’église : il était rare qu’on ne vît pas deux ou trois de ses membres en possession de quelques-uns des bénéfices du pays ; elle s’était toujours montrée fort attachée à la foi protestante : aussi avait-elle été tour à tour persécutée par les catholiques lorsque l’Irlande s’était insurgée, et récompensée par les souverains lorsque l’autorité royale avait été rétablie. Elle serait arrivée sans doute à la fortune, et peut-être aux honneurs, sans une sorte de fatalité qui semblait peser sur elle. « Tous les Goldsmith, disait-on proverbialement dans le Connaught, ont un coup de marteau. Ils ne font jamais rien comme les autres. Ils ont le cœur à la bonne place, mais leur tête les mène toujours à droite lorsqu’il faudrait aller à gauche. »

Le chef de cette famille était, vers 1700, Robert Goldsmith, qui vivait en gentilhomme dans son domaine de Ballyoughter, et qui eut treize enfans. L’aîné des fils de Robert se sentait pour le barreau un penchant qui ne fut pas de longue durée ; le second, Charles, fut destiné à l’église et envoyé, comme l’avaient été avant lui son frère, son père, ses deux grands-pères et nombre de ses cousins, au collège de la Trinité à Dublin, qui était pour l’Irlande ce qu’Oxford et Cambridge sont pour l’Angleterre. Charles Goldsmith ne démentit pas le caractère romanesque que la tradition attribuait à tous les membres de sa famille. À peine entré dans les ordres, et avant d’être pourvu du moindre bénéfice, il revint à Elphin, où il avait fait ses premières études, demander en mariage et épouser la fille de son ancien maître d’école. Anne Jones ne lui apportait en dot que le souvenir de leurs jeux enfantins, de leurs premiers sermens d’amour, et les jeunes époux se seraient trouvés sans asile et sans ressources dès le lendemain de leur union, si un oncle d’Anne, le révérend Green, recteur de Kilkenny-West, ne leur était venu en aide. Il les établit à Pallas, à six milles de Kilkenny, dans une maison dont il avait la jouissance, à la condition que son nouveau neveu suppléerait le recteur de Forney et lui-même dans le service de leurs paroisses. Le revenu de Charles Goldsmith était des plus minces ; mais la vie était peu coûteuse dans ce coin retiré de l’Irlande, et le jeune ministre, pour utiliser ses loisirs et accroître ses ressources, afferma à un prix avantageux quelques terres du voisinage qu’il fit valoir. Dix années s’écoulèrent ainsi au sein de la pauvreté et d’un tranquille bonheur ; Charles Goldsmith était déjà père d’un fils et de trois filles, lorsque, le 10 novembre 1728, lui naquit un second fils qui fut nommé Olivier, du nom de son grand-père maternel.

Olivier avait deux ans quand un grand changement s’opéra dans la position de sa famille. L’excellent M. Green vint à mourir, et son neveu fut appelé à lui succéder dans le rectorat de Kilkenny-West. Charles Goldsmith transféra sa résidence au centre de sa paroisse, au village de Lissoy, situé sur la grande route qui mène de Ballymahon à Athlone, et à une égale distance de ces deux villes. Il y occupait, au bout du village, dans une agréable situation, une maison spacieuse et commode, à laquelle on arrivait par une belle avenue de frênes ; derrière s’étendaient un grand verger et un jardin. C’est là qu’Olivier grandit au milieu des champs, c’est là que s’écoulèrent les plus heureuses années de sa vie, les seules où il ne connut ni la misère, ni son cortège de souffrances. Aussi le bonneur avait-il gravé dans sa mémoire en caractères ineffaçables les moindres traits de ces lieux chéris, et lorsque, jeune encore, mais déjà brisé par la lutte et plein du pressentiment d’une fin prochaine, il sentit un jour son cœur déborder, le village et les champs paternels étaient aussi présens à son esprit qu’à l’heure où il les avait quittés, et ce fut Lissoy qu’il chanta sous le nom poétique d’Auburn.

Le maître d’école du village était un vieux soldat. Pris d’un accès d’ardeur guerrière, il avait, un matin, dit adieu à Virgile pour s’enrôler, et il avait fait toutes les campagnes de Marlborough. À la paix, il était venu reprendre ses fonctions ; mais il lui arrivait souvent de s’interrompre au milieu de ses leçons pour parler des pays qu’il avait parcourus, et raconter les batailles auxquelles il avait assisté. Une histoire en amenait une autre ; les légendes du pays et toutes sortes d’histoires merveilleuses mises en vers par le maître d’école succédaient bientôt aux campagnes d’Espagne et des Pays-Bas. Olivier, le plus étourdi et le plus paresseux des écoliers, devenait alors tout oreilles, et sa mémoire imperturbable retenait dans leurs moindres détails les récits du magister. Quant aux ballades que chantaient les paysans, il les savait déjà toutes par cœur, et il ne les oublia jamais. La vieille servante du logis, la bonne Peggy Golden, dont la mémoire lui était encore chère quarante ans plus tard, faisait de lui tout ce qu’elle voulait, à la condition de lui chanter la Dernière nuit de Johnny Armstrong ou la Cruauté de Barbara Allen, qui ne manquait jamais de faire couler ses larmes. L’hiver, il se glissait à la cuisine pour écouter les valets de charrue qui, suivant l’usage du pays, racontaient, chacun à son tour, quelqu’une de ces histoires fantastiques, de ces légendes miraculeuses qui abrègent les veillées, et dont chaque canton d’Irlande est abondamment pourvu. Non-seulement l’enfant répétait d’une voix juste et déjà agréable les chants qu’on lui avait appris, mais il s’essayait à mettre en ballade sur les mêmes airs les récits qu’il avait entendus. Il dévorait tous les livres qui lui tombaient sous la main dans les maisons du village ; malheureusement il n’y rencontrait guère que le genre de livres qu’on imprimait alors pour les enfans et pour le peuple : l’Histoire des Bandits irlandais, les Vies des Pirates célèbres, l’histoire de Moll Flanders, celles de Jack le contrebandier, de la belle Rosemonde et de Jane Shore, de doña Rozena, la courtisane espagnole, la Vie et les Aventures de James Freney, le plus célèbre des voleurs irlandais, enfin ces histoires de sorciers, ces romans de chevalerie qui forment en tout pays le fond de la littérature populaire. Ce jeune esprit vécut donc dès les premiers jours dans un monde de fictions et d’aventures, où tout parlait à l’imagination, où rien n’était de nature à éveiller et à fortifier le jugement. Ses parens et les visiteurs du logis, par une imprudence trop ordinaire, encourageaient comme des preuves d’une intelligence précoce des saillies qui n’étaient que l’indice d’une exaltation prématurée. Goldsmith a été le premier à reconnaître plus tard l’influence funeste que de mauvaises lectures avaient exercée sur son esprit. Adressant à son frère aîné, dans une lettre charmante, quelques conseils pour l’éducation de ses enfans, il lui recommande par-dessus tout de ne pas leur laisser lire de romans, et il invoque sa propre histoire comme la preuve la plus décisive du mal que produisent dans une jeune intelligence ces peintures menteuses de la vie humaine.

Une violente attaque de la petite vérole mit ses jours en danger, lorsqu’il avait huit ou dix ans : la maladie laissa des traces profondes sur son visage, dont tous les traits furent démesurément grossis. Il ne lui resta de sa gentillesse première que de beaux yeux, dont le regard avait une douceur extrême, et une certaine vivacité de physionomie à laquelle on finissait par trouver quelque charme. À peine guéri, il fut envoyé à Elphin, à l’école où avait étudié son père. On ne se proposait point de lui donner une éducation complète : les ressources de la famille suffisaient à peine à payer dans une école latine la pension du fils aîné, Henri, qui se préparait pour l’université. Charles Goldsmith décida qu’Olivier entrerait dans le commerce ; mais tous les parens se récrièrent : ils firent valoir quelques réparties heureuses et la facilité avec laquelle l’enfant apprenait, quand il voulait s’en donner la peine ; ils offrirrent de contribuer à la dépense et gagnèrent leur cause. Olivier fut envoyé au collège, à Athlone d’abord, puis à Edgeworthstown. Il se montra un écolier intelligent, mais d’une extrême indolence : très indifférent à la routine ordinaire de la classe et presque toujours inattentif, il devenait plus appliqué et plus laborieux que personne lorsqu’un sujet d’étude lui plaisait. Horace et Ovide étaient ses auteurs favoris ; il les savait par cœur, il était toujours prêt à les traduire, soit en prose, soit en vers : il avait peu de goût pour les philosophes et les orateurs, sans en excepter Cicéron ; mais Tite-Live le charmait, et Tacite, quand il eut triomphé des difficultés du texte, devint et demeura toujours une de ses lectures de prédilection. Les mathématiques le rebutaient, et tous les instans qu’il pouvait dérober à cette étude ingrate, il les consacrait à lire furtivement les poètes anglais, surtout ceux de son pays, tels que Denham, Parnell et Roscommon. Olivier prenait ces poètes pour modèles dans de petites pièces qu’une modestie excessive l’entraînait à détruire aussitôt qu’elles étaient achevées. Quant à son caractère, il était une énigme pour ses camarades et pour ses maîtres ; il semblait qu’il y eût en lui deux natures : tantôt il était le plus gai, le plus étourdi, le plus pétulant des écoliers, tantôt on le voyait réservé, silencieux, et comme mécontent de lui-même et des autres ; mais ce qu’on ne pouvait méconnaître dans cette jeune âme, c’étaient une sensibilité extrême, une susceptibilité ombrageuse qui lui faisaient une souffrance du moindre reproche ou d’une parole un peu dure, et une tendresse de cœur dont la plus faible marque d’amitié provoquait l’explosion.

Olivier passait la plus grande partie de ses vacances dans le comté de Roscommon, chez le révérend Contarine, qui avait épousé une des sœurs de Charles Goldsmith. Le grand-père de Contarine était un Vénitien de la famille Contarini, qui a fourni plusieurs doges. Entré dans les ordres, il s’était épris d’une religieuse, issue également de noble famille, et l’avait enlevée. Les deux amans avaient parcouru dans leur fuite l’Allemagne, la France et l’Angleterre. La religieuse était morte dans les bras de Contarini, qui allait périr à son tour de maladie et de misère, lorsque la fille d’un dignitaire de l’église d’Irlande s’était éprise de lui, l’avait rappelé à la vie par son dévouement, et l’avait épousé. Ce n’était point la seule histoire romanesque que l’on racontât de cette famille, qui semblait destinée aux aventures. L’oncle d’Olivier était du reste un homme de mérite : il avait été l’ami et le compagnon d’études du savant Berkeley, et il passait pour l’un des membres les plus instruits du clergé d’Irlande. Il n’avait d’autre enfant qu’une fille, il avait pour Olivier une amitié qui allait jusqu’à la faiblesse, et il le traitait en fils plutôt qu’en neveu. Il se faisait rendre compte de ses études, il encourageait ses essais poétiques, il lui prêtait des livres. Carolan, qu’Olivier avait vu quelquefois chez son oncle dans son enfance, était pour eux le sujet de fréquens entretiens. Turlogh O’Carolan a été le dernier barde irlandais. Devenu aveugle à l’âge de dix-huit ans et sans autre moyen d’existence que sa harpe, il passa sa vie à parcourir le Connaught. Invité et choyé chez tous les grands propriétaires, vénéré par les paysans, il payait par ses chants l’hospitalité qu’on s’empressait de lui offrir partout. Il composait lui-même les paroles et les airs de ses ballades, dont la plupart se chantent encore. Carolan fut une des premières admirations d’Olivier : celui-ci n’oublia jamais ni la noble physionomie de l’Homère irlandais, ni les hommages dont sa vieillesse était entourée, ni les applaudissemens qui accueillaient ses chants, et cette impression que le temps n’effaça jamais ne contribua peut-être pas médiocrement à éveiller chez lui l’instinct poétique et à lui inspirer le goût des vers.

