Olivier Cromwell et le gouvernement des « Saints »

OLIVIER CROMWELL
ET LE
GOUVERNEMENT DES « SAINTS »


I

L’aventure de ce petit gentilhomme campagnard du comté de Huntingdon qui, après avoir renversé une dynastie, fut bien près d’en créer une et qui monta assez haut dans le respect et l’admiration de ses contemporains et de ses égaux pour se donner la gloire de refuser une couronne, est, en elle-même, un des phénomènes les plus surprenans de l’histoire. Mais Cromwell mort eut une fortune encore plus étrange que Cromwell vivant. A peine avait-il reçu la sépulture que son image, en cire, se dressait à Somerset-House. Elle était revêtue de la pourpre et tenait le sceptre en main : ainsi avait apparu Olivier lui-même le jour de sa seconde intronisation comme Lord-Protecteur, le 26 juin 1657. De plus, elle portait cette couronne royale que Cromwell n’avait pas voulu, ou n’avait pas osé placer sur sa tête. Et, pendant de longues semaines, ce fantôme couronné reçut les hommages du peuple qui défila silencieusement devant lui. Moins de deux ans après, le corps du Protecteur, arraché à la tombe où il avait dormi au milieu des rois, était pendu ignominieusement au gibet ; après quoi, sa tête, ayant été séparée du tronc par la main du bourreau, fut accrochée au-dessus de la porte du Parlement, où le hideux trophée fut longtemps visible.

Pendant deux siècles, la mémoire de Cromwell continua d’être vénérée et maudite. On n’est pas surpris de voir Olivier le régicide en exécration à tous les partisans de la prérogative royale ; ce qui étonne, c’est le culte rendu par le parti de l’omnipotence parlementaire au contempteur des parlemens et par les libéraux au destructeur de toutes les libertés. Mais n’avons-nous pas vu, chez nous, la même anomalie lorsque nos révolutionnaires de 1825 firent leur mot de ralliement du nom magique de Napoléon ?

Chez les Anglais, en ce qui touche Cromwell, c’est la haine qui a désarmé la première. Il y a quelques mois à peine, la statue du Protecteur a été érigée à Saint-Ives et, à part l’imperceptible petit groupe jacobite qui ne peut prétendre à exercer une action sérieuse ni durable sur les mouvemens de l’esprit public, nul n’a protesté. Cette statue est un signe des temps : elle marque l’admission définitive d’Olivier dans ce panthéon idéal où l’orgueil britannique loge les héros nationaux.

Chaque historien est venu, à sa date, traduire dans son œuvre ces vicissitudes de l’opinion. Lisez Clarendon, Hume, Burke : je ne parle pas des simples biographes dont le nom est connu des seuls érudits. En 1845, Carlyle publia ses Letters and Speeches of Oliver Cromwell où il a encadré de précieux documens dans un commentaire sans valeur. C’est, parmi tous ses ouvrages, celui où il y a le moins d’art littéraire, de justesse morale et de sagesse politique, j’ajouterai le moins de dignité et de sérieux ; celui où la grosse goguenardise du paysan écossais, mâtinée de pédantisme germanique, s’est donné le plus librement carrière. celui, enfin, où le clown a fait le plus de tort au philosophe. Même chez nous, Cromwell a éveillé la polémique, ému les imaginations. La splendide rhétorique de Bossuet l’a rencontré sur son chemin et l’a marqué d’un sceau ineffaçable. Hugo l’a cru dramatique et, l’ignorant absolument, l’a inventé de toutes pièces. Guizot a trouvé dans cet anarchiste passé autocrate un excellent thème pour prêcher la monarchie constitutionnelle et le gouvernement des centres. Enfin est venu l’âge de l’impassibilité historique, où l’on réunit dans la même page les témoignages et les hypothèses contraires en laissant le lecteur juger « dans son intelligence et dans sa conscience. » Quand le lecteur n’a qu’une conscience trouble et une intelligence limitée, il ne lui reste rien en l’esprit, sinon le vague souvenir d’avoir lu le oui et le non sur le même fait, le pour et le contre sur le même problème ou sur le même caractère historique. De sorte qu’on en vient presque à regretter le temps où un écrivain, vibrant de mille passions, nous soufflait ses colères et nous imposait ses préjugés. Alors, du moins, nous courions la chance d’avoir quelquefois une idée juste et claire de quelqu’un ou de quelque chose. Mais prenons notre temps comme il est et le « progrès » comme il s’offre à nous !

M. Gardiner, l’éminent professeur d’Oxford, dont l’œuvre historique couvre maintenant les trois premiers quarts du XVIIe siècle anglais et va rejoindre Froude à Macaulay et à Lecky, a rendu à Cromwell sa place, sa valeur relative, parmi les hommes et les événemens du temps. M. Firth, le savant auteur de l’article sur Cromwell dans le Dictionary of National Biography, a trié et pesé les documens avec une sagacité, une patience, un esprit critique auxquels il est impossible de ne pas rendre justice. Enfin les derniers mois de la dernière année du XIXe siècle ont vu paraître l’Oliver Cromwell de M. John Morley. Ce livre, attendu depuis longtemps, a éveillé une sorte de regret. Quel dommage qu’il n’ait pas été écrit il y a vingt ans ! Nous y eussions trouvé alors plus d’unité, de vigueur, de décision et de franchise. On connaît l’homme qui a passé le tiers de sa vie dans la Chambre des communes à l’allure de sa pensée comme on connaît le forçat libéré à sa façon de traîner la jambe. Sentencieux et raisonneur, moitié dégoûté, moitié indulgent, ce livre est d’un vieillard qu’appesantit un peu l’immense bagage de ses souvenirs et de ses lectures, de ses expériences et de ses réflexions. Plus jeune, l’auteur eût sacrifié la moitié de ce bagage pour rendre sa marche plus rapide et plus sûre. Il a longuement et intimement pratiqué, lorsqu’il était le lieutenant de Gladstone, les hommes qui sont la vivante tradition et comme la postérité morale de Cromwell. Il a collaboré avec eux ; il a souffert de leurs infirmités et il n’a pu s’empêcher de rendre justice à leurs vertus. Il les ménage et les respecte tout en leur faisant la leçon et Cromwell a bénéficié de cet état d’esprit chez son historien. Il y a tant de considérans et d’attendus dans le jugement de M. Morley qu’on n’arrive jamais à la sentence et qu’on ne sait, en définitive, si l’homme demeure condamné ou absous. Chaque page nous répète qu’Olivier était sincère, et chaque page démontre qu’il mentait. Chaque page nous assure qu’il avait du génie et nous prouve qu’il manquait d’intelligence. Et, ce qui met le comble à notre désarroi, nous sentons que l’auteur a raison dans les deux cas. Comment comprendre cette sincérité qui ment, ce génie qui est rebelle aux idées les plus simples, aux propositions les plus humbles et les plus nécessaires de notre logique ?

Nous serions perdus si un mot ne nous éclairait : Oliver was an Englishman all over. C’est la meilleure phrase du livre et elle pourrait servir d’épigraphe à cet article. En effet Cromwell est, avant tout, un de ceux qu’Emerson a baptisés « les hommes représentatifs. » Ce ne sont pas des transcendans, des surhumains : tant s’en faut ! Précisément parce qu’ils expriment la pensée diffuse de toute une génération, de toute une race, ils participent de la médiocrité générale. Ils prennent rang bien au-dessous de ces sublimes isolés qui sont les héros de l’individualisme. Mais, sans mesurer leur grandeur au bruit qu’ils ont fait et à la place qu’ils ont tenue dans l’histoire, il faut leur donner leur dû et multiplier leur énergie personnelle par la force des foules qui marchent derrière eux. Que représente Cromwell ? Il représente le Puritanisme qui a eu ses précurseurs au moyen âge, mais qui prend réellement conscience de lui-même vers l’an 1570, puis croît obscurément pendant trois quarts de siècle pour faire explosion en 1640 et qui disparaît après avoir tenté d’établir une société théocratique et offert le plus curieux spectacle, en ce genre, que le monde eût vu depuis Moïse et depuis Mahomet. Au premier abord, et pour l’observateur superficiel, Cromwell semble avoir joué vis-à-vis de ce mouvement puritain qui l’a porté et qu’il a confisqué, en quelque sorte, à son profit, le rôle de Bonaparte à l’égard de la Révolution française. Mais les situations sont absolument différentes, ainsi que les caractères et les résultats. Bonaparte n’est que l’enfant adoptif de la Révolution : elle ne l’a pas porté dans ses entrailles et rien n’est plus aisé que de les séparer par la pensée. Impossible, au contraire, de considérer Cromwell et le Puritanisme à part l’un de l’autre. Pas un trait de son idiosyncrasie psychologique qui ne se retrouve dans chaque puritain, petit ou grand, depuis l’imbécile Wallington jusqu’au sublime auteur de Samson Agonistes. Il a toutes leurs idées et n’a aucune des idées qui leur manquent. De sorte qu’on les définit en le racontant. Il participe de tout son être à la tentative théocratique dont je viens de parler et croit la continuer après en avoir brutalement proclamé l’échec. Et, quand cet échec est définitif, il ne lui reste plus ni politique ni programme d’aucune sorte, hormis le maintien de l’ordre matériel par les plus mauvais moyens que le despotisme mette à sa disposition.

J’ai écrit tout à l’heure que le puritain avait « disparu. » Est-ce vrai ? Non, ce n’est qu’une apparence. La Révolution anglaise semble avoir tourné en cercle. Commencée par les légistes en 1628, elle est terminée en 1688 par les légistes. Elle aboutit à la restauration des vieilles libertés, de la Magna Charta, et l’on va voir comment les puritains s’inquiétaient de la Magna Charta. Quant aux fils et aux petits-fils des puritains de 1640, qu’obtiennent-ils ? La tolérance, sans plus ; le droit d’exister. Et on dirait qu’ils n’ont même pas profité de ce droit ; car, pendant cent ans, on n’entend plus parler d’eux et on peut les croire morts. Pourtant ils vivaient comme les Saxons avaient vécu sous la domination normande. Aujourd’hui ils sont toute l’Angleterre. Ils ont changé de nom, de doctrine, de morale, mais ce sont les mêmes hommes. Seulement le « peuple de Dieu » est devenu « la race supérieure ; » ils ne commandent plus au nom du Christ, mais ils invoquent Darwin. Ceux qui compareront attentivement les deux siècles seront amenés, inévitablement, à reconnaître l’identité persistante du caractère national à travers la diversité et, parfois, la contrariété apparente de ses manifestations. Et, peu à peu, s’imposera à leur esprit cette formule que je vais essayer de justifier : « Cromwell, c’est le puritain, et le puritain, c’est l’Anglais. »


II

J’imagine que, si Taine avait eu à rendre compte des causes qui ont déterminé l’apparition de Cromwell dans l’histoire anglaise, il aurait, d’abord, jeté un coup d’œil sur la contrée des fens. Ces marais furent le dernier refuge de la nationalité saxonne après la conquête normande et c’est de là que sortit cette « association des comtés de l’Est, » qui forma la substance de l’armée puritaine et fut l’âme de la résistance aux Stuarts. Aujourd’hui les marais sont desséchés ; l’eau est rentrée sous terre, mais elle fait encore sentir sa présence invisible par de molles vapeurs qui flottent dans l’air ou, plutôt, rampent au-dessus du sol. Quiconque se rend à pied de Cambridge à Ely voit ou devine autour de lui une nature pauvre, maussade, engourdie. Sous une latitude plus méridionale, ce serait un pays de malaria : à cette faible distance du cercle arctique, ce n’est qu’un pays de lymphatisme. Tout à coup s’élève un vent furieux qui vient des mers glaciales de l’Est. Il balaye les nuages, inonde la campagne d’une lumière violente et crue qui accuse impitoyablement les contours et les couleurs. On dirait une colère soudaine succédant à une longue torpeur et à des rêves fiévreux.