Ainsi tout contribuait à développer chez lui l’imagination au préjudice des autres facultés. L’indulgente affection de ses parens et de ses amis achevait l’œuvre commencée par de mauvaises lectures et des études mal dirigées. On riait de ses saillies et de ses ingénuités, au lieu de chercher à rectifier son jugement et à fortifier sa raison : on encourageait les élans de sa bonté naturelle sans s’apercevoir que cette bonté dégénérait en faiblesse ; nul ne le mettait en garde contre une sensibilité excessive qui devait être la source de toutes ses erreurs et de toutes ses souffrances. « Il n’y a point chez lui le moindre grain de méchanceté, » disaient d’une voix unanime ses parens, ses amis, ses maîtres, ses camarades, et il semblait que cet hommage rendu à son heureuse nature dispensât de former son esprit et surtout son caractère. Ce n’était point du reste le père d’Olivier qui aurait pu diriger cette éducation dans une meilleure voie. Charles Goldsmith était le meilleur, le plus obligeant, le plus charitable, mais aussi le plus faible et le plus imprévoyant des hommes, le plus dépourvu de toute connaissance du monde. C’est ainsi qu’Olivier lui-même l’a peint dans le Vicaire de Wakefield et dans l’Histoire de l’Homme noir. Il n’est pas douteux en effet que Charles Goldsmith ne soit l’original du docteur Primrose et du père de l’homme noir ; ses enfans ont été les premiers à reconnaître la fidélité de ce double portrait :


« Comme nous demeurions près de la grande route, dit le vicaire, étrangers et voyageurs venaient souvent goûter notre vin de groseilles, pour lequel nous étions en grande réputation, et je dois dire, avec la véracité d’un historien, que jamais personne ne lui a trouvé le moindre défaut. Nos cousins, jusqu’au quarantième degré, se rappelaient tous leur parenté, sans aucune aide du héraut d’armes, et venaient aussi fréquemment nous voir. Quelques-uns ne nous faisaient pas grand honneur par leurs prétentions au cousinage, car l’aveugle, le boiteux et le bossu ne se faisaient pas faute de venir. Ma femme cependant soutenait toujours que comme ils étaient la même chair et le même sang que nous, ils devaient s’asseoir à la même table. Si donc les amis que nous avions à la maison n’étaient pas toujours riches, ils étaient généralement très heureux : en effet l’expérience de la vie nous apprend que plus un hôte est pauvre et plus il est charmé d’être fêté, et de même que certaines gens s’éprennent des couleurs d’une tulipe ou d’un papillon, je suis de mon naturel grand ami des figures que le bonheur épanouit. »


Laissons maintenant parler l’homme noir :


« Mon père, cadet de bonne famille, était pourvu d’un petit bénéfice. Son instruction était au-dessus de sa fortune, et sa générosité plus grande que son instruction. Tout pauvre qu’il était, il avait ses flatteurs, plus pauvres encore que lui : pour chaque dîner qu’il leur donnait, ils le payaient en louanges, et c’était tout ce qu’il demandait. L’ambition qui anime un monarque à la tête de son armée animait aussi mon père à la tête de sa table. Il racontait l’histoire du lierre, et l’on riait ; il répétait la plaisanterie des deux écoliers qui n’avaient qu’une paire de culottes, et la compagnie de rire de plus belle ; mais l’histoire de Taffy et de la chaise longue ne manquait jamais de faire pouffer toute la table. Son plaisir s’accroissait en proportion du plaisir qu’il causait aux autres ; il aimait tout le monde et croyait que tout le monde l’aimait. Comme sa fortune était mince, il allait jusqu’à la dernière limite de son revenu ; il n’avait nulle intention de laisser un sou à ses enfans : qu’importait un vil métal s’ils avaient de l’instruction ? Car l’instruction, répétait-il volontiers, valait mieux que l’argent ou l’or. Aussi voulut-il se charger de notre éducation, et il prit autant de peine pour former notre caractère que pour développer notre intelligence. Il nous disait que la bienveillance universelle était le premier lien et le ciment des sociétés ; il nous enseigna à regarder les besoins de tout le genre humain comme les nôtres, à contempler avec affection et estime toute face humaine comme l’œuvre de Dieu. Il nous dressa à être de pures machines à compassion, et nous rendit incapables de résister à la moindre impression que produirait sur nous la misère réelle ou fictive. En un mot, nous fûmes parfaitement instruits dans l’art de dépenser des millions avant d’apprendre le talent plus nécessaire de gagner un écu. »


On devine aisément quel fut le résultat d’une pareille éducation, surtout appliquée à une nature aimante et généreuse, à un caractère imprévoyant et irréfléchi. « Les leçons de mon père, dit encore Olivier sous le masque de l’homme noir, m’ayant ainsi purifié de toute espèce de défiance et m’ayant dépouillé du peu de malice que la nature m’avait donnée, je ressemblais assez, à ma première entrée dans ce monde affairé et plein de ruse, à ces gladiateurs que les Romains faisaient descendre sans armure dans l’amphithéâtre. » Et de fait, les première pas qu’il fit seul le montrèrent ce qu’il devait être toute sa vie, le jouet de quiconque voudrait abuser de sa confiance et de sa crédulité. Il avait dix-sept ans, les vacances venaient de finir, et il retournait pour la dernière fois à Edgeworthstown : on le laissa partir seul en lui confiant un cheval qu’il devait renvoyer par une occasion, et on le gratifia d’une guinée. Il n’avait jamais été si riche ; aussi résolut-il de voyager à petites journées, en vrai gentilhomme. La nuit venue, il n’était encore qu’à moitié route, à l’entrée de la petite ville d’Ardagh. Il arrêta le premier passant qu’il avisa, et lui demanda d’un ton important où était la meilleure auberge de l’endroit. Le passant, qui vit à qui il avait affaire, eut la malice de lui indiquer la maison du plus riche propriétaire d’Ardagh, M. Featherstone. Olivier y va tout droit ; il carillonne, il commande qu’on mène son cheval à l’écurie et qu’on en ait grand soin. Les domestiques croient voir en lui un visiteur inattendu, ils s’empressent d’exécuter ses ordres et le conduisent au salon. Le maître du logis devine dès les premiers mots la méprise du jeune homme, et découvrant en lui, grâce à ses confidences empressées, le fils d’un ancien camarade d’université, il défend qu’on le détrompe. Olivier, charmé de la tenue de la maison et de la déférence qu’on lui montre, commande un souper délicat, fait apporter du vin fin, et invite l’aubergiste supposé, sa femme et ses filles, à prendre leur part du festin. En se retirant, il recommande qu’on l’éveille et qu’on prépare un pâté chaud pour son déjeuner. Ce ne fut qu’au moment de partir, et quand il demanda la carte à payer, qu’il fut averti de son erreur. Il était plus tard le premier à rire de cette équipée, et il en a fait le nœud d’une de ses comédies : les Méprises d’une Nuit.

L’âge était arrivé pour Olivier d’entrer à l’université ; mais deux événemens vinrent à ce moment même bannir de la maison paternelle l’heureuse aisance qui y régnait depuis quelques années. Le fils aîné, Henri, après avoir suivi avec honneur les cours de l’université et avoir conquis le titre de scholar, qui devait le conduire à une chaire universitaire ou à une prébende, paya tribut à son tour au mauvais génie de la famille : à l’exemple de son père, il fit un mariage d’amour, sacrifiant à sa passion son titre de scholar et l’avenir qui s’ouvrait devant lui. Il vint à vingt-deux ans s’établir à Pallas, où il ouvrit une petite école et où sa vie s’écoula dans les modestes fonctions de desservant, au traitement de 40 livres par an. Ainsi s’évanouirent les espérances que la famille avait fondées sur ce fils si sage, si vertueux, si bien doué, et pour l’éducation duquel elle s’était imposé tant de sacrifices. Ce n’est pas tout. Henri fut chargé de terminer l’éducation du fils d’un riche propriétaire : le jeune Hodson connut ainsi la sœur d’Henri, Catherine, s’en éprit, et l’épousa secrètement. Grandes furent la surprise et la douleur des deux familles quand le mariage fut déclaré. Les deux amans n’avaient obéi qu’à leur amour mutuel ; mais la disproportion des fortunes était telle qu’on pouvait croire à une intrigue de la part des parens de la jeune fille. Pour aller au-devant de tout soupçon injurieux, Charles Goldsmith s’engagea à constituer à sa fille un douaire égal à la provision qui serait faite au jeune Hodson. Il tint scrupuleusement sa promesse, mais au prix du plus clair de son revenu, et il se trouva hors d’état d’assurer le sort de ses autres enfans, que cet excès de délicatesse voua pour toujours à la pauvreté.

Il ne fallait donc plus songer à envoyer Olivier à l’université comme pensionnaire, ainsi que l’on avait fait de son frère : il ne pouvait plus y entrer que comme boursier. À cette époque, les boursiers n’étaient pas seulement distingués des autres élèves par quelques différences dans le costume : ils étaient de plus astreints à diverses obligations dont on les a dispensés depuis, et dont les plus pénibles étaient de balayer les cours le matin, de servir les professeurs à table, et de ne manger qu’après que ceux-ci s’étaient retirés. L’amour-propre d’Olivier se révolta à l’idée d’entrer à l’université à de telles conditions : il fallut pour l’y décider les exhortations et l’influence de son oncle Contarine, qui lui-même avait été boursier autrefois, et qui ne manqua pas de s’en faire un argument. Olivier concourut donc pour une bourse, et il l’obtint, ce qui prouve qu’en somme ses premières études avaient été bonnes. À l’université, il se montra ce qu’il avait été au collège, un étudiant peu diligent et médiocrement studieux, auquel on ne pouvait refuser une vive intelligence, mais qui ne tirait point parti de ses facultés. Il esquivait le plus qu’il pouvait les leçons des professeurs, et il employait le temps qu’il dérobait aux études à regarder les passans, assis sur le seuil de Trinity-College, ou dans sa chambre à lire de bons auteurs anglais. Il se prenait parfois d’une ardeur extrême pour le grec, puis le délaissait des mois entiers. S’agissait-il de rendre en vers une ode d’Horace ou un morceau de Virgile, personne ne pouvait s’en acquitter aussi bien que lui : en revanche, il avait en aversion les mathématiques, qui étaient en grand honneur à l’université, et il ne goûtait guère mieux la métaphysique. « À cette époque, dit l’homme noir en parlant de ses études, mon imagination et ma mémoire étaient loin d’être rassasiées, et elles étaient plus impatientes d’acquérir des connaissances nouvelles que désireuses de raisonner sur celles que j’avais déjà. »

C’était pour Olivier un grand sujet de chagrin que d’être boursier : il en était d’autant plus mortifié, qu’il avait retrouvé à l’université des camarades de pension, des voisins, et même des parens éloignés. Les obligations imposées aux boursiers froissaient sa fierté ; il en garda toujours un souvenir pénible, et il y fait allusion dans plusieurs de ses ouvrages. « N’est-ce point l’orgueil lui-même, dit-il dans son Essai sur la Littérature polie, qui a soufflé aux professeurs de nos universités l’absurde fantaisie de se faire servir à leurs repas et dans d’autres occasions publiques par les pauvres jeunes gens qui, désireux de s’instruire, profitent des bourses fondées par la charité. Quelle contradiction que d’enseigner aux gens les arts libéraux et de les traiter en même temps comme des esclaves, de leur faire étudier la liberté et pratiquer la servitude ! » La pénurie vint bientôt s’ajouter à ses autres ennuis ; il perdit son père quelques mois après son entrée à l’université, et les petits envois d’argent qui lui étaient faits quelquefois par sa famille cessèrent entièrement ; il lui aurait même fallu quitter l’université sans un peu d’aide que lui donna son oncle Contarine. Aussi il lui arriva plus d’une fois de mettre en gage ses effets et ses livres, quand il s’était laissé aller à quelque dépense imprudente. Ce n’est point qu’il cherchât à se procurer des plaisirs que sa position de fortune lui interdisait ; mais, bon, généreux et confiant, il se laissait aisément dépouiller du peu qu’il possédait par des amis peu scrupuleux. Les pauvres surtout étaient pour ses modestes finances une cause perpétuelle de ruine. Dès cette époque, il lui était impossible de rencontrer un malheureux sans lui donner tout ce qu’il avait d’argent. Les mendians de Dublin le reconnaissaient à son costume de boursier, à sa robe noire sans manches, à son chapeau rouge, et lui faisaient fréquemment cortège. Une matinée d’hiver, un des camarades d’Olivier le trouva blotti dans la plume de son matelas, qu’il avait décousu ; la veille, Olivier avait été abordé par une pauvre femme accompagnée de plusieurs petits enfans qui se mouraient de faim et de froid : n’ayant rien à leur donner, il les avait amenés jusqu’au collège, et leur avait jeté par la fenêtre de sa chambre ses draps et ses couvertures.

Lorsqu’une de ces libéralités irréfléchies avaient mis ses finances en désarroi, lorsque la bourse de ses amis était à sec, lorsqu’il avait engagé ses livres et ne pouvait plus, comme le disait un de ses professeurs, mulare quadrata rotundis, il lui restait encore une ressource : c’était de composer une ballade sur les événemens du jour. Il y avait dans Montrath-Street, à l’enseigne du Renne, un libraire qui publiait de petits livres à l’usage des classes populaires, et qui lui achetait toutes ses ballades à raison de 5 shillings. Le pauvre garçon se cachait soigneusement d’écrire des choses aussi profanes : un pareil emploi de son temps eût scandalisé toute l’université, et pourtant il y avait au fond de son cœur une invincible tendresse pour ces enfans désavoués de sa veine. Il lui arrivait de passer des soirées entières à suivre de rue en rue les musiciens ambulans pour leur entendre chanter sa dernière ballade, et si la foule criait bravo, si les auditeurs en s’éloignant fredonnaient un de ses couplets, Olivier ravi regagnait d’un pas plus léger son humble couchette.

Telles étaient du reste l’insouciance de son caractère et son ingénuité, qu’un rien suffisait à le distraire des peines les plus vives. Un étudiant noble s’était-il permis quelque allusion humiliante à sa pauvreté, avait-il subi les reproches d’un professeur, était-il atteint d’un accès de nostalgie : il s’enfermait dans sa chambre, prenait sa flûte, dont il jouait agréablement, et au bout d’une heure il était redevenu le plus léger, le plus étourdi, le plus bruyant des étudians. Nombre de ses camarades recherchaient sa société, parce que nul n’aimait plus à rire, à dire et à faire des folies, et ne savait mieux chanter un gai refrain. Malheureusement aussi nul n’était plus faible et plus facile à se laisser entraîner. En mai 1747, les étudians, qui croyaient avoir à se plaindre de la police, se saisirent de quelques constables, les rouèrent de coups et leur firent prendre un bain dans les réservoirs de l’université. Plusieurs furent expulsés à la suite de cet esclandre, d’autres furent condamnés à une réprimande publique. Olivier fut du nombre de ces derniers. Ce ne fut pas sa seule équipée ; il avait pour répétiteur un des dignitaires de l’université, le docteur Wilder, homme violent et emporté, que ses passions conduisirent à une fin tragique. Celui-ci traitait avec une sévérité vraiment décourageante un élève dont il aurait tout obtenu par la douceur : en outre, il ne prisait que les mathématiques, et les goûts d’Olivier étaient tout littéraires. Ce fut bientôt une guerre acharnée entre l’élève et le maître. Un jour, il y avait réunion dans la chambre de Goldsmith, on y buvait du punch en dépit des règlemens, on y chantait, et le tapage était grand. Averti par le bruit, le docteur Wilder arrive, et sa vue met en fuite les coupables. Olivier, accablé de reproches et poussé à bout, répond par une impertinence ; le professeur, irrité, le jette à terre d’un coup de poing. C’était plus qu’Olivier ne pouvait supporter. Il se persuade qu’il ne peut rester à l’université après un tel affront, il vend ses livres, il emprunte à ceux de ses camarades qui lui ouvrent leur bourse, et le voilà parti furtivement. Où allait-il ? Il n’en savait rien : sa seule idée était de gagner les côtes et de s’embarquer pour l’Amérique. Ses faibles ressources furent bientôt épuisées. En approchant de Cork, il n’avait plus en poche qu’un seul shilling sur lequel il vécut trois jours ; son dernier penny dépensé, il erra encore un jour ou deux sans prendre de nourriture, et il serait mort de faim si une jeune fille, le voyant de grand matin hâve, exténué et se soutenant à peine, ne lui avait donné une assiette de petits pois. Ce souvenir demeura gravé dans son esprit, et aux derniers jours de sa vie, il parlait encore du bonheur avec lequel il avait dévoré ce plat de petits pois. Vaincu par la famine, il prit le parti d’écrire à son frère. Henri accourut, le fit soigner, l’habilla de neuf et le reconduisit lui-même à l’université, où il parvint à le réconcilier avec le docteur Wilder.

Le 27 février 1749, Olivier fut reçu bachelier ès-arts. Pleins de confiance dans ses facultés brillantes et sa facilité, ses parens avaient compté qu’il s’ouvrirait la voie des honneurs universitaires : les succès qu’il avait obtenus dans les examens, chaque fois qu’il s’était préparé sérieusement, autorisaient ces espérances, qui furent trompées, car Olivier fut reçu le dernier de sa promotion. Il revint dans sa famille, et comme sa mère, réduite à une extrême pauvreté, avait peine à suffire à l’entretien de ses plus jeunes enfans, il résidait le plus habituellement auprès de son frère Henri, qu’il aidait dans la direction de son école. Deux années s’écoulèrent ainsi dans une oisiveté presque complète : il employait une partie de ses journées à lire des récits de voyages, des contes et des romans, il passait le reste du temps à visiter ses parens et ses amis ; puis il donnait rendez-vous dans une auberge aux jeunes désœuvrés du pays, et les soirées s’écoulaient à jouer au whist, à chanter des chansons et à échanger des plaisanteries de village. Dans cette société, à laquelle il était fort supérieur par l’éducation et l’intelligence, il contracta une certaine vulgarité de manières dont la fréquentation de la bonne compagnie ne put jamais le corriger. Ajoutons que les plaisirs de Londres ne valurent jamais non plus, à ses yeux, les divertissemens de sa jeunesse.


« Quand je songe, dit-il dans un de ses essais, aux champs où la première partie de ma vie s’est écoulée au sein de la solitude et loin de toute ambition, je ne puis me défendre d’un certain chagrin à la pensée que ces jours heureux ne doivent jamais revenir. Dans cette retraite, la nature entière semblait contribuer à mes plaisirs. Je ne raffinais pas alors sur le bonheur : j’étais charmé des plus gauches efforts d’une gaieté rustique, je regardais les énigmes comme la production la plus haute de l’esprit humain, et jouer aux propos interrompus me paraissait la façon la plus raisonnable d’employer une soirée. Je serais trop heureux, si une illusion aussi charmante pouvait durer encore. L’âge et l’expérience, à mon avis, n’ont d’autre effet que de nous aigrir le caractère. Mes divertissemens peuvent être plus raffinés aujourd’hui ; ils sont infiniment moins agréables. Le plaisir que le meilleur acteur peut me faire n’est point à comparer à celui que me donnait un farceur de village en contrefaisant le sermon d’un quaker. La voix de la plus habile chanteuse me paraît manquer d’harmonie quand je songe à la vieille servante qui me chantait les ballades du pays. »


Si douce et si agréable que fût pour lui cette existence désœuvrée, elle ne pouvait se prolonger. Les parens d’Olivier le pressèrent d’entrer dans les ordres. L’église avait toujours été la carrière de prédilection des Goldsmith ; un de leurs cousins venait d’être élevé à la dignité de doyen de Cloyne, et pourrait le protéger. Olivier ne se sentait aucune vocation pour l’état ecclésiastique, il se reconnaissait incapable d’en pratiquer les vertus, et le costume seul lui inspirait une aversion ridicule, mais insurmontable. Il se rendit cependant aux désirs des siens, et alla se présenter devant l’évêque d’Elphin. À sa grande joie, l’évêque refusa de l’ordonner, parce qu’il était trop jeune. Peut-être aussi l’évêque trouva-t-il qu’Olivier n’avait pas une gravité suffisante ; peut-être avait-il entendu parler de ses équipées à l’université. Olivier ne voulut point approfondir les causes d’un refus qui le comblait d’aise, et revint au plus vite annoncer son échec. Son oncle Contarine lui procura aussitôt une place de précepteur dans une des plus riches familles du comté de Roscommon. Les habitudes sédentaires de cette famille et la contrainte continuelle qu’il fallait s’imposer lui rendirent le métier de précepteur insupportable. Au bout d’un an, il demanda son congé ; on lui compta trente guinées et on lui fit présent d’un bon cheval. À la tête d’une pareille fortune, il ne songea point à retourner chez ses parens. Le moment lui parut arrivé de réaliser les projets de voyage qui avaient toujours occupé son esprit. Il se rendit tout droit à Cork, vendit son cheval en arrivant, et alla incontinent retenir sa place à bord d’un navire qui partait pour l’Amérique. Par une juste défiance de son incurable prodigalité, il voulut payer d’avance le prix de son passage. Le vent était contraire, et il ne changea pas de plusieurs jours. Que faire à Cork ? Le capitaine présenta Olivier dans plusieurs maisons. Olivier, qui se liait aisément, eut bientôt fait des amis par lesquels il se laissa emmener à la campagne. Quand il revint à Cork, il n’y retrouva plus le navire : le vent était tout à coup devenu bon, et le capitaine, après avoir fait chercher partout son passager, s’était décidé à partir sans lui. Il ne restait à Goldsmith qu’une couple de guinées ; il acheta un cheval hors d’âge, qu’il baptisa du nom de Fiddleback à cause de son excessive maigreur, et il reprit lentement le chemin de Ballymahon avec 5 shillings dans sa poche. En route, il vint à songer à un de ses anciens condisciples qui l’avait souvent invité à venir chez lui, lorsqu’ils étaient à l’université ; il résolut d’aller lui demander assistance. Son ami commença par le recevoir à bras ouverts, puis, découvrant en lui un emprunteur, changea aussitôt de conduite et de langage. Il fit souper Olivier avec du petit-lait et du pain noir, et le lendemain, au lieu de lui prêter de l’argent, lui donna un bon conseil : « Défaites-vous de votre cheval, lui dit-il ; je puis vous en fournir un qui ne vous coûtera point à nourrir et vous conduira partout où vous voudrez aller. » Et il présenta à Olivier un gros bâton de chêne. D’autres demeures furent plus hospitalières, et après une disparition de six semaines, Olivier fit son entrée à Ballymahon perché sur le fidèle Fiddleback. Il n’osa point se présenter tout d’abord devant sa mère après cette nouvelle mésaventure, et pour la fléchir il lui adressa le récit de sa folle expédition dans une lettre qui peut soutenir la comparaison avec les meilleurs chapitres du Vicaire de Wakefield.

Voilà donc l’enfant prodigue revenu encore une fois à la maison. Le gronder était chose facile, mais ne menait à rien. Il reconnaissait ses torts de la meilleure foi du monde, il renchérissait sur tous les reproches qu’on pouvait lui faire. Il n’y avait pas moyen de tenir rigueur à une nature si douce, si confiante et si bonne. Il fallait cependant lui trouver une carrière. Un conseil de famille fut tenu : puisque Olivier ne convenait pas à l’église, et que l’enseignement ne lui convenait pas, n » pouvait-il essayer du barreau ? Il fut décidé qu’il retournerait à Dublin pour y suivre les cours de droit : l’oncle Contarine, toujours indulgent, lui donna 50 guinées pour ses dépenses d’une année. Olivier n’était point encore au bout de ses mésaventures. En entrant dans Dublin, il fit rencontre d’une ancienne connaissance : c’était un de ses compatriotes, un mauvais sujet, qui, flairant en lui une dupe, l’entraîna dans une maison de jeu et le dépouilla de son dernier shilling. La confusion d’Olivier fut au comble quand il se vit sur le pavé de Dublin sans un écu. Il ne savait quel parti prendre, et plusieurs jours s’écoulèrent avant qu’il eût le courage d’annoncer à sa famille ce qui lui était arrivé. Il n’osa point écrire à sa mère, ce fut à son oncle Contarine qu’il s’adressa, et cet excellent homme fut comme toujours le premier à lui pardonner. Olivier revint passer quelques mois auprès de son frère ; mais une discussion assez vive qu’il eut avec Henri lui fit comprendre la nécessité de s’éloigner et de se créer enfin une carrière. Sur le conseil de son cousin, le doyen de Cloyne, il résolut d’étudier la médecine, et demanda à être envoyé à Edimbourg, dont l’enseignement médical était alors en grande réputation. On se rendit à son désir. Son oncle, son frère, son beau-frère Hodson, s’engagèrent tous à contribuer à son entretien ; mais on eut cette fois la précaution de ne lui donner que l’argent nécessaire au voyage, en lui annonçant qu’on lui ferait parvenir sa petite pension à mesure de ses besoins. L’expédient réussit : Olivier arriva sans encombre à Edimbourg en octobre 1752. En descendant du coche, il déposa ses effets dans la première hôtellerie qu’il aperçut, et, pressé de voir la ville, il sortit aussitôt, sans s’informer du nom de l’hôtelier ni même du nom de la rue où celui-ci demeurait. Quand il se fut bien promené et que l’heure de dîner fut venue, il lui fut impossible de retrouver son chemin. Il erra jusqu’au soir de rue en rue, et il était menacé de coucher à la belle étoile lorsqu’un heureux hasard lui fit rencontrer le commissionnaire qui le matin avait porté son petit bagage.

Goldsmith passa dix-huit mois à Edimbourg. Il paraît y avoir assez bien employé son temps. Dans le petit nombre de ses lettres qui ont été conservées, il parle avec une admiration sincère du professeur d’anatomie Munro, et le jugement qu’il porte sur les autres professeurs atteste une certaine assiduité aux cours. La chimie était l’étude qui lui plaisait le plus, et il se lia assez étroitement avec Joseph Black, qui devait s’illustrer par des découvertes considérables dans cette science. Plusieurs des compagnons d’études de Goldsmith à Edimbourg, les docteurs Farr et Sleigh, M. Lauchlan Macleane, qui devait plus tard faire figure dans la politique, gardèrent bon souvenir de leurs relations avec lui, et demeurèrent ses amis. Ce n’est pas qu’il fût devenu un modèle de régularité : il avait retrouvé en Écosse un certain nombre de compatriotes, et avec eux il ne recherchait que la réputation d’un gai convive et d’un bon compagnon. On se donnait rendez-vous dans une taverne pour chanter des chansons irlandaises, et tourner en dérision l’avarice, la raideur et l’hypocrisie des Écossais. Sur ce sujet, Goldsmith ne tarissait pas : il avait toujours prêt un bon mot ou un couplet contre l’Écosse. Quel que fût son goût pour les réunions joyeuses, il n’eut néanmoins aucune faute grave à se reprocher. De temps en temps, l’ennui le prenait : il faisait alors une excursion de quelques jours dans les Highlands ou dans le nord de l’Angleterre, puis il revenait à ses livres. Quand il crut n’avoir plus rien à apprendre à Edimbourg, il fit agréer à son oncle le projet d’aller passer quelques mois à Paris, puis ensuite à Leyde, où il se proposait d’entendre le célèbre Albinus. Il se promettait d’autant plus de fruit de ce voyage, qu’il savait assez bien le français. Après avoir réuni 33 guinées, il se rendit à Leith pour chercher les moyens de passer en France. Il ne trouva dans le port qu’un navire à destination de Bordeaux : ce n’était pas le chemin le plus direct pour aller à Paris ; mais le capitaine l’ayant assuré qu’il trouverait à son bord excellente compagnie, Goldsmith, qui n’y regardait pas de si près, se laissa persuader et retint son passage. Il était à la veille de s’embarquer, lorsqu’il fut arrêté à la requête d’un tailleur. Avec son imprudence ordinaire, il avait répondu pour un de ses amis qui négligea de tenir ses engagemens. Il passa quinze jours en prison. Dans une lettre à son oncle, il représente ce contre-temps comme le plus grand bonheur qui pouvait lui arriver : en effet, le navire sur lequel il devait s’embarquer fit naufrage à l’entrée de la Gironde et se perdit corps et biens. Mis en liberté, Goldsmith s’embarqua pour Rotterdam, d’où il gagna Leyde. Il trouva les professeurs de cette ville, à l’exception d’Albinus et de Gaubius, fort au-dessous de leur réputation et inférieurs de tous points aux professeurs d’Edimbourg. Aussi consacra-t-il beaucoup moins de temps à leurs leçons qu’à l’étude de la langue et de la littérature françaises, et à l’observation des mœurs du pays. Ses lettres à son oncle et plusieurs passages de ses écrits contiennent sur la Hollande et le caractère de ses habitans les appréciations les plus justes et les plus fines. On ne doit point trop s’en étonner : les esprits les plus réfléchis et les plus positifs ne sont pas les mieux doués pour l’étude des mœurs ; ils sont trop portés à juger ce qu’ils voient d’après des idées préconçues, à ramener toutes les actions des hommes à un calcul. Goldsmith voyait juste et bien, précisément parce qu’il ne prétendait point au titre d’observateur, parce qu’il obéissait uniquement à la curiosité qui était un des traits dominans de son caractère. Il n’avait de parti-pris sur rien, et, quelque part qu’il se trouvât, il arrivait disposé à tout admirer. C’était presque toujours à ses dépens qu’il apprenait à connaître le mauvais côté des hommes et des choses. Avec son humeur inquiète, ses habitudes de dissipation, son goût pour les plaisirs peu coûteux, sa facilité à se lier, il pénétrait un peu partout et frayait avec tout le monde. Il n’entrait point dans une hôtellerie sans faire causer l’aubergiste ; il ne rencontrait pas un paysan sans l’arrêter et lui demander son histoire. Or, pour bien juger une nation, il n’est rien de tel que de voir de près les mœurs du peuple : les hautes classes de la société se ressemblent à peu près partout par l’effet naturel de l’éducation, qui est sensiblement la même dans tous les pays civilisés ; les classes populaires gardent plus fidèlement la physionomie nationale, et les différences de caractère s’accusent chez elles par des traits plus prononcés et plus faciles à saisir.