Telle la terre, tels les hommes qu’elle a portés. C’est dans cette région que la famille de Cromwell était établie depuis un demi-siècle lorsqu’il est venu au monde ; c’est là qu’il a vécu les quarante premières années de sa vie. Ce que nous savons de sa physionomie, de son tempérament, de ses allures ne dément pas les influences héréditaires et climatologiques. Lorsqu’il nous apparaît enfin d’une manière distincte, — c’est au cours des premières séances du Long-Parlement, — sa figure est rouge et gonflée (his countenance red and swollen). Nous avions déjà entendu parler de certaine bande de flanelle écarlate dont il s’emmaillote le cou pour aller le dimanche à l’église. Cela signifie qu’il a de continuels maux de gorge et explique assez bien cette voix dure et discordante (harsh and untuneable) qui devait être aussi pénible à émettre qu’à entendre. Son médecin nous dit qu’il était valde melancholicus. Dans cet homme si énergique il y a un peu du valétudinaire et beaucoup de l’hypocondriaque. D’ordinaire, il rumine d’un air sombre ; puis il est secoué d’âpres colères, comparables à ces furieux coups de vent d’Est sous lesquels se courbent tous les arbres de la contrée. Il lutte sans cesse contre les fièvres qui sont en lui, et reparaissent à intervalles, et, enfin, le terrassent. Faut-il attribuer à ces fièvres les fancies dont nous parlent les témoins de sa jeunesse et qui indiquent un état mixte entre l’exaltation et l’hallucination ? Ou sont-elles liées aux crises intérieures qui ravagent la conscience du puritain jusqu’au moment où il se croit en communion avec son Dieu ? Probablement les deux influences conspirèrent. C’est de 1620 à 1628 qu’il a livré ces affreuses batailles intimes dont l’angoisse a laissé une trace dans la fameuse lettre à sa cousine, Mrs Saint-John. « J’étais le plus grand des pécheurs… je haïssais la lumière… » Ses ennemis posthumes en ont conclu que sa jeunesse avait été abandonnée aux plus grands excès, mais les historiens modernes ont raison de rejeter cette interprétation. En effet, c’est un des traits caractéristiques du puritain qu’il ne connaît pas de degrés dans la faute. Un juron, une partie de boules le dimanche apparaissent à sa conscience surexcitée sur le même plan que l’assassinat ou l’adultère ; quelquefois bien pires. Car il ne mesure pas le péché au tort fait à autrui, à l’empiétement sur une autre existence. Il a « transgressé : » tout est là. C’est ainsi que Bunyan se trouvait un monstre parce que, dans sa jeunesse, il prenait plaisir à sonner les cloches.

Ce qui est certain, c’est que Cromwell a été un excellent mari. Il écrit à sa femme, de l’un de ses champs de bataille, avec une brutalité laconique qui peint l’homme : « Je n’aime rien autant que vous. Que cela suffise ! » Il dit, à propos de la mort de son fils aîné (en 1639) : « Cette mort me traversa le cœur comme un coup de poignard. » Mourant lui-même, il passe les jours et les nuits au chevet de sa fille bien-aimée. Donc, il est humain à ses jours et à sa façon, le bourreau de Wexford et de Drogheda.

Nous possédons déjà quelques traits de ce caractère. Mais qu’a-t-il dans son entendement ? Je réponds : fort peu de chose. Il a reçu les premiers principes à l’école de Huntingdon où il a eu pour instructeur un calviniste militant, le docteur Beard, et il est resté fidèle à son maître, puisque l’unique discours prononcé par Olivier dans le parlement de 1628 est une protestation irritée contre certain évoque qui avait refusé la parole au docteur.

A dix-sept ans, il se rend à l’Université de Cambridge où il passe un an dans un milieu également calviniste. Il saura tout juste assez de latin pour échanger quelques mots dans cette langue avec les ambassadeurs hollandais. Milton, qui s’y connaît, nous avertit que le latin du Protecteur est vicious and scanty. On nous dit à peu près la même chose de Shakspeare : small latin and no greek. Mais quelle différence dans la disposition de ces deux hommes. Shakspeare lit Plutarque (dans la traduction de Chapman) ; il essaie de deviner Platon à travers Pétrarque. Tous les souffles qui arrivent jusqu’à lui de l’antiquité classique, il les recueille et s’en imprègne. Cromwell est, avant tout, de son temps et de son pays. Insulaire endurci et chrétien exclusif, il dédaigne les anciens et ignore la Renaissance. A quoi bon ces choses exotiques et païennes, nées en d’autres siècles, et sous d’autres cieux ? Quant à lui, il s’enferme dans la pensée judaïque. Il cherche dans l’Écriture tout ce qu’il doit croire sur la société, l’État, la morale. Il avait lu, probablement, l’Histoire universelle de Raleigh puisqu’il en recommande la lecture à son fils. À quelques vues sur l’histoire il permet qu’on joigne un peu de mathématiques. Par un mélange qui est bien du puritain, la connaissance pratique des affaires doit s’allier à l’intelligence des « choses de Dieu. » Là s’arrête la pédagogie de Cromwell qui n’était, sans doute, qu’un ressouvenir de sa propre éducation.

Napoléon a confessé qu’après Arcole l’horizon s’élargit démesurément devant lui et que l’éblouissante perspective du pouvoir suprême se déroula devant son imagination. Il avait alors vingt-huit ans. Mais il est probable que, dès l’école de Brienne, son cerveau était hanté par la vision d’un grand avenir militaire. Un jour, à Sainte-Hélène, il a esquissé devant ses compagnons ce qu’eût pu être sa destinée sans la Révolution française. Au contraire, lorsque Olivier, à plus de trente ans, usait son activité dans de mesquines querelles avec la municipalité de Huntingdon, aucun signe, interne ou externe, aucun pressentiment ne pouvait l’avertir de sa grandeur future. À quarante ans, il était persuadé qu’il léguerait à son fils la ferme des dîmes de la cathédrale d’Ely dont il était lui-même investi par héritage. À quarante ans, c’est-à-dire lorsque sa vie était déjà écoulée aux deux tiers ! Ce n’est donc pas un de ces grands ambitieux que tourmente, de bonne heure, la passion de gouverner le monde. Et ce n’est pas, davantage, un de ces philosophes politiques que pousse en avant le désir d’appliquer leurs théories. Nous connaissons les « idées » d’Elliot, de Coke, de Selden, de Pym, de Vane, d’Ireton, de Rainborough, de Prynne, de Lilburn, et de vingt autres qui ont joué leur rôle dans cette révolution. Mais les « idées » de Cromwell, qui les connaît ? Où les trouve-t-on ? Aux différentes phases de son évolution, il a paru professer ou, du moins, accepter les opinions de ces hommes : il ne s’est arrêté à aucune ; sa politique consiste à écraser ses ennemis, qu’il croit être les ennemis de Dieu, quand il en trouve l’occasion et à s’incliner respectueusement devant les faits accomplis, car ce sont des « jugemens. » Essayez de réunir en un corps de doctrine, en un credo politique les pensées qu’il a exprimées aux divers momens de sa carrière et vous n’aurez qu’un chaos de contradictions. Lorsqu’il vient prendre sa place dans le Long-Parlement, il n’y apporte en guise de principes que la haine de Laud et de Strafford. On dit autour de lui, et il répète avec les autres, que le roi n’a pas le droit de lever des taxes sans l’aveu du Parlement, que le salut de l’Etat est dans une distinction très nette à établir entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. Quand il sera le maître, il percevra des impôts qui n’auront été votés par personne et dépassera tous les scandales du ship money. Au début de la levée de boucliers parlementaires, il est un des premiers à se saisir de l’exécutif et quand il est le gouvernement, il fait des lois tout seul et promulgue des constitutions fantaisistes qui reposent sur la confusion des deux pouvoirs. En 1645 on l’entend dire qu’il espère voir le jour où il n’y aura plus un seul lord en Angleterre. C’est sous son inspiration que la Chambre des pairs est d’abord mise en suspicion et en interdit, puis supprimée. Huit ans plus tard, il fabrique une pairie de sa façon et marie ses deux dernières filles à de grands seigneurs. Sur la grande question, l’existence du pouvoir royal, que de pitoyables variations ! Sa politique en 1647 se résume successivement par ces deux phrases difficiles à concilier : « Pas d’arrangement sans le roi !… Pas d’arrangement avec le roi ! » Comme toujours, ce sont les faits, non les argumens qui le convainquent et la fuite de Charles lui révèle le dogme de la souveraineté populaire. Au moment où l’on propose de mettre Charles en accusation, il déclare que l’idée d’attenter aux droits du prince et de sa descendance ne pourrait venir qu’à des misérables et à des traîtres. Quelques jours à peine se sont écoulés lorsqu’il crie, à Algernon Sidney, qui conteste la légalité du tribunal : « Nous lui couperons la tête, avec la couronne dessus ! » Le roi décapité, que faire ? Quelqu’un avait entendu Olivier rendre cet oracle : « La République est désirable, mais elle est impossible. « Pourquoi désirable ? Et pourquoi impossible ? Cette République impossible, il la fait : cette République désirable, il la confisque et l’étouffé. N’est-ce pas à lui, plus qu’à tout autre, qu’il faut appliquer un de ses mots les plus singuliers : « Ceux qui vont le plus loin sont ceux qui ne savent pas où ils vont ? »