On ne connaît guère sur le séjour de Goldsmith à Leyde que les détails fournis par un de ses compatriotes, le docteur Ellis, qui y étudiait en même temps. Il recherchait assidûment la compagnie des professeurs et des hommes instruits de la ville, et il en était bien accueilli ; une grande partie de son temps se passait en entretiens sur la littérature et les sciences. Sa pauvreté était plus grande encore qu’à Edimbourg : non-seulement la vie était beaucoup plus chère à Leyde qu’en Écosse, mais l’éloignement et la difficulté des communications ne lui permettaient de recevoir que très rarement des secours de sa famille. Il donnait à l’occasion des leçons d’anglais, mais cette ressource précaire lui manquait souvent. Dans ses jours de détresse, il recourait à la bourse des trois ou quatre étudians anglais qu’il avait trouvés à Leyde ; parfois aussi il se laissait aller à tenter la chance du jeu. La Hollande était alors par excellence le pays des joueurs ; les moindres villes étaient remplies de maisons de jeu que fréquentaient toutes les classes de la société. Un jour, Goldsmith montra au docteur Ellis une somme considérable qu’il avait gagnée la veille ; Ellis lui donna le conseil de la mettre de côté, parce qu’elle pouvait suffire pour longtemps à ses besoins. Goldsmith se déclara tout à fait de cet avis ; mais, à la première invitation qui lui fut faite, il joua de nouveau et reperdit tout ce qu’il avait gagné. Cependant une année s’était écoulée depuis son arrivée à Leyde, où il s’était proposé de ne séjourner que quelque mois ; le moment était venu de retourner en Irlande, et il n’avait point pris, faute d’argent, le grade de docteur. Goldsmith se dit qu’il ne pouvait rentrer dans son pays sans avoir vu Paris, où enseignaient alors Farhein, Petit et Duhamel Dumonceau. À quoi lui aurait servi d’avoir étudié à fond la langue française, s’il ne profitait pas d’une connaissance aussi utile ? Il emprunta donc au docteur Ellis la somme nécessaire pour se rendre à Paris. En quittant son ami, il passa devant l’établissement d’un fleuriste qui prétendait vendre à bon marché des oignons de tulipes rares. Goldsmith se souvint tout à coup de la passion de son oncle Contarine pour les fleurs, et crût trouver une excellente occasion de témoigner sa reconnaissance à son parent. Il acheta toute une collection d’oignons de tulipes pour les envoyer en Irlande. Cette emplette épuisa presque complètement sa bourse ; il n’en persista pas moins dans ses projets de voyage. La mort toute récente du baron Louis de Holberg venait de ramener l’attention sur les débuts de cet homme célèbre. On rappelait que, fils d’un simple ouvrier, il avait appris seul à lire, qu’à l’âge de dix-sept ans il avait entrepris de faire le tour de l’Europe, et qu’il avait exécuté son dessein à pied, sans autre ressource qu’une voix agréable et un peu de talent pour la musique. Goldsmith, qui a raconté l’histoire de Holberg, pensa qu’il en pouvait faire autant que lui : il était jeune, vigoureux, quoique de petite taille, et familiarisé depuis longtemps avec la pauvreté et les privations ; il savait plusieurs langues et pouvait, au besoin, tirer parti de ses connaissances médicales. Il quitta donc Leyde en février 1755 et se mit en route pour la France à petites journées. Il visita Bruxelles, Anvers, puis Louvain, où il passa quelques mois ; on croit même qu’il y subit un examen de médecine. On sait très peu de chose de son séjour en France. Goldsmith, même quand il fut arrivé à la célébrité, ne faisait point difficulté de raconter les expédiens auxquels la pauvreté l’avait réduit ; mais ses amis de haut parage lui firent honte de ces sortes de confidences, comme si elles pouvaient jeter sur lui quelque discrédit. Goldsmith, avec sa docilité ordinaire, en crut leurs conseils ; il poussa même le soin jusqu’à effacer dans les dernières éditions de ses ouvrages les allusions à sa vie passée qui avaient pu lui échapper. Il nous apprend cependant lui-même qu’il suivit à Paris le cours de chimie de Rouelle, et il paraît avoir été présenté à Voltaire : du moins il ne parle jamais du grand écrivain que comme d’une personne qu’il a connue et avec laquelle il a conversé. Il quitta Paris à la suite d’un gentilhomme anglais qui allait faire un voyage en Suisse. Il parcourut avec lui la Lorraine, la Franche-Comté, l’Alsace, le duché de Bade et toute la Suisse jusqu’à Genève. Là une séparation eut lieu : Goldsmith était trop près de l’Italie pour résister à la tentation de la visiter. Il poursuivit donc son voyage à pied, il traversa les états de Venise, le Tyrol, et pénétra jusqu’en Carinthie ; découragé par la grossièreté des habitans et leurs mœurs peu hospitalières, il revint bientôt sur ses pas et parcourut la Lombardie, la Toscane et le Piémont. Il paraît avoir séjourné quelque temps à Padoue, dont l’université avait alors une célébrité européenne, et y avoir pris le grade de docteur. La façon dont il subvenait : à ses dépenses mérite d’être rapportée. C’était alors l’usage, dans les universités et les couvens d’Italie, que les jours de thèse, du lever au coucher du soleil, les candidats au doctorat se tinssent prêts à argumenter contre tout venant, et tout argumentant étranger qui se présentait et faisait preuve de quelque capacité avait droit à une petite rétribution en argent, à un dîner et à un lit pour la nuit. Le premier soin de Goldsmith, en arrivant dans une ville, était de s’enquérir s’il y aurait prochainement une soutenance de thèses, afin de gagner, à la pointe de sa logique, de quoi poursuivre sa route ; mais, quand il eut franchi les Alpes et pénétré dans le midi de la France, il lui fallut renoncer à ce moyen ingénieux de pourvoir à ses besoins. Sa flûte, qui jusque-là n’avait été pour lui qu’une distraction, devint alors sa principale ressource. Il cheminait toute la journée ; quand la nuit approchait, il s’arrêtait dans le voisinage de quelque ferme de bonne apparence et jouait les airs les plus gais de son répertoire. Les paysans ne manquaient jamais de venir sur leur porte, d’encourager le musicien à recommencer, et de lui offrir, pour prix de sa complaisance, une place au souper et un lit. Goldsmith, dans son poème du Voyageur, a peint cette scène qui se renouvelait tous les jours.


« Que de fois les sons enroués de ma flûte ont conduit la danse joyeuse dans les pays où la Loire murmure, où de grands ormes croissent le long du fleuve, où l’onde rafraîchit le souffle du zéphyr ! Musicien inhabile, en vain mes rudes accords bravaient toute mesure, et mettaient les danseurs en défaut : tout le village n’avait qu’une voix pour vanter mon talent, et dansait, oublieux des heures qui s’enfuyaient. »


Grâce à l’hospitalité des paysans français, dont il s’est plu à célébrer le bon cœur et la générosité, Goldsmith put traverser toute la France, et au printemps de 1756 il débarquait à Douvres. Il était alors dans sa vingt-huitième année. Le jour où il touche le sol de l’Angleterre, la vie du vagabond sans souci, qu’entraînaient le caprice et le goût des aventures, est terminée ; celle de l’homme de lettres va commencer.


II

On ne sait comment fit Goldsmith pour se rendre de Douvres à Londres : on a prétendu, mais sans preuve aucune, qu’il s’était engagé dans une troupe de comédiens ambulans. Il arriva dans la grande capitale, comme il le disait lui-même, « sans argent, sans amis, sans recommandations et sans impudence. » Ce fut en vain qu’il écrivit à sa famille : depuis un an, celle-ci n’avait point entendu parler de lui, et une pauvreté croissante la mettait hors d’état de lui venir en aide. On ignore comment il trouva le moyen de subsister. Dix ans plus tard, dînant chez de grands personnages, il frappa de surprise toute la compagnie en commençant un récit par ces mots : « Quand je vivais avec les mendians d’Axe-Lane. » La première profession à laquelle il songea pour avoir du pain fut celle de maître d’études. Il se présenta sous un nom supposé dans un pensionnat des environs de Londres : on lui demanda s’il pouvait se recommander de quelqu’un ; il donna l’adresse du docteur Radcliff, un de ses anciens professeurs de Dublin, auquel il écrivit le jour même pour le prier de ne pas dévoiler son mensonge, et de laisser sans réponse la demande de renseignemens qui lui serait faite. Il espérait dans l’intervalle mériter par sa bonne conduite d’être conservé ; mais le silence du docteur Radcliff fut interprété contre lui, et il perdit sa place. Il pensa alors à entrer comme préparateur dans une pharmacie ; mais le manque de recommandation le fit partout éconduire. Enfin un pharmacien nommé Jacob, touché de son dénûment et de sa candeur, et découvrant par ses réponses qu’il savait réellement la chimie, consentit à le prendre avec lui. Il était depuis quelques mois dans cette humble position, lorsqu’il rencontra un de ses camarades d’Edimbourg, le docteur Sleigh. Celui-ci lui fit le meilleur accueil, l’exhorta à quitter la pharmacie pour la médecine, et lui donna de quoi acquérir un habit noir, une perruque et une canne, c’est-à-dire les trois quarts de la science du médecin. Malheureusement un praticien qui débute, qui n’a point d’amis pour le vanter ni d’aplomb pour se faire valoir, est sûr de n’avoir d’autres cliens que les pauvres. Ainsi arriva-t-il de Goldsmith, qui ne payait pas de mine, et dont l’humble logis trahissait la pauvreté ; il n’était appelé que par les indigens, et, avec le caractère qu’on lui a vu, il était plutôt d’humeur à donner à ses malades le peu qu’il avait qu’à leur réclamer ses honoraires. Les pauvres sont d’ordinaire reconnaissans de ce que l’on fait pour eux : un ouvrier imprimeur que Goldsmith avait soigné avec sa bonté ordinaire, et qui avait pénétré le secret de sa misère, lui donna le conseil de s’adresser à l’imprimeur chez lequel lui-même travaillait, qui était un homme riche, bienfaisant et secourable. C’était Richardson, l’auteur de Clarisse Harlowe. Goldsmith obtint d’utiliser comme correcteur d’épreuves ses loisirs trop fréquens. Il rencontra chez Richardson l’auteur des Nuits, Young, alors le poète à la mode, qui daigna quelquefois causer avec l’humble correcteur. L’ambition littéraire de Goldsmith se réveilla : à Leyde comme à Edimbourg, il n’avait pas cessé de faire des vers, et de Genève il avait adressé à son frère la première ébauche du Voyageur. Il commença une tragédie dont il écrivit au moins trois actes, et dont il soumit des fragmens à son patron. Il ne paraît pas que Richardson ait encouragé cet essai, dont aucune trace n’a pu être retrouvée ; Goldsmith l’aura sans doute détruit, comme toutes les œuvres de sa jeunesse. Du reste, ni son travail de correcteur ni ses ordonnances ne suffisaient à le faire vivre ; sa détresse était si grande qu’ayant fait un large accroc à son habit, il ne put s’acheter un nouveau vêtement et dut faire raccommoder l’ancien. Quand il était appelé quelque part, il avait soin de tenir son chapeau contre sa poitrine, afin de dissimuler la pièce malencontreuse. Un érudit ayant laissé par testament une rente de 300 guinées pour le savant qui voudrait aller déchiffrer les inscriptions gravées sur certaines montagnes d’Arabie, Goldsmith médita de tenter l’aventure, quoiqu’il ne sût pas un mot des langues orientales. Il était encore poursuivi par cette folle pensée, lorsqu’il retrouva à Londres un autre de ses camarades d’Edimbourg : c’était le fils du docteur Milner, qui tenait à Peckham, aux environs de Londres, un pensionnat en grande réputation. Milner proposa à Goldsmith de suppléer son père, qui était fréquemment malade : cette offre fut acceptée avec empressement par le poète, dont toute l’ambition, a-t-il dit lui-même, était alors de vivre. Goldsmith se fit bientôt aimer des élèves : il avait toujours des histoires à leur raconter pendant les récréations ; il jouait de la flûte pour les distraire, il était indulgent sur la discipline, et, pour peu qu’il fût en fonds, il ne fallait pas le prier beaucoup pour qu’il régalât tout le monde de gâteaux ou de fruits. Le reste de ses appointemens passait en aumônes à tous les pauvres qu’il trouvait sur son chemin, et, s’il avait une emplette à faire, il était presque toujours obligé de demander une avance. Mme Milner lui disait alors en riant : « Il vaudrait mieux pour vous, monsieur Goldsmith, me laisser prendre soin de votre argent, comme je fais pour quelques-uns de nos jeunes gens. » Et Goldsmith répondait avec bonhomie : « Vous avez bien raison, madame ; j’en aurais aussi grand besoin qu’eux. »

Le docteur Milner était en relation avec le libraire Griffiths, fondateur de la Revue Mensuelle, le premier recueil littéraire qui ait réussi à vivre en Angleterre ; il fournissait quelquefois des articles à la Revue et Griffiths venait de temps en temps dîner à Peckham. Goldsmith eut donc occasion de voir le libraire, et les connaissances variées qu’il déploya dans la conversation donnèrent à celui-ci l’idée de se l’attacher comme collaborateur. Le parti tory venait de fonder la Revue Critique pour faire concurrence à la Revue Mensuelle, et en avait confié la direction à un homme d’un véritable talent, à Smollett. Griffiths éprouvait le besoin de nouveaux aides pour soutenir la lutte : il offrit à Goldsmith la table et le logement chez lui, et un traitement fixe s’il voulait écrire pour la Revue Mensuelle. L’engagement fut conclu pour un an ; mais il fut résilié au bout de cinq mois. Griffiths, qui était par-dessus tout un homme d’affaires, croyait avoir acquis Goldsmith corps et âme, et, pour prix d’une maigre pitance, l’écrasait de besogne. Goldsmith écrivait tous les jours au moins depuis neuf heures jusqu’à deux, souvent beaucoup plus tard ; le reste de la journée suffisait à peine pour les lectures indispensables. On lui demanda en effet pour un seul numéro, celui de mai 1757, cinq articles étendus et vingt-trois notices sur des livres nouveaux. Il était donc plus esclave qu’il n’avait jamais été à Peckham ; mais ce qui le révoltait bien plus encore que ces exigences excessives, c’était de voir le libraire allonger ou raccourcir ses articles, en bouleverser l’ordonnance ou en changer les conclusions, et faire remanier par sa femme ceux qu’il ne revoyait pas lui-même. Aucun des articles de la Revue Mensuelle n’est signé ; un registre trouvé dans les papiers de Griffiths a fait savoir cependant ceux qui appartiennent au docteur Milner, ceux qui sont de la main du docteur Granger, un autre des amis de Goldsmith, et ceux qui sont l’œuvre du poète. Parmi ces derniers, il en est de remarquables, notamment ceux qu’il consacra à l’Essai de Burke sur le beau, et aux Odes de Gray. Celui-ci est surtout curieux, parce qu’il fait connaître les idées de Goldsmith sur la poésie avant qu’il eût rien publié lui-même, et prouve ainsi que ces idées ne furent point formées après coup.

Gray, dont on ne lit plus guère qu’une touchante élégie intitulée le Cimetière de Village, était alors fort prisé dans le beau monde, qui saluait en lui le Pindare de l’Angleterre. C’était un de ces lyriques érudits et beaux esprits qui font de l’enthousiasme à froid, cherchent laborieusement un beau désordre, et n’aboutissent avec beaucoup d’efforts et de talent qu’à produire des œuvres artificielles, dépourvues de vie et de réalité. Tout en rendant justice aux mérites de Gray, Goldsmith démontre très bien que les imitateurs trop fidèles de. Pindare ne s’attachent qu’aux procédés matériels, c’est-à-dire au côté éminemment périssable de sa poésie, tandis qu’ils en négligent le côté toujours vivant, et que le vrai moyen d’égaler l’inspiration des anciens, ce n’est pas de la contrefaire, mais de la puiser aux mêmes sources :


« C’est avec regret, disait Goldsmith, que nous voyons des talens si capables de charmer tout le monde se dépenser en efforts qui peuvent tout au plus plaire au petit nombre. Nous ne pouvons voir ce poète nouveau demander la réputation aux lettrés sans être tenté de lui donner le conseil qu’Isocrate répétait à ses élèves : Étudiez le peuple. Cette étude est ce qui a conduit à l’immortalité les grands maîtres de l’antiquité. Pindare lui-même, dont notre moderne lyrique est l’imitateur, semble se régler entièrement sur ce principe. Ses ouvrages s’adaptaient exactement au caractère de ses compatriotes. Irrégulier, enthousiaste, rapide dans ses transitions, (il écrivait pour un peuple inconstant, d’une vive imagination et d’une exquise sensibilité. Il faisait choix des sujets les plus populaires, et toutes ses allusions portent sur des usages qui de son temps étaient parfaitement connus du dernier des Grecs.

« M. Gray n’a point les avantages de l’écrivain grec. Il s’adresse à un peuple qui se laisse malaisément pénétrer par des idées nouvelles, qui s’attache avec obstination aux idées anciennes, qui s’échauffe difficilement, et se refroidit avec une égale lenteur. Rien ne convient moins au caractère de notre nation que cette sorte de poésie qui nous surprend par des élans inattendus, où il faut se hâter de saisir la pensée sous peine de la laisser échapper, et où le lecteur doit avoir sa bonne part de l’enthousiasme du poète pour jouir de ses beautés. Les Odes de M. Gray ont sans doute beaucoup de l’inspiration de Pindare ; mais elles ont pris aussi l’apparente obscurité, les transitions soudaines, les épithètes hasardées de ce grand maître, et dans ces beautés cherchées par l’auteur, la généralité des lecteurs ne verra probablement que des défauts. En somme, ces odes sont dans une certaine mesure une reproduction de ce qu’aujourd’hui Pindare nous paraît être, mais non pas de ce qu’il était pour les états de la Grèce, lorsqu’ils se disputaient l’honneur de l’applaudir, et qu’on voyait Pan lui-même danser au son de ses mélodies. »


Sorti des mains de Griffiths, Goldsmith reprit l’exercice de la profession médicale ; il écrivait de temps en temps dans le Magasin littéraire, recueil récemment fondé par Newbery, et il traduisait pour les libraires des ouvrages français. Sa principale distraction était d’aller quelquefois au café du Temple-Exchange, près de Temple-Bar, où se réunissaient beaucoup de jeunes avocats et de jeunes médecins, et, suivant un usage assez général alors, il s’y faisait adresser ses lettres et y donnait ses rendez-vous, ce qui lui évitait de faire voir la pauvreté de son logement. Il occupait tout près de là une petite chambre dans Fleet-Street, à deux pas de la prison pour dettes. Un matin, il fut surpris de voir entrer dans sa chambre un jeune homme qui lui sauta au cou : c’était Charles, son frère cadet. En écrivant au pays, Goldsmith n’avait pu s’empêcher de parler des hommes célèbres, des auteurs en renom avec lesquels il s’était rencontré : on en avait conclu en Irlande qu’il était en train de faire fortune. Charles, qui venait d’atteindre ses dix-huit ans, et qui avait sa part de l’esprit aventureux de la famille, avait disparu de la maison maternelle pour venir rejoindre son frère à Londres et lui demander de le pousser dans le monde. En trouvant Olivier dans la pauvreté, il ne put retenir l’expression de sa surprise. « Tout viendra en son temps, mon cher enfant, lui dit gaiement Olivier : je finirai par être riche un jour. D’ailleurs, vous le voyez, je ne manque pas tout à fait de pain. Addison, souvenez-vous-en, a écrit son poème sur la campagne de 1707 dans un grenier d’Haymarket, au troisième, et moi, je n’en suis pas encore là ; je ne suis qu’au second étage. » Charles disparut aussi soudainement qu’il était venu : il s’embarqua à bord d’un navire qui partait pour la Jamaïque, et ne revint en Angleterre que trente ans plus tard, après les aventures les plus bizarres.

La vue de Charles réveilla chez Olivier le souvenir de tous les parens, de tous les amis qu’il avait quittés. Dans une lettre à son beau-frère Hodson, il peint éloquemment les atteintes du chagrin dont il souffre, du mal du pays, suivant l’expression même qu’il emploie. Il porte partout ce regret, ce malaise indéfinissable qui lui gâte tous les plaisirs. « Si je gravis, dit-il, la colline d’Hampstead, d’où l’œil embrasse le plus magnifique point de vue, je ne puis nier que cela ne soit beau à voir ; mais combien j’aimerais mieux être sur la petite éminence, en face de notre porte de Lissoy, et avoir devant les yeux ce qui est pour moi le plus délicieux horizon du monde ! » Loin d’être en mesure de revoir ceux qu’il aimait, Goldsmith fut contraint de retourner chez le docteur Milner, et d’y reprendre pour quelques mois des fonctions qui lui étaient extrêmement pénibles. Un morceau souvent cité du Vicaire de Wakefield et plusieurs passages de ses ouvrages attestent le triste souvenir qu’il avait gardé du métier de maître d’étude. Punir et surtout frapper les enfans étaient au-dessus de ses forces. Il fallut pourtant s’y résigner ; mais le docteur Milner, qui lui portait une réelle affection, s’engagea à demander pour lui une place de médecin au service de la compagnie des Indes, et obtint en effet une promesse de l’un des directeurs. En attendant sa nomination, qui ne vint qu’au bout de plusieurs mois, Goldsmith songea à se procurer les moyens de s’équiper et de payer son passage. Il lui fallait pour cela au moins 60 guinées. Il traduisit une couple de romans français pour Griffiths, et il composa son Essai sur la Littérature polie, coup d’œil général sur l’état de la littérature en Europe au XVIIIe siècle, livre agréable et bien fait, mais qui ne trouva de lecteurs qu’après que l’auteur fut devenu célèbre. Quand Goldsmith reçut sa nomination et un ordre de départ pour la côte de Coromandel, il n’avait pas encore ou déjà il n’avait plus l’argent nécessaire à son voyage. Il perdit donc l’occasion d’être placé, sans trop de regrets peut-être, car à cette époque se mettre au service de la compagnie des Indes, c’était s’expatrier pour la vie. Il pensa alors à entrer comme chirurgien dans la marine royale, ce qui lui laissait la chance de revenir en Angleterre après quelques années de séjour aux colonies, et il se présenta à l’examen qu’il fallait subir ; mais son inhabileté de main le fit refuser. Il était condamné à demeurer homme de lettres et à devenir célèbre.

En attendant, il faillit tâter de la prison. Pour se présenter à Surgeons’-Hall et subir l’examen, il lui avait fallu un habillement convenable. Non-seulement il n’avait pas le moyen de s’acheter des effets neufs, mais il ne pouvait s’en procurer à crédit. Il demeurait alors dans Green-Arbour-Court, dans une petite chambre, à laquelle il arrivait par un escalier qu’il appelait lui-même son casse-cou, et où il n’avait qu’un lit, une table et une chaise : quand il lui venait un visiteur, Goldsmith était obligé de s’asseoir sur l’appui de la croisée. Le tailleur refusa de livrer des habits à un homme aussi mal logé, s’il ne trouvait quelqu’un qui répondît pour lui. Goldsmith s’adressa à Griffiths, qui pour prix de ce service exigea quatre articles pour son recueil. Goldsmith s’engagea à payer le tailleur ou à rendre les habits. L’examen passé, comme il rentrait chez lui tout mortifié de son échec, il trouva son hôtesse en larmes : on venait d’arrêter son mari pour une petite dette, et Goldsmith était leur débiteur. Goldsmith s’empressa de donner à la pauvre femme l’habit dont il n’avait plus besoin, lui disant de l’aller mettre en gage et de libérer son mari. Quand le tailleur revint, Goldsmith n’avait plus ni argent ni habits. Grande colère de Griffiths, qui adressa au pauvre auteur des lettres foudroyantes où il le traitait de drôle et d’escroc, qui le menaça de la prison, et ne se radoucit que quand Goldsmith se fut engagé à écrire pour lui la Vie de Voltaire, qui parut l’année suivante.