Les sociétés modernes ont deux grandes sauvegardes : la liberté et la légalité. Quelques hommes, au XVIIe siècle, ont passionnément aimé l’une ; beaucoup ont compris, pratiqué et défendu l’autre d’une façon parfois étroite et littérale, mais peut-être est-ce ainsi que la légalité doit être comprise, pratiquée et défendue. En fait, la Révolution d’Angleterre a été entreprise et achevée par des nomomanes, si l’on me permet de créer le mot. Deux d’entre eux tenaient de très près à Cromwell : Hampden, qui fut le héros et le martyr de la légalité, Ireton, qui en fut l’avocat ardent, disert et subtil.

Cet Ireton, son gendre, curieux mélange du soldat et du légiste, grand raisonneur et beau parleur, un des rares Anglais qui aient cru à la vertu des constitutions écrites sur du papier, l’aurait un peu gêné dans sa carrière d’arbitraire à outrance. Mais il avait disparu au début de la période républicaine. Hampden n’était plus là lorsque Coney, à son exemple, refusa d’acquitter les taxes illégales du Lord-Protecteur. Cromwell le fit jeter en prison ainsi que ses avocats et réprimanda grossièrement les juges qui essayaient de maintenir la liberté de la défense et d’invoquer la Magna Charta.

« La Magna Charta !… » répéta Cromwell avec un gros rire, et il leur jeta à la face une de ces sales plaisanteries de corps de garde qui lui venaient volontiers aux lèvres. Il ajouta ces mots qui indiquent une si complète absence de moralité politique : « Souvenez-vous que c’est moi qui vous ai fait juges ! » Certain jour de sa vie, Bonaparte (comment se soustraire à une comparaison qui s’impose ? ) fit le Dix-huit brumaire et il avait la France derrière lui. Tous les jours de la vie de Cromwell sont des Dix-huit brumaire. Et pour qui a-t-il agi ? Au bénéfice d’une minorité, qui est devenue la minorité dans la minorité et, finalement, s’est réduite à la petite coterie qui l’entourait. Ce n’est pas un article, mais un volume qu’il faudrait pour énumérer toutes les mesures illégales qu’il a sanctionnées et couvertes, après coup, de son autorité, ou soufflées à des subalternes, ou exécutées de sa propre personne. L’absolutisme est son élément, l’arbitraire est son pain quotidien, le coup d’Etat est son existence normale. Quand il a détruit la légalité existante, il n’est nullement pressé de créer une légalité nouvelle. Un appel au pays, une élection générale lui paraît la chose la plus dangereuse du monde, mais, comme tous les despotes, le mot qu’il a sans cesse à la bouche est celui de salut public. « Lequel vaut le mieux, d’être perdus en faisant votre volonté ou d’être sauvés malgré vous ? » Ses actes justifient-ils ce pressant, cet impérieux argument du salut public ? Prenez les deux plus importans, les deux plus graves : la mort du roi et la dissolution brutale du Long-Parlement. A quoi ont-ils abouti ? Quelle grande idée ont-ils fait prévaloir ? Quel bien est sorti pour la cause que Cromwell prétendait servir de ces deux coups de force ? Comme le remarque avec justesse M. Morley, le matin du 30 janvier, le roi s’appelait Charles Ier ; il était désarmé, sans force et prisonnier de ses ennemis, accablé, par surcroît, des mille responsabilités dont l’avaient chargé ses fautes et sa duplicité. Le soir de ce même jour, le roi s’appelait Charles II ; il était libre, entouré d’amis, dégagé de tout lien avec le passé. Sa politique était l’ardoise sur laquelle on vient de passer l’éponge. Et, encore, lorsqu’il jetait à la porte les derniers débris de cette grande assemblée dont il était membre, que faisait Cromwell ? Il brisait en deux son propre parti, rendait définitif et irréparable le divorce de l’élément civil et de l’élément militaire, de la légalité et de la force ; il se privait à jamais du concours de ceux qui représentaient encore la richesse, l’intelligence, la tradition et, par conséquent, travaillait à l’inévitable restauration des Stuarts. Ainsi va, au jour le jour, cette politique de hasards et d’expédiens qui change de méthodes et de maximes suivant l’humeur du maître et le tour que prennent les événemens. Elle peut assurer l’ordre matériel pour l’heure présente, mais ne peut répondre du lendemain. Dans un de ces accès de bonhomie et de franchise qui ramènent vers lui l’estime, sinon la sympathie, il a résumé ainsi sa carrière : « J’ai été le constable de la paroisse, rien de plus ! » Mais, à d’autres jours, il s’est livré à d’amères récriminations, rejetant sur des inférieurs, sur les comparses du drame, la responsabilité de ses propres actes. « C’est pour vous que j’ai fait ceci. C’est vous qui m’avez conseillé cela ! » A l’entendre, on croirait qu’il n’a été que le bouc émissaire, l’homme de peine de la Révolution, celui qu’on a chargé de toutes les besognes difficiles ou désagréables.

Ceux qui croient en Olivier nous disent : « Demandez à sa religion le secret de sa politique, car c’est l’une qui gouverne l’autre. » Cherchons la religion de Cromwell.