La dureté de Griffiths en cette occasion détermina Goldsmith à offrir ses services à son concurrent Archibald Hamilton, propriétaire de la Revue Critique. Il écrivit fréquemment pour ce recueil ainsi que pour deux autres journaux littéraires, le Magasin des Dames, dont il fut le principal rédacteur, et le Busybody. Ses articles avaient un grand succès, les journaux et les magazines les reproduisaient à l’envi, et quelques écrivains peu scrupuleux en assumaient audacieusement la paternité, les signant de leur nom sans prendre la peine d’y changer une ligne. C’était un crève-cœur de tous les jours pour Goldsmith de se voir ainsi dépouiller, parce qu’il était pauvre et inconnu, et de ne pas même garder l’honneur des produits de sa plume. Il essaya bien de publier pour son propre compte un journal hebdomadaire qu’il intitula l’Abeille ; mais, faute d’argent, il fut contraint d’en discontinuer la publication au bout de quelques semaines. Sa situation ne s’améliora que par la connaissance qu’il fit de John Newbery, avec qui Smollett le mit en rapport. Newbery était un libraire actif, intelligent, très attentif à ses propres intérêts, mais fort honnête homme. Il entreprenait de fonder à la fois un recueil littéraire, le Magasin Britannique, et un journal quotidien, le Public Ledger, qui existe encore, et dont le premier numéro parut le 1er janvier 1760. Il était en quête d’écrivains, et Smollett lui signala Goldsmith comme une des meilleures plumes qu’il pût employer. Newbery assura à Goldsmith un traitement annuel de 100 guinées pour deux articles amusans par semaine. Telle fut l’occasion des lettres d’un philosophe chinois, qui furent presque immédiatement traduites en français sous le nom de Lettres chinoises, et que Goldsmith a republiées plus tard en volumes sous le titre du Citoyen du Monde [the Citizen of the World), qui est demeuré à l’ouvrage. Ces lettres, au nombre de cent vingt-trois, eurent un immense succès ; elles assurèrent la prospérité de l’entreprise de Newbery. Moins connues des étrangers que le Spectateur, elles sont mises en Angleterre par les bons juges au niveau, sinon au-dessus de l’œuvre d’Addison. Elles ont assurément une portée philosophique plus haute. Goldsmith n’est pas seulement un peintre caustique des mœurs contemporaines. Addison, après quelques jours de pauvreté, a parcouru rapidement la carrière de la fortune et des honneurs : il se moque agréablement des ridicules du monde au milieu duquel il vit, il reconnaît et signale autour de lui les faiblesses inhérentes à la nature humaine ; mais il ne voit rien à changer dans la société. Goldsmith a eu la misère pour compagne assidue de sa vie, il a vu la pauvreté sous toutes ses faces, à tous les degrés et dans tous les pays : il connaît les souffrances et les besoins du peuple parce qu’il les a partagés. Fils cadet, il a été dépouillé de sa part d’héritage par un scrupule de faux orgueil ; boursier, il a été dédaigné par ses riches condisciples et humilié par ses professeurs ; prisonnier, il a subi le contact des êtres les plus dégradés. Il a vu de près les horreurs de la législation sur les dettes, les misères du professorat, la mendicité des gens de lettres ; il sait combien le mérite a de peine à percer, il sait ce qu’il en coûte pour vivre honnêtement quand on n’a pour soi que le travail et le courage. Aussi sa sympathie est-elle pour ceux qui souffrent ; s’il aperçoit le côté ridicule de la société, il en voit mieux encore le côté douloureux. Il ne quitte guère le ton du badinage, parce que son rôle est d’amuser ; mais que son rire est près des larmes ! Que de vues profondes, que de pensées d’améliorations il jette en passant sous cette forme plaisante et légère ! Tous les progrès que les cent dernières années ont vus s’accomplir, depuis la réforme des prisons jusqu’à celle des lois sur la chasse ou sur le divorce, depuis la simplification de la procédure jusqu’à l’abolition de la pluralité des bénéfices, se retrouvent en germe dans les lettres du philosophe chinois. Nul n’a plus de bon sens et d’esprit qu’Addison, il est impossible de n’être pas charmé par cette raison ferme, nette, et toujours revêtue d’un tour ingénieux ou caustique ; mais vous êtes amusé, vous n’êtes point ému. Goldsmith a autant de finesse et moins de malice ; sa raison, aussi droite et plus profonde, s’adresse au cœur plus qu’à l’esprit, et il se mêle à sa gaieté, même lorsqu’elle est la plus franche, une teinte de mélancolie qui fait succéder la réflexion au rire. Tout en vous divertissant, il vous fait penser. Aussi a-t-on fait remarquer qu’aucun écrivain n’avait fourni à la langue anglaise autant de ces mots heureux, de ces réflexions rapides qui demeurent des proverbes. Rien de plus charmant d’ailleurs que quelques-uns des épisodes qu’il a entremêlés avec ses lettres : l’Histoire de l’Homme noir, celle du Beau Tibbs et les Misères d’un simple Soldat sont de petits chefs-d’œuvre.

Le prodigieux succès des Lettres Chinoises fit comprendre à Newbery quelle trouvaille il avait faite en Goldsmith. Aussi lui commanda-t-il travaux sur travaux. Il l’employa à écrire dans le Magasin Chrétien, qu’il venait de fonder avec le concours du docteur Dodd, à revoir divers ouvrages, par exemple une Histoire du Mecklenbourg depuis le premier établissement des Vandales, à rédiger toute sorte d’introductions et de préfaces, à compiler un Art poétique sur un nouveau plan, puis un Abrégé de Biographie, extrait de Plutarque et payé à raison de huit guinées le volume. N’oublions pas non plus l’histoire d’un revenant qui avait apparu dans Cock-Lane, ni l’histoire du Beau Nash, dandy émérite et ridicule, prédécesseur de Brummel dans le royaume de la mode, et qui avait trôné longtemps aux eaux de Bath. Ces travaux n’empêchaient pas Goldsmith d’écrire des préfaces et de faire des traductions pour d’autres éditeurs, car, inconnu encore du public, il était déjà en vogue parmi les libraires. Il était maintenant assuré de son pain quotidien, et il put même prendre un logement un peu plus convenable dans Wine-Office-Court ; mais son cœur n’avait pas changé, et l’argent coulait comme de l’eau entre ses doigts : jamais les malheureux ne l’avaient imploré en vain, jamais ses voisins pauvres ne s’étaient vu refuser un service. Maintenant la troupe des auteurs faméliques commençait à s’abattre sur Goldsmith : les plus délicats lui faisaient des emprunts ; les moins scrupuleux l’abusaient par de mensongers récits. Il ne fallait pas du reste de bien grandes prodigalités pour mettre sa bourse à sec. Par un travail incessant, en écrivant la valeur d’un volume par mois, il arrivait à gagner 120 guinées dans une année. Ce labeur excessif altéra promptement sa santé, déjà ruinée par les nombreuses privations qu’il avait endurées. Dès 1760, il ressentit les premières atteintes d’une maladie cruelle, résultat trop fréquent d’une vie sédentaire et d’un travail trop obstiné. Quand l’excès de la fatigue avait vaincu la lucidité de son esprit, quand un brouillard se formait devant ses yeux et que ses doigts se refusaient à tenir la plume, il quittait sa petite chambre pour essayer d’une promenade ; mais le bruit de Londres et son atmosphère fumeuse lui devenaient alors insupportables. Il fallait de l’air, du soleil et de la verdure à ce fils des champs, dont l’enfance s’était écoulée au milieu des prairies et des bois, et dont l’active jeunesse avait parcouru une moitié de l’Europe. C’est alors qu’il pensait à Lissoy et au bosquet d’aubépines à l’ombre duquel il avait joué, à son frère Henri, pauvre curé de village qui avait trouvé le bonheur dans la pratique de toutes les vertus, à l’auberge de George Conway, où il avait tant de fois chanté des chansons joyeuses avec Robert Bryanton et ses autres amis d’enfance, et où maintenant l’on se réunissait sans lui. Il courait chez Newbery, et en échange de quelqu’une de ces besognes obscures auxquelles s’usait son génie, il obtenait quelques guinées avec lesquelles il allait prendre un peu de repos hors de Londres, à Tunbridge, à Bath, à Orpington. Et si la pluie venait à le confiner dans une auberge, il écrivait avec une bague, sur le carreau d’une fenêtre, quelques vers charmans qui devaient, sans qu’il s’en doutât, éterniser le souvenir de son passage.

Newbery s’était bien vite aperçu que Goldsmith était un véritable enfant qu’il fallait tenir en tutelle dans son propre intérêt : en homme avisé, il songea à tirer parti des faiblesses du grand écrivain tout en lui rendant service. Il avait une maison de campagne à Canonbury-Terrace, sur le territoire d’Islington. Il découvrit tout auprès, chez une veuve nommée mistress Fleming, un petit appartement garni : il y installa Goldsmith, dont il payait tous les trois mois le loyer, la pension et jusqu’au blanchissage. Il retenait ensuite ses avances sur le prix des travaux que Goldsmith faisait pour lui. Il procurait de la sorte au poète une existence régulière et une tranquillité que celui-ci n’avait jamais connue, et il s’assurait à lui-même toutes les productions de ce charmant esprit. Il garda ainsi Goldsmith à Islington depuis les derniers jours de 1762 jusqu’à la fin de l’été de 1764, et cette réclusion de dix-huit mois fut après tout l’époque la plus paisible et la plus féconde de son existence. De temps en temps, Goldsmith faisait une excursion à Londres pour se distraire et pour voir ses amis, mais il revenait promptement et volontiers au bercail. Non-seulement il était débarrassé de toutes les préoccupations de la vie matérielle, non-seulement il n’avait plus de créanciers pour le harasser ni d’importuns pour consumer son temps, non-seulement il travaillait à ses heures et pouvait faire alterner l’étude et la promenade, mais il pouvait enfin écrire pour lui-même et aspirer à la gloire littéraire. Sans doute il fallait bien, pour s’acquitter envers les libraires, rédiger des introductions et des préfaces pour l’Histoire naturelle de Brookes, compiler une histoire d’Angleterre par lettres, improviser des brochures et des articles ; mais tout en se promenant il mettait la dernière main à son poème du Voyageur, et il trouvait encore quelques heures pour un autre ouvrage qui était la distraction de ses momens d’ennui, qui, sans être des mémoires, en avait pour lui l’attrait par un mélange heureusement combiné d’événemens imaginaires et de souvenirs personnels, par une union de la fiction et de la réalité, le Vicaire de Wakefield. C’est au séjour de Goldsmith à Islington que la langue anglaise doit deux de ses chefs-d’œuvre.

La connaissance de Johnson ne fut pas moins utile à Goldsmith que celle de Newbery. Touché de la façon élogieuse dont Goldsmith s’était exprimé sur son compte en plusieurs occasions, Johnson voulut connaître ce critique si bienveillant. Tous deux avaient un ami commun, Percy, qui les présenta l’un à l’autre. Johnson avait connu toutes les angoisses et toutes les souffrances de la pauvreté : c’était au prix des efforts les plus pénibles et les plus opiniâtres qu’il était parvenu à se faire jour dans la littérature. Arrivé à l’apogée de sa réputation, admiré de toute l’Angleterre et réputé l’arbitre suprême du goût, il avait conservé de ses luttes passées un amer souvenir qui tournait à la misanthropie ; mais en dépit de son humeur morose et de la rudesse de ses manières, son caractère était demeuré droit et son cœur excellent. Il suffisait d’être honnête homme pour avoir ses sympathies, d’être malheureux pour obtenir son appui. Dès le premier jour qu’il vit Goldsmith, il apprécia son talent à sa valeur, et il l’aima pour sa bonté, pour sa candeur et pour sa faiblesse. Il prit sous sa protection cet agneau sans défense, exploité par les éditeurs, pillé par les plagiaires, insulté par les critiques. Comme il s’était mis sur le pied de tout dire, et ne se laissait intimider ni par les grands seigneurs, ni par les pamphlétaires, son amitié fut pour Goldsmith un bouclier. Aux envieux, aux sots et aux importans, aux Kenrick, aux Boswell et aux Hawkins, qui dénigraient ou tournaient en ridicule l’écrivain besoigneux et timide, il fermait la bouche par quelque déclaration catégorique : « Trouvez un homme qui tourne aussi bien et aussi agréablement un article. — Goldsmith est un de nos premiers écrivains, et de plus il mérite notre estime. — Poésie, théâtre, histoire, Goldsmith est au premier rang en tout ce qu’il entreprend. » C’est en termes semblables que Johnson, en toute occasion, se plut à rendre hommage à Goldsmith, et cette amitié généreuse ne contribua pas médiocrement à soutenir l’humble poète contre le découragement, et à lui faire rendre justice par le public.

Johnson, du reste, n’était pas seul à apprécier le talent et les aimables qualités de Goldsmith. Chaque jour amenait à celui-ci quelque nouvelle et honorable amitié. C’était Edmond Burke, son ancien camarade à l’université de Dublin ; c’était un grand artiste, le peintre Reynolds ; un savant antiquaire, Percy ; des hommes du monde qui se piquaient de littérature, Topham Beauclerk, George Steevens, Langton ; des personnages politiques, Wilkes, sir William Chambers, Oglethorpe, et même des grands seigneurs, lord Charlemont et lord Clare. Reynolds et Johnson eurent l’idée de fonder, sous le nom de Club littéraire, une réunion de douze personnes qui devaient souper ensemble tous les lundis pour causer de littérature et de philosophie. Le souper fut plus tard converti en un dîner qui aurait lieu tous les vendredis, et le nombre des membres fut porté de douze à trente, lorsque les plus grands personnages briguèrent l’honneur d’en faire partie. Goldsmith fut au nombre des douze premiers membres : Johnson, Reynolds et Burke le voulurent ainsi. Hawkins insinua que ce n’était pourtant pas là la place d’un barbouilleur à la solde des libraires, et dont on ne connaissait que des compilations. La réponse devait suivre de près l’attaque. John Newbery, dont la fortune était faite, et qui voulait se retirer des affaires, était revenu à Londres pour prendre les dispositions nécessaires. Goldsmith l’y avait suivi. Ses habitudes de dissipation reprirent immédiatement le dessus : tous les auteurs faméliques, habitués à user librement de sa bourse, l’entourèrent de nouveau ; les indigens et les infirmes reprirent le chemin de son logement. Au bout de quelques mois, tous ses embarras avaient reparu, il était sous le coup d’une arrestation, et il écrivait à Johnson une lettre désespérée. Johnson accourut, le consola, et lui demanda s’il n’avait point quelque manuscrit dont il pût faire argent. Goldsmith, après avoir répondu négativement, se décida enfin à montrer à son ami le manuscrit de son roman. Au mot de roman, Johnson fit la grimace : les libraires n’en voulaient plus. Cependant il emporta le manuscrit, et il décida Francis Newbery, qui allait succéder à son oncle, à l’acquérir. Francis en donna 60 guinées, qui suffirent à tirer Goldsmith d’embarras, et il jeta le manuscrit au fond d’un tiroir, où il l’oublia. En même temps Johnson pressa John Newbery de hâter la publication du Voyageur, qui vit enfin le jour en décembre 1764. Goldsmith cette fois avait mis son nom à son ouvrage. Il aurait pu, par une dédicace, s’acquérir le patronage de quelque grand seigneur ; il voulut dédier son poème à l’humble desservant de Pallas, à son frère Henri. La première édition du Voyageur fut enlevée en quelques jours ; il s’en vendit trois autres dans le cours d’une année. Johnson allait répétant partout : « C’est le plus beau poème qui ait paru dans notre langue depuis Pope. » Il mettait ainsi Goldsmith au-dessus de Thompson, d’Akenside, de Young et de Gray.

Le Voyageur est un de ces poèmes philosophiques dont Pope a donné dans l’Essai sur l’Homme le modèle le plus vanté, et qui tiennent une place si considérable dans la littérature anglaise. C’est un genre nécessairement froid. Le développement d’une pensée morale ou d’une théorie philosophique comporte difficilement un appel aux passions. L’imagination y trouve son compte plus que le cœur par la facilité avec laquelle ces sortes d’ouvrages se prêtent aux récits épisodiques et aux descriptions. Aussi l’abus des descriptions et par suite la monotonie sont l’écueil sur lequel vinrent échouer presque tous les successeurs de Pope. Goldsmith n’y a échappé peut-être que par la brièveté de son poème, qui n’a pas plus de cinq cents vers. Le but du poète est de prouver que, par une sage et équitable disposition de la Providence, la somme de bonheur est à peu près la même dans tous les pays, quels qu’en soient le climat et la forme de gouvernement ; — que la source de notre félicité est dans notre cœur, et non dans les circonstances au milieu desquelles nous sommes placés ; — que la vertu, la sagesse et la modération suffisent partout à nous rendre heureux. Ce cadre contenait naturellement la description des pays que Goldsmith avait visités, et la fidélité de ses peintures, prises sur la réalité même, n’est pas un des moindres charmes de son œuvre. Par l’élégance, la noblesse et l’harmonie soutenue de la versification, le Voyageur rappelle la manière de Pope : c’est la même pureté de style, le même fini dans l’exécution. On y trouve moins d’ampleur et d’abondance dans les développemens ; mais la touche est plus délicate et plus fine, et il s’échappe de ces vers un parfum de sensibilité, de grâce et d’exquise honnêteté qui repose et ravit l’âme.

Inconnu la veille de cette publication, le nom de Goldsmith fut le lendemain dans toutes les bouches. Grand fut l’étonnement dans le monde des beaux esprits, des journalistes et des libraires, que cet homme si timide et si lourd, ce compilateur à une guinée la feuille fût l’auteur d’une œuvre aussi exquise. Il fallait nécessairement que Johnson y eût mis la main ; mais Johnson repoussa énergiquement cette insinuation, et fut le plus ardent à revendiquer pour Goldsmith tout le mérite du Voyageur. Les éditeurs affluèrent autour de l’écrivain jusque-là dédaigné pour lui faire des offres de service ; les gens du monde voulurent le connaître. Adieu son existence modeste et retirée, adieu son humble chambrette, adieu les paisibles soirées au café de Temple-Exchange et les parties de whist avec d’obscures connaissances : il fallut prendre un appartement pour y recevoir les gens de bonne compagnie, s’habiller à la mode avec une tournure qui bravait l’art du tailleur, et s’essayer aux belles manières. Le Vicaire de Wakefield, que Francis Newbery se décida à tirer de ses cartons après le succès du Voyageur, vint porter au comble la réputation de Goldsmith : il s’en vendit trois éditions en cinq mois. Il est inutile de faire ressortir le mérite d’un livre qui a été traduit dans toutes les langues, et que tout le monde a lu. On demandait à Byron s’il ne fallait pas mettre le Vicaire au rang des meilleurs romans qu’il y eût dans aucune langue. « Dites, répondit Byron, que c’est le meilleur. » Goethe écrivait à Zelter en 1830 : « Il n’est pas possible de vous rendre l’effet que produisit sur moi le Vicaire de Goldsmith, juste au moment critique du développement de mon intelligence. Cette ironie sublime et bienveillante, cette noble et indulgente façon d’envisager toutes les infirmités et toutes les fautes humaines, cette douceur dans le malheur, cette égalité d’âme au milieu des traverses et des changemens de fortune, tout cet ensemble de vertus, si voisines les unes des autres, et de quelque nom qu’on les nomme, fit la meilleure partie de mon éducation… Ce sont bien là les idées et les sentimens qui nous préservent de toutes les erreurs de la vie. »

Goldsmith occupait alors, après Johnson, la première place dans le monde littéraire ; on recherchait avidement tout ce qui sortait de sa plume. Trois ans auparavant, il avait publié une histoire d’Angleterre en deux petits volumes sous le titre de Lettres d’un Noble à son Fils. Cet ouvrage, clair, rapide, élégamment écrit, avait fort réussi. On l’avait attribué à plusieurs lords qui se mêlaient d’écrire, et en dernier lieu à lord Lyttleton. Comme cette erreur contribuait au succès du livre, Newbery avait exigé que Goldsmith gardât l’anonyme. Maintenant les libraires, dans leurs traités, lui imposaient pour première condition de signer ce qu’il écrirait pour eux. Les jugemens de Goldsmith en littérature avaient force de loi : on invoquait son autorité dans les controverses ; aucun nom n’était entouré de plus de popularité et d’estime. Cette faveur de l’opinion publique lui valut une proposition fort inattendue. L’administration de lord North avait à lutter contre une opposition formidable ; elle était dans la presse en butte à des attaques très vives, et le mystérieux et terrible Junius avait commencé la publication de ces lettres qui, pendant plusieurs années, tinrent toute l’Angleterre en suspens. Battu en brèche par la presse, le ministère voulut retourner contre ses adversaires les armes dont ils se servaient. On résolut d’enrôler des écrivains en renom pour la défense de l’administration. On pensa tout d’abord à Goldsmith ; comme il était pauvre, on crut qu’il était à vendre. On lui dépêcha avec carte blanche le révérend Scott, chapelain de lord Sandwich et l’un des coryphées de la presse ministérielle. « Je le trouvai, racontait Scott, dans un méchant appartement garni au Temple. Je lui dis par qui j’étais envoyé ; j’ajoutai qu’on m’avait autorisé à rémunérer très largement ses travaux. Le croiriez-vous ? il fut assez absurde pour me répondre qu’il gagnait par sa plume de quoi suffire à ses besoins, sans écrire pour aucun parti, et que l’assistance que je lui offrais lui était par conséquent inutile. Il me fallut le laisser dans son grenier. » Étrange absurdité en effet que de refuser les faveurs du pouvoir ! Combien Scott devait applaudir à sa propre sagesse, lui dont les services furent récompensés par deux riches bénéfices, tandis que Goldsmith allait mourir, à quarante-cinq ans, d’épuisement et de chagrin ! Pourtant c’était Goldsmith qui avait raison, et sa droite et loyale nature l’avait bien conseillé. L’erreur de lord North, erreur commune à presque tous les gouvernemens, avait été de croire que la plume de l’écrivain puisse, comme l’épée du gladiateur, servir indifféremment toutes les causes, et qu’un homme puisse impunément trafiquer de son talent, de son autorité et de sa bonne renommée. Le ciel n’a pas voulu qu’on pût abuser à ce point de ses dons les plus précieux. Goldsmith savait où il puisait l’inspiration : il sentait que l’intelligence n’est qu’un instrument au service de l’âme, qu’ainsi elle ne vaut que par l’être moral qui l’emploie, et que, si belle et si forte soit-elle, elle se flétrit et s’éteint quand l’âme s’avilit. Non-seulement l’écrivain est un témoin dont la parole n’a d’autorité qu’autant qu’elle est libre et désintéressée, mais l’homme de talent qui se dégrade au rang de mercenaire voit bientôt son intelligence s’énerver et s’obscurcir, faute de pouvoir se retremper aux inspirations d’un cœur sincère et d’une conscience pure : le vase mortel demeure, paré encore des plus brillantes couleurs, mais le parfum divin qui lui donnait un prix inestimable s’est échappé avec l’indépendance et la dignité.

Goldsmith allait payer cher sa tardive célébrité : il se trouvait entraîné malgré lui dans une vie dispendieuse sans que ses ressources fussent plus régulières, ni plus grandes que par le passé. Pour avoir un peu d’air et de lumière, il avait changé de logement sans quitter le Temple, et pris un appartement qui avait vue sur les jardins et sur la Tamise. L’ameublement de cet appartement lui coûta 400 guinées. On lui avait si souvent reproché la négligence de sa mise, qu’il ne se croyait jamais suffisamment bien vêtu, et il vint un jour dîner chez Boswell avec un pourpoint de taffetas rose. Il ne pouvait suffire à toutes ces dépenses que par un labeur opiniâtre. On est effrayé des travaux de toute nature qu’il exécuta en quelques années : histoire, biographie, philosophie, sciences, compilations, traductions du français, se succédaient sans relâche, suivant les exigences des libraires. Il gémissait de dépenser ainsi un temps et des facultés dont il se sentait capable de faire un meilleur emploi ; mais il était attaché à la glèbe, et ne pouvait s’affranchir. Tous ces travaux étaient payés un prix dérisoire : par exemple, il reçut 5 guinées pour un abrégé de grammaire anglaise. Les pièces de théâtre étaient alors les seules œuvres de l’esprit qui rapportassent quelque argent. Cela donna à Goldsmith l’idée d’écrire une comédie. Il prit sur ses momens de repos le temps de composer le Bon Enfant (the Good-natured Man) ; mais il eut à subir toutes les tribulations ordinaires des auteurs dramatiques : il fut renvoyé d’un théâtre à l’autre, de Covent-Garden à Drury-Lane, de Garrick à Colman. Les directeurs lui demandèrent des coupures ; les actrices réclamèrent des tirades qui les fissent valoir ; les acteurs à prétentions refusèrent leur rôle comme trop insignifiant. Après un an d’attente, Goldsmith ne fut joué que quelques jours avant la clôture de la saison. Ses envieux firent un succès de vogue à une mauvaise pièce de Kelly, la Fausse Délicatesse, représentée le même jour que la sienne, et ameutèrent contre le Bon Enfant tous les petits journaux. Goldsmith, du reste, avait eu le tort de vouloir braver le goût de son temps. C’était alors le règne des pièces sentimentales et larmoyantes : rien ne réussissait plus que le mélange du marivaudage et de la sensiblerie. Goldsmith tenait que la comédie est faite surtout pour amuser, et il s’était proposé d’être gai. Sa pièce eut un succès médiocre : elle réussit beaucoup mieux lorsqu’elle fut reprise les années suivantes, et elle a fini par demeurer au répertoire. Elle le mérite : elle est bien faite, quoique l’auteur ait pris toutes les libertés que le théâtre anglais comporte, et malgré une couple de scènes qui semblent voisines de la charge, elle respire une bonne et franche gaieté. Un peu désappointé dans son attente, Goldsmith, dont la santé s’affaiblissait de plus en plus, alla passer l’été à Islington pour y écrire l’histoire romaine que lui avait commandée Davies, et il y composa en même temps son poème du Village abandonné, qu’il publia au mois de mai de l’année suivante.

L’objet de ce nouveau poème est de prouver que le développement de la richesse et du luxe n’est pas toujours une cause de bonheur pour un peuple. L’auteur invoque comme preuve le sort d’un village dont les habitans sont réduits à s’expatrier parce qu’un riche propriétaire a besoin de leurs champs pour agrandir son parc. Quelque chose d’analogue s’était passé à Lissoy depuis que Goldsmith l’avait quitté, et le poète, chez qui la souffrance réveillait souvent le mal du pays, a saisi cette occasion de donner un libre cours à ses regrets, de faire entrer dans le cadre de son œuvre tous les souvenirs qui lui étaient chers. Auburn, c’est Lissoy avec son église sur la hauteur, avec sa petite rivière et son moulin. Le pasteur secourable qui se croit riche avec 40 livres par an n’est autre que le frère de Goldsmith, le bon et vertueux Henri, dont il pleurait la perte récente. De là cette émotion qui respire dans l’œuvre de Goldsmith, et qui fait d’un poème philosophique la plus touchante des élégies. Sous chaque vers, on sent le cœur du poète qui saigne et qui souffre, et malgré soi l’on s’associe à sa douleur.

Le Village abandonné eut un succès plus grand encore que celui du Voyageur ; quatre éditions furent épuisées en six semaines, et il en fallut faire une cinquième bientôt après. On fut frappé du ton mélancolique de cet ouvrage, et de l’adieu que le poète adressait à sa muse. De toutes parts on exprima l’espoir que Goldsmith reviendrait sur sa détermination. Elle était pourtant irrévocable : Goldsmith n’avait plus le temps de faire des vers ; il commençait à craindre de ne pouvoir faire face aux engagemens qu’il avait contractés. Il retourna au plus tôt à la campagne pour y terminer, dans les intervalles que lui laissaient la maladie et les exigences des libraires, une comédie qu’il avait depuis longtemps en tête, et qui ne fut achevée que l’année suivante. Les Méprises d’une nuit eurent, dès la première représentation, un succès de rire qui alla toujours croissant, et que le temps a confirmé. Aujourd’hui encore c’est une des pièces de l’ancien répertoire qui sont le plus fréquemment remises à la scène. La donnée fondamentale est difficile à admettre : comment croire qu’un jeune homme intelligent puisse prendre pour une auberge la maison de son futur beau-père ? Mais la pièce est d’une gaieté folle, et tous les caractères en sont tracés de main de maître.