Tout d’abord dans cette recherche, on éprouve une impression de soulagement et comme de rafraîchissement. On échappe aux arguties théologiques du temps, au dogmatisme intolérant, aux subtilités d’interprétation qui divisent les sectes. On n’a plus devant soi que la Loi pure et simple ; on croit entrevoir une religion large, ouverte à tous. Cromwell accepte les saintes Écritures en bloc, telles qu’on les lui présente et sans les discuter, comme une sorte de diapason moral et comme le premier moyen qui lui soit donné d’entrer en communication avec la pensée divine sur tous les sujets. Il ne s’inquiète ni de préciser ni de systématiser le dogme ; il s’en inquiète si peu que, lorsqu’il a supprimé le Prayer book qui contient la doctrine officielle, les formules et les rites de l’anglicanisme, il ne met rien à la place et laisse les églises maîtresses d’enseigner ce qu’elles veulent. Les questions qui l’intéressent sont des questions d’organisation et de discipline. Faut-il détruire absolument l’épiscopat ? Quelle part faire aux laïques dans le gouvernement de l’Église ? Il incline à laisser les âmes libres de disposer d’elles-mêmes dans le tête-à-tête avec Dieu. On ne peut lui retirer le mérite d’avoir été, pendant de longues années, le champion militant de la liberté de conscience. Sans doute, ce rôle lui était imposé par les besoins mêmes du parti qu’il représentait. On l’appelait « le grand indépendant, » et les indépendans, dans cette querelle entre calvinistes purs et arminiens, entre prélatistes et presbytériens, ne demandent, d’abord, que le droit d’exister. Mais il faut reconnaître que la liberté de conscience n’est pas simplement, pour les indépendans, une thèse de circonstance, mais qu’elle constitue le fond même de leur doctrine, l’article principal de leur Credo et, en quelque sorte, leur raison d’être. S’il est permis de définir les idées du XVIe et du XVIIe siècle par des mots du XIXe et du XXe que ni Calvin ni Cromwell n’eussent compris, je dirai que la doctrine des indépendans, ou plutôt leur état moral, c’est le déterminisme religieux, fourni par Genève, qui se greffe sur l’individualisme anglo-saxon. « Suis-je un des élus ? Ai-je la grâce ? » Voilà la grande, l’unique question. Elle donne lieu, dans l’âme du puritain, à des anxiétés terribles, à des luttes effroyables, entrecoupées de longs abattemens et de langueurs mortelles. Mais dès qu’il se croit en communion directe avec Dieu, il ne doute plus de lui-même et il cesse de tenir compte des opinions adverses… Ceux qui ne pensent pas comme lui sont comparables aux Madianites et aux Amalécites de l’ancienne loi : ils sont voués par Dieu à la destruction de toute éternité. « Il a plu au Seigneur de donner la victoire à son pauvre ver : » tel est l’étrange style des rapports officiels d’Olivier. Croire que Dieu agit en nous seuls et par nous seuls, est-ce le comble de l’humilité ou le comble de l’orgueil ? Je pose la question aux casuistes. Je ne puis m’empêcher de croire que c’est le comble de l’orgueil, car je m’aperçois que, dans la pratique, la première conséquence de cette manière de voir, c’est que le « pauvre ver » se croit infaillible et impeccable. Quoi qu’il fasse, crimes ou sottises, — les massacres de Wexford et de Drogheda comme la dissolution tragi-comique du Parlement-croupion, — tout est bien, tout est juste, tout est de droit divin. Presque à l’agonie, Cromwell repasse sa vie. Le souvenir de certains actes le trouble, apparemment, car il demande à l’un des ministres qui l’entourent : « Etes-vous sûr qu’on ne puisse pas perdre la grâce ? — Absolument sûr. — Alors, je suis tranquille, car je sais qu’à certain moment je possédais la grâce. » Quand on veut se rendre compte des mobiles et du rôle de Cromwell, il ne faut jamais oublier ce mot-là. Comme il avait été le lieutenant de Manchester et de Fairfax, il s’est cru le lieutenant de Jésus-Christ. En cela il a été absolument consistant et parfaitement sincère. Il se flatte encore de servir la liberté de conscience lorsqu’il refuse d’en faire jouir les catholiques et les prélatistes, parce que ce sont là, dans sa pensée, les pires ennemis, les éternels oppresseurs de cette même liberté. Il se figure être quitte envers eux en leur reconnaissant le droit de croire ce qu’il leur plaît dans leur for intérieur à condition de ne se livrer à aucune manifestation extérieure de leur culte. Quant à l’autorité, elle doit appartenir exclusivement aux élus de Dieu ; à ceux qu’il a marqués d’abord de son sceau. C’est ainsi qu’au XVIIe siècle on voit les croyances religieuses enfanter les partis politiques. L’arminianisme pose en principe l’égalité des âmes dans le péché originel, le libre arbitre et le salut par les œuvres. De là naît la conception du moderne libéralisme qui reconnaît, en théorie, des droits égaux à chacun des membres de la société politique : ce sera le gouvernement des majorités. Au contraire, presbytériens, indépendans, anabaptistes réservent exclusivement le pouvoir aux Saints, qui sont le petit nombre : ce sera le gouvernement des minorités.

Dans le premier il faudra justifier chacune de ses résolutions, se donner à soi-même, donner aux autres des raisons avant d’agir et des comptes après avoir agi. Les Saints ne sont tenus à rien de tel : ils ont la grâce, et la grâce est inamissible. Telle est la croyance maîtresse qui gouverne la vie de Cromwell comme celle de tous ses coreligionnaires. Qu’a-t-il fait pour la réaliser dans les faits ? Comment s’y est-il pris pour construire une société d’après cet idéal ? Dans quelle mesure a-t-il réussi ? Dans quelle mesure a-t-il échoué ? Le succès, ou l’échec, lui est-il imputable ? Ou bien s’est-il heurté à des circonstances plus fortes que lui ? Et qu’est-il resté finalement, de cet effort pour organiser le gouvernement de Dieu sur la terre ? C’est là-dessus qu’il faut juger Cromwell. Ses contradictions, ses incohérences, son manque de franchise, tout cela disparaît ; ses crimes eux-mêmes deviennent choses secondaires s’il a créé quelque chose ou seulement légué à l’avenir l’embryon d’une idée aujourd’hui vivante.


III

La première expérience d’Olivier, en ce genre, consiste à organiser une compagnie de cavalerie. À ce moment, Gustave-Adolphe venait de montrer l’importance de la cavalerie et le temps était encore loin où l’on devait proclamer l’infanterie la « reine des batailles. » On nous fait un lamentable tableau du fantassin anglais de la guerre civile. A travers fossés et marécages, trempé jusqu’aux os, crotté jusqu’aux épaules, il marche lentement. Sous son bagage énorme il a moins l’air d’un soldat qui va se battre que d’un pauvre paysan en train de déménager. Ni pour la portée, ni pour le maniement et la rapidité, son triste mousquet ne vaut l’arc de Crécy et d’Azincourt. Quand il a lâché les deux balles qu’il mâchonne dans un coin de sa bouche, il n’a plus d’autre défense que la crosse de son arme. S’il est tourné, il est pris par grandes masses, comme dans un filet, à moins qu’il ne trouve plus beau de se faire hacher sur place : ce qui est rare, car il sait à peine pourquoi il se bat. Il fallait donc, à tout prix, — Cromwell fut un des premiers à le comprendre et à le dire, — donner une cavalerie à l’armée parlementaire. Mais de quels élémens la composer ? Et comment opposer aux gentilshommes du prince Rupert des garçons de ferme montés sur des chevaux de labour ? Encore s’il ne s’était agi que de leur apprendre à galoper en file ou en rang, à manier le sabre et le pistolet ? Mais la difficulté n’était pas là, comme Cromwell l’expliquait dans une lettre mémorable à Hampden. L’honneur, la fidélité au roi est le ressort des cavaliers du prince Rupert. Il faut trouver un sentiment qui s’oppose à celui-là et qui soit le ressort de la cavalerie parlementaire. Ce sera l’enthousiasme religieux. Ils se croiront invincibles et le seront, en effet, parce qu’ils auront conscience d’exécuter les volontés de Dieu. Cromwell se met en devoir de réaliser cette pensée et cherche, avant tout, des hommes d’une piété ardente et exemplaire. Jamais on ne les voit ivres ; jamais on ne les entend jurer. Ils passent en prières le temps laissé libre par les exercices militaires et chantent des psaumes au lieu de chansons profanes. Dans le combat, ils montrent tant d’énergie et d’endurance que leurs ennemis les baptisent, eux et leur chef, les « hommes de fer. » La compagnie s’élargit et devient un régiment et le régiment devient une armée. C’est au commencement de 1646 qu’est organisé le New model qui est une première esquisse de la société puritaine sous la forme d’un camp. Du jour où elle est créée, elle est placée hors de la main du Parlement par la Self-denying ordinance. Par cette mesure, les deux Chambres excluent leurs membres des commandemens militaires. Non pas tous. Tandis qu’Essex, Manchester, Waller s’empressent de se démettre de leurs fonctions, Cromwell est prorogé dans les siennes pour un délai de quarante jours, à l’expiration duquel un nouveau délai lui est accordé. Enfin il est investi du poste de lieutenant général qui a été laissé vacant à dessein dans le New model. Il commande toute la cavalerie, c’est-à-dire toute la partie importante et agissante de l’armée. C’est de cette Self-denying ordinance que date l’antagonisme de l’élément civil et de l’élément militaire. Cromwell, par sa situation mixte, exceptionnelle, est le seul qui puisse s’interposer entre les deux pouvoirs, les dominer l’un par l’autre, jusqu’au jour où il jugera bon d’écraser, de supprimer un des rivaux.

Il n’est pas d’assemblée plus aristocratique que le Parlement d’alors. On l’a remarqué, il contenait plus de sang noble que n’en contient aujourd’hui la Chambre des lords et plus d’intelligence que la Chambre des communes qui siège en ce moment à Westminster. A l’exception de Hobbes et de Milton, tous les grands noms de l’époque y figurent, toutes les valeurs intellectuelles s’y trouvent réunies. L’armée, au contraire, présente, par comparaison, un caractère anonyme et démocratique. Ses chefs sont des hommes nouveaux ; parmi ses officiers inférieurs, un certain nombre ne sont pas des gentlemen. C’est presque l’avènement d’une classe et une classe nouvelle apporte avec elle de nouvelles idées. Tandis que la majorité de la Chambre des communes est composée de prélatistes modérés ou de presbytériens, les indépendans et les anabaptistes prévalent dans l’armée et des opinions extrêmes ne tardent pas à s’y faire jour. Les idées mûrissent si vite en révolution ! Le New model existe depuis un an à peine et déjà le socialisme le plus avancé y formule ses prétentions étayées de textes bibliques. Dès qu’on a cessé de se battre, on discute. D’abord, il s’agit, tout simplement, de réclamer un arriéré de solde. Les délégués des soldats confèrent avec les officiers. Ces délégués prennent un nom significatif : on les appelle des agitateurs et cette réunion qui a pour but de protester contre le Parlement devient, à son tour, une sorte de parlement. Cromwell qui sent, mieux que personne le besoin de la discipline, évince peu à peu les simples soldats de ce parlement militaire, qui n’est plus que le conseil des officiers. Les discussions continuent et elles sont intéressantes. Des fous viennent raconter leurs rêves de la nuit précédente : on les écoute respectueusement, puis on passe à l’ordre du jour. Comme tous les corps délibérans à leurs débuts, l’assemblée, en moins d’une heure, passe d’une question de détail aux principes fondamentaux sur lesquels repose la société. Rainborough demande le suffrage universel ; Ireton soutient la théorie censitaire qui proportionne la puissance politique aux intérêts matériels. « Si l’on prétend que tous les hommes ont un droit égal à opiner sur les affaires publiques, on pourrait soutenir, par les mêmes argumens, que tous les hommes ont un droit égal à la possession de la terre. — Pourquoi pas ? » Question terrible sur laquelle Cromwell se garde de donner son avis. Il se contente de prêcher la « concentration » puritaine. Mais dès que l’occasion s’en présentera, il écrasera sans pitié les « niveleurs » qui sont les enfans perdus, les bachi-bouzouks du Puritanisme.

Durant l’intervalle qui sépare la première et la deuxième guerre civile, c’est-à-dire pendant la seconde moitié de 1646, l’année 1647 et le commencement de 1648, l’armée est, en quelque sorte, en rébellion ouverte, permanente, contre l’autorité civile, sans qu’il soit possible de déterminer d’une façon précise si elle obéit à ses chefs ou si ses chefs lui obéissent. Qui a donné l’ordre secret d’après lequel le cornette Joyce enlève Charles Ier, à Holmby ? Lorsque les troupes envahissent Londres et réclament l’expulsion de onze membres du Parlement, agissent-elles de leur propre mouvement ? Avaient-elles reçu un mot d’ordre dont l’auteur anonyme a su se dérober aux curiosités de l’histoire ? Ce qui est certain, c’est que Cromwell s’est incliné dans les deux cas, avec une passivité qui serait bien étrange si elle n’était volontaire et calculée. Pendant qu’il négocie avec le roi, à Hampton-Court, les têtes chaudes de l’armée, à quelques pas de là, complotent l’assassinat du souverain. Cromwell semble impuissant à le protéger et quelques historiens croient qu’il a laissé le roi s’échapper de ses mains pour le soustraire à cette éventualité. Ce qui nous frappe, c’est que, le roi disparu, Cromwell retrouve toute son énergie. Deux régimens se mutinent et le lieutenant général punit les instigateurs de la révolte avec une sévérité aussi prompte que terrible. La seconde guerre civile éclate et, comme toujours, le danger rétablit la discipline. Aussitôt la guerre terminée, nouvelle invasion de l’armée dans la politique. Elle se saisit une seconde fois de la personne royale et elle élimine du Parlement, quelques jours après, tous ceux qui lui déplaisent.

Quel est le véritable auteur de ces deux coups d’Etat, presque simultanés, où l’on ne voit apparaître que des subalternes ? Encore une énigme de l’histoire. Mais, officiers et soldats, toute l’armée suit. C’est sous la menace des mousquetaires et des piquiers de Cromwell que se joue la tragédie de 1649. Dès lors le Parlement (ou ce qui en reste) et l’armée sont dans les mains du même parti. Le sang du roi est sur tous deux. Ils devraient être, semble-t-il, à jamais solidaires dans leurs responsabilités comme dans leurs aspirations. Pourtant l’antagonisme subsiste ; il se réveille plus intense que jamais, en 1652 et 1653, lorsque l’armée a achevé son œuvre en Irlande et en Écosse et lorsqu’elle s’aperçoit que le Parlement n’a même pas commencé la sienne, c’est-à-dire l’organisation de la nouvelle société puritaine. Inutile de rappeler comment la rupture se produit : de toutes les scènes de la Révolution anglaise, c’est la plus connue et je ne cherche pas ici le pittoresque, le drame, mais la philosophie de cette Révolution.

Le terrain est déblayé ; les légistes ont disparu. Les godly men, les hommes « qui craignent Dieu » vont réformer l’Etat. Ils attendent leur heure depuis douze ans : elle sonne enfin. Autour d’une longue table viennent s’asseoir les membres de ce Parlement qui n’est pas un parlement, mais une commission constituante, choisie par le capitaine général, commandant en chef l’armée des trois royaumes, et par son conseil, seule autorité qui subsiste dans le pays. Cromwell leur prêche une sorte de sermon d’ouverture et ils se mettent à la besogne. En trois mois ils ont touché à tout ; à l’organisation de l’Eglise, à l’administration de la justice, à l’assiette et à la répartition de l’impôt. Ils se proposent d’alléger les charges publiques et de les faire peser plus également sur toutes les classes. Ils veulent une justice moins lente et moins dispendieuse : c’est pourquoi ils créent de nouveaux tribunaux et fixent un délai dans lequel les causes seront entendues et les arrêts définitivement prononcés. Ils retirent au jury le jugement dans les cas où la compétence technique et professionnelle est de rigueur. Ils suppriment le patronage, c’est-à-dire le droit que possèdent les seigneurs terriens de présenter des candidats aux fonctions ecclésiastiques. Il leur paraît absurde qu’un homme soit investi du privilège de choisir le pasteur d’un troupeau spirituel, de par le nombre d’acres qu’il a héritées de ses ancêtres. Suppression de la dîme : il n’est pas juste que certains citoyens soient obligés de contribuer à l’entretien d’une église dont ils ne partagent pas les croyances. Tout cela n’est-il pas la logique et la raison même ? Que peut-on y objecter ? Rien, sur le terrain des principes, évidemment, et, pourtant, au bout de trois mois, toute l’Angleterre était soulevée d’indignation contre le Parlement Barebones (on l’appelait ainsi du nom d’un de ses membres les plus en vue) ou elle l’accablait de ses moqueries. C’est que ces réformes, si justes en elles-mêmes, portaient atteinte à d’innombrables intérêts, aux revenus de l’Eglise et à ceux des légistes, à des abus qui étaient devenus de véritables propriétés, au même titre qu’un champ ou une pièce d’argenterie. Elles mettaient en question le budget de l’armée et de la flotte que les intéressés voulaient voir considérablement augmenté et placé hors de toute atteinte. C’était assez pour frapper ce Parlement de la plus profonde impopularité. Il le sentit si bien qu’il se suicida. Du moins, une minorité prononça la dissolution et vint, humblement, remettre ses pouvoirs aux mains du capitaine-général de qui elle les tenait. Les autres demeurèrent en séance. Deux colonels vinrent à entrer dans la salle : « Que faites-vous là ? demandèrent-ils insolemment. — Nous cherchons le Seigneur. — Il y a beau temps qu’il n’est plus ici ! Allez-vous en. » Et ils s’en allèrent. Pas une voix ne s’éleva en leur faveur et tous les historiens, jusqu’à M. Morley, s’accordent à les regarder comme des imbéciles et des brouillons. Ce qui prouve que l’armée n’avait pas eu, un seul instant, l’intention d’abdiquer entre les mains des godly men, c’est que, quelques jours après, une Constitution, élaborée à l’avance par les prétoriens du puritanisme, se trouva prête à être promulguée et mise en pratique. Cette chinoiserie constitutionnelle s’appelait l’Instrument de Gouvernement. C’est la seule Constitution écrite que l’Angleterre puisse opposer aux nombreuses paperasses de ce genre dont notre histoire nationale est encombrée. On attribuait les difficultés et les désordres des années précédentes à la confusion des deux pouvoirs, l’exécutif et le législatif. C’est pourquoi la Constitution nouvelle avait pour objet principal de séparer nettement leurs attributions. Or elle les embrouilla et les enchevêtra d’une façon irrémédiable. En effet, d’après l’Instrument de Gouvernement, le Parlement, pendant qu’il siégeait, avait sous ses ordres l’armée et la marine, mais il ne siégeait que cinq mois en trois ans et, pendant le reste du temps, le Lord-Protecteur avait le droit de légiférer comme il lui plaisait et son autorité était plus absolue que celle d’un roi, puisque le budget ordinaire était établi une fois pour toutes, en dehors de toute discussion. Par une dernière contradiction, tout aussi flagrante, le chef du gouvernement était censé partager l’autorité avec son conseil, et ce conseil, qui devait le contrôler, était formé de ses créatures. Enfin l’exécutif (c’est-à-dire le Protecteur et son conseil) s’arrogeait le droit de vérifier les pouvoirs des membres du Parlement, réduit à une assemblée unique et, par conséquent, d’éliminer ceux dont les opinions lui seraient suspectes. Quant à la grosse question de la réforme ecclésiastique, l’Instrument l’ajournait à une autre époque, Ayant à choisir entre le presbytère et l’épiscopat qui leur déplaisaient également, les indépendans s’abstenaient.

La nouvelle Constitution fut inaugurée par dix mois de gouvernement personnel, pendant lesquels le Protecteur et son conseil rendirent 88 décrets ayant force de loi. Beaucoup de ces décrets sont des mesures d’administration et de police (comme la fixation du nombre maximum des voitures de louage dans Londres) ; d’autres ébauchent la réforme des mœurs en édictant des peines contre l’ivrognerie, les jurons, la violation du sabbat. Lorsque le Parlement est enfin réuni, on l’invite à sanctionner ces mesures prises sans son concours. Mais cette assemblée est animée du même esprit que celle dont Cromwell s’était si lestement débarrassé en avril 1653. Avant tout, elle se prépare à réviser la Constitution. Le Protecteur, pour déjouer cette résistance, revient à son système d’épuration arbitraire et impose aux députés, comme condition préalable à leur admission, un serment de fidélité à cette Constitution qu’ils se proposent de refaire. Chacun agit alors suivant son tempérament. Les uns refusent le serment et se retirent ; les autres prêtent serment et persistent dans leur opposition. C’est à peu près vers ce temps que le jeune Louis XIV faisait, le fouet à la main, enregistrer ses édits par le Parlement de Paris. L’ancien fermier du Huntingdonshire se comporte à peu près de même. Il fait comparaître devant lui les élus de la nation : « On vous permet de discuter les détails de la Constitution. Mais il vous est défendu de toucher aux points essentiels, c’est-à-dire à la non-perpétuité du Parlement et à la concentration du pouvoir exécutif dans une seule main. » Cette fois, ils se le tiennent pour dit et se contentent d’élaborer une vingtaine d’articles insignifians qui allongent et compliquent la Constitution. Leurs cinq mois écoulés, on les congédie et voilà le Protecteur délivré de tout contrôle importun pour le reste de la période triennale.

Alors commence une nouvelle expérience, le gouvernement des majors-généraux. L’Angleterre est divisée en douze districts à la tête desquels sont placés ces officiers. Les troupes sous leur commandement, auxquelles s’ajoute la milice nouvellement créée, composent une formidable police militaire. Qui paie les frais de cette coûteuse institution ? Ceux-là mêmes contre lesquels elle fonctionne, les Malignants, ceux qu’on soupçonne d’attachement à la foi catholique ou à la dynastie déchue. On leur a d’abord pris le dixième de leur revenu, puis le tiers, puis les deux tiers. Au moindre mouvement de résistance, on confisque toutes leurs propriétés et on les envoie aux Indes occidentales où ils sont vendus comme esclaves. La liberté de la presse a disparu ; l’indépendance des juges n’est plus qu’un souvenir. Partout règne le bon plaisir, servi par la délation. Parmi les majors-généraux quelques-uns semblent avoir encore en vue l’idéal des premiers jours, le retour à la pureté des mœurs bibliques et le gouvernement de Dieu sur la terre. D’autres sont de simples tyrans. L’armée, démesurément augmentée, ne contient plus rien des élémens du New model. Ceux qui la composent sont des soldats de profession, qui vivent de leur métier et s’y engraissent. Chaque jour ils se rapprochent davantage de ce type militaire que la guerre de Trente ans avait mis dans un si effrayant relief et qui épouvante encore l’histoire.

Des nécessités financières obligent Cromwell à convoquer encore un Parlement dans les derniers jours de 1656. Comme dévouement à sa personne, celui-là ne laisse rien à désirer. Lui aussi entre en lutte avec l’élément militaire ; lui aussi veut réviser la Constitution ; mais, dans les deux cas, son but est de fortifier l’autorité du Protecteur. Cromwell s’appuierait volontiers sur cette assemblée pour contre-balancer l’influence des officiers ; mais, comme on l’a justement remarqué, on ne s’appuie que sur ce qui résiste et le Parlement n’a aucune force parce qu’il n’est pas l’expression sincère des volontés du pays.

Quelqu’un disait à Cromwell : « Vous avez contre vous neuf hommes sur dix. » Et le dictateur de répondre : « Qu’importe, si les neuf sont désarmés et si le dixième est armé jusqu’aux dents ! » Aveu cynique, mais imprudent, qui décèle la faiblesse de ce gouvernement. Ce dixième, armé jusqu’aux dents, tient son maître sous sa dépendance. Un despote n’a rien à refuser à ses janissaires. En 1657, les officiers se contentèrent à bon marché : ils proscrivirent le nom de roi. A part ce nom, Olivier fut, jusqu’à sa mort, un véritable souverain, héréditaire, sans contrôle, maître des finances, maître de la paix et de la guerre.


IV

L’expérience puritaine, à partir de mai 1657, peut être considérée comme terminée. Avec des interruptions, des ralentissemens, des retours de ferveur, elle s’est poursuivie par diverses méthodes, avec le Parlement, les godly men, les majors-généraux et elle aboutit à la dictature personnelle qui la clôt et l’enterre. Tout avait été essayé, tout avait échoué et cet échec allait laisser dans l’esprit de plusieurs générations une méfiance profonde contre le gouvernement de la vertu, une tendance décidée à écarter les saints de la politique pour y appeler les philosophes et les habiles. De ce moment date ce qu’on pourrait appeler la laïcisation définitive de la politique anglaise.

Il est, dans l’histoire, des défaites honorables ; il en est de glorieuses. Si Cromwell avait succombé en cherchant à établir son système, ce système, vaincu avec mi, serait sa raison d’être et sa justification. Mais il en a hâté, consommé, proclamé l’avortement et, par là, il se confond avec les autres grands empiriques de l’histoire.

Grand ? L’a-t-il été, réellement ? Et en quoi consiste cette grandeur ? Sûrement il n’était pas un maître de la parole. Sa pensée, qui se débat toujours contre la pauvreté ou l’obscurité de l’expression, donne l’idée d’un homme qui marche enveloppé dans un sac et lance des coups de poing dans le vide. Il n’était pas, non plus, un financier. Jamais, — cela est admis de tous, — il n’a rien entendu aux chiffres. On nous dit qu’il avait des talens militaires. Sur ce point, je ne puis en croire Carlyle ni M. John Morley. Napoléon, après avoir lu Hume, ne se trouvait pas assez renseigné pour porter un jugement sur la tactique et la stratégie de Cromwell. Le colonel Hönig, qui a fait une étude spéciale de la question, est, si je ne me trompe, la meilleure autorité en la matière. Outre le courage personnel qui ne saurait être douteux