Ce fut le dernier succès du pauvre Goldsmith. Sa robuste constitution avait cédé à l’excès du travail, et des préoccupations trop constantes avaient porté au dernier degré la sensibilité maladive qui le rendait incapable de résister à certaines impressions. Un soir qu’il jouait au whist, on le vit tout à coup poser les cartes, sortir de la maison et revenir presque immédiatement. Aucune des personnes présentes n’avait prêté attention au chant d’une mendiante qui passait dans la rue ; mais Goldsmith l’avait entendue, et ce chant plaintif, qui lui rappelait que lui aussi avait gagné sa vie en chantant et en jouant de la flûte, avait ébranlé tous ses nerfs : il n’aurait pu continuer à jouer, s’il n’était allé congédier la mendiante en lui donnant quelque argent. Ses embarras allaient croissant : il ne pouvait plus écrire autant qu’autrefois, parce que ses forces l’abandonnaient, et chaque avance qu’il obtenait des libraires enchaînait pour plusieurs mois sa liberté. Il songea à publier un grand Dictionnaire des Sciences et des Lettres, sorte d’encyclopédie à laquelle Burke, Reynolds et d’autres personnes de mérite promirent de contribuer. Il passa beaucoup de temps à arrêter le plan de cet ouvrage, à en rédiger le programme et l’introduction ; mais aucun libraire ne voulut se charger d’une entreprise qui exigeait une mise de fonds considérable. Goldsmith avait compté que cette publication lui assurerait un travail régulier pendant plusieurs années : la ruine de ses espérances le jeta dans un découragement profond. Il venait de publier une Histoire de la Nature animée, et il s’était retiré à la campagne pour mettre la dernière main à un Abrégé de l’Histoire grecque, lorsqu’il ressentit une atteinte plus forte de la dysurie dont il souffrait. Il revint à Londres en mars 1774 pour se faire soigner. Le mal disparut, mais il lui resta une fièvre nerveuse qui s’aggrava tout à coup. Un pharmacien du voisinage qu’il connaissait familièrement, et qu’il envoya chercher à défaut de médecin, le trouva en proie à une agitation extrême, et se convainquit que ses souffrances physiques n’étaient que le contre-coup d’une souffrance morale. Goldsmith n’avait pas le temps d’être malade : il voulait retourner à ses travaux, et l’on ne put le dissuader d’user d’un remède violent mis à la mode par un empirique. Il provoqua par là une crise qui épuisa ses forces ; le délire le prit, et il expira le 4 avril 1774, à l’âge de quarante-cinq ans et cinq mois. À peine eut-il fermé les yeux, que l’on sentit l’étendue de la perte que les lettres venaient de faire ; il s’éleva un concert unanime de louanges et de regrets, et le poète qui de son vivant n’avait jamais été sûr d’un morceau de pain eut une tombe à Westminster.

Goldsmith fut mis au premier rang des poètes de son temps pour deux courts poèmes et quelques petites pièces : il n’a pas laissé deux mille vers. Les circonstances aidèrent à son succès. L’Angleterre n’avait plus de poète quand le Voyageur fut publié : Young et Thompson avaient cessé de vivre, Gray avait cessé d’écrire. Goldsmith prit donc du premier coup une place que personne ne pouvait lui disputer ; mais, si son mérite en fut plus facilement reconnu, il n’était pas pour cela moins réel. Loin de diminuer la renommée de Goldsmith, le temps n’a fait que la consacrer, et notre siècle a placé l’auteur du Village abandonné plus haut encore que ne le mettaient ses contemporains. C’est que Goldsmith, sans s’en douter, ouvrit à la poésie anglaise une voie nouvelle, plus conforme au génie national. Précurseur de Cowper, de Crabbe, de Burns et de Wordsworth, il inaugura en Angleterre la poésie anglaise par excellence, la poésie des sentimens intimes et du foyer domestique.

L’œuvre que les grands écrivains du règne de Louis XIV ont accomplie en France, les écrivains du règne de la reine Anne l’entreprirent cinquante ans plus tard en Angleterre. Ce que Corneille, Racine et Boileau avaient fait pour notre langue, Dryden, Pope et Addison le firent pour la langue anglaise. Ils la fixèrent et l’assouplirent ; ils lui donnèrent la noblesse, le nombre et l’harmonie. En ramenant la nation au culte des grands modèles de l’antiquité, ils formèrent son jugement et épurèrent son goût. Ils donnèrent à la poésie un idéal élevé ; ils lui apprirent à chercher l’inspiration aux sources les plus hautes, à la demander aux vérités éternelles de la morale et de la philosophie, aux sentimens généraux de l’humanité. Leur seul tort fut de bannir du domaine de l’art la nature et l’individu. En ce point, ils méconnaissaient le génie de la nation anglaise. Le protestantisme, en proclamant le droit d’examen, en érigeant l’individu en arbitre de sa foi, a fait de tout homme un souverain dans le domaine de la conscience, et, par une conséquence inévitable, dans le cercle de sa famille. Tout père de Camille, comme autrefois les patriarches hébreux, est non-seulement un roi, mais encore un grand prêtre au sein de sa maison. De là ce culte du home, cette surveillance jalouse du foyer domestique, cette inviolabilité du domicile, caractères si remarquables des mœurs et de la législation anglaises. Comment les sentimens de famille, les idées domestiques, les détails intimes n’auraient-ils pas conquis dans la poésie la place qu’ils tiennent dans la vie de la nation ? Ainsi s’expliquent le discrédit et l’oubli où sont tombés les élèves et les successeurs de Pope, hommes d’esprit et de talent pour la plupart, mais qui n’avaient pas les qualités éminentes du maître, et qui remplaçaient l’élévation par la sagesse, la noblesse par l’élégance, le souffle poétique par le savoir-faire. Corrects, ingénieux et diserts, ils développèrent agréablement, en vers bien tournés, des pensées d’une irréprochable morale ; ils esquissèrent des tableaux d’une élégante fidélité, mais d’où la vie était absente. Thompson lui-même, qui avait l’œil d’un peintre, ne vit dans la nature et sa surprenante variété qu’une mine inépuisable de vers descriptifs. La monotonie, la froideur et l’ennui furent leur châtiment.

Goldsmith ne se croyait lui-même qu’un élève de Pope : il n’aspirait qu’à l’élégance et au bien-dire. Ses contemporains admiraient en lui une diction d’une pureté irréprochable, une versification noble, ferme et d’une exquise harmonie : ses deux grands mérites, la sensibilité et le don du pathétique, passaient inaperçus à ce point que les meilleurs juges et Johnson lui-même, mettaient le Voyageur au-dessus du Village abandonné. Cependant, si Goldsmith appartenait à l’école de Pope par le style et le mérite de l’exécution, il puisait l’inspiration à une source différente. Plus de souvenirs classiques, plus d’allégories, plus d’allusions mythologiques ! l’Olympe a cessé d’exister pour lui ; point de périodes longuement balancées, point de parallèles savans, de loin en loin une comparaison rapide empruntée à la nature extérieure. Les idées générales ne sont pour Goldsmith qu’un thème promptement abandonné pour faire appel au cœur et aux sentimens intimes. Les souffrances et les joies du peuple, voilà ce qui préoccupe le voyageur. La douleur du paysan expulsé de la maison paternelle, et qui dit en pleurant adieu aux lieux où il a grandi, à l’arbre sous lequel ont joué ses enfans, à l’humble demeure où un pasteur pieux l’a béni, — voilà le fond du Village abandonné. Ce n’est plus la poésie philosophique de Pope, de Savage, de Thompson ou d’Akenside ; c’est le commencement de la poésie individuelle et domestique. Quelques années plus tard, un poète bizarre et morose, uniquement épris de la solitude et des champs, Cowper, en mettant au-dessus des plaisirs du monde les joies du cœur et les satisfactions de la conscience, ajoutera à la poésie de Goldsmith un élément nouveau. Aimable et souriante avec Goldsmith, religieuse avec Cowper, la poésie intime deviendra pathétique et austère avec Crabbe, et Wordsworth lui donnera la grandeur.

Les ouvrages en prose de Goldsmith sont, d’un avis unanime, le plus parfait modèle de la prose anglaise. Son style a toutes les qualités du style de Voltaire : une diction d’une irréprochable pureté, le naturel et la simplicité unis à l’élégance, une limpidité merveilleuse, le tour aisé, vif et rapide du récit, le choix dans les détails, la sobriété dans les jugemens, l’art de suggérer les réflexions sans les exprimer. Ajoutez qu’il s’élève sans efforts dès que le sujet y convie l’écrivain, et atteint de premier jet à la noblesse et à la grandeur. Les trois histoires qu’il a composées, — celle de Rome, celle de la Grèce et celle d’Angleterre, — ne furent à ses yeux que des besognes de librairie. On n’y trouve en effet ni recherches nouvelles, ni vues originales, ni ces détails d’érudition et cette connaissance minutieuse des mœurs et des usages du passé qu’on attend aujourd’hui de l’historien. Ce sont des compilations qu’il a faites rapidement sur les ouvrages antérieurs, sans jamais remonter aux sources : elles ne contiennent que le gros des événemens, ce qu’il est indispensable de connaître ; mais le choix des faits, la distribution des matières, l’ordonnance du récit, tout est excellent ; on n’écrit pas mieux l’histoire. Aussi Johnson n’hésitait-il pas à mettre les ouvrages de Goldsmith au-dessus des livres si vantés de Robertson. Il reprochait à celui-ci du verbiage, des digressions et des hors-d’œuvre qui n’avaient d’autre but que de faire briller l’écrivain. Robertson, à son avis, aurait pu faire entrer dans ses livres deux fois plus de matière ; il n’y avait pas dans Goldsmith une ligne qui ne fût pleine. « Goldsmith, disait-il encore, a l’art de compiler et de dire tout ce qu’il doit dire d’une façon heureuse. Il est en train d’écrire une histoire naturelle ; il la rendra aussi intéressante que les Mille et une Nuits. »

Comment ces dons heureux de l’intelligence se conciliaient-ils avec une si complète incapacité de se conduire lui-même ? Goldsmith, disaient de lui ses amis, est un fou auquel il suffit de mettre une plume en main pour en faire le plus sensé des hommes. En effet, historien ou critique, personne ne juge mieux les actes ou les écrits d’autrui. Bon sens, sagacité, pénétration, finesse, il déploie toutes les qualités les plus propres à guider un homme dans sa conduite ou ses appréciations, et toute sa vie fut marquée au coin de la légèreté, de l’inconséquence et de la faiblesse. La faute en est à son éducation. Des lectures continuelles, l’étude approfondie des grands écrivains, la pratique assidue de l’art d’écrire, donnèrent à son intelligence une fermeté et une discipline qui manquèrent toujours à son caractère. Généreux, confiant et crédule, il aurait eu besoin d’être mis en garde contre lui-même et contre les autres : personne ne lui enseigna les mérites de l’ordre et de la prudence, la nécessité de la défiance ; il demeura toute sa vie ce qu’il avait été dès l’enfance, un homme de premier mouvement. Une extrême sensibilité, qui prit avec le temps tous les caractères d’une maladie nerveuse, acheva de rendre le mal incurable. Personne ne se jugeait mieux que Goldsmith lui-même, et dans l’Histoire de l’Homme noir il persifle, mieux que personne n’aurait pu le faire, ses propres inconséquences, sa faiblesse et sa prodigalité. Il voyait donc ses défauts, mais il lui aurait fallu, pour n’y pas succomber, un effort dont il se sentait incapable. Dans le silence du cabinet, son intelligence seule était en jeu, et elle guidait merveilleusement sa plume. Sa besogne terminée, las d’avoir vécu pour les autres, Goldsmith voulait vivre pour lui-même ; il bannissait la réflexion comme une contrainte, il redevenait un grand enfant. En somme, quels reproches lui faisait-on ? De ne pouvoir refuser un pauvre ou un ami, de dissiper par des libéralités irréfléchies ce qu’il avait péniblement gagné, de ne jamais songer au lendemain, de dire imprudemment tout ce qui lui venait à l’esprit, de laisser voir son goût pour la louange et son besoin d’être aimé, de manquer par ignorance ou par distraction aux usages et aux règles d’un monde dans lequel sa célébrité l’avait brusquement jeté. Mais qui lui reprocha jamais une mauvaise action, une méchanceté, une simple épigramme ? A une époque où la presse anglaise n’était qu’une école de diffamation, et en butte lui-même aux personnalités les plus grossières, aux insinuations les plus malveillantes, il écrivit dix ans dans les journaux sans blesser personne. On ne put le connaître sans l’aimer, et il ne perdit jamais un ami. À sa mort, les plus grands, les meilleurs de ses contemporains, Burke, Reynolds, Garrick, Sheridan, lord Shelburn, ne purent retenir leurs larmes, et Johnson, le morose et misanthrope Johnson, éclata en sanglots. Qui ne voudrait, au prix de ses faiblesses et de ses malheurs, avoir été aimé comme lui, et comme lui pleuré par de pareils hommes ?


CUCHEVAL-CLARIGNY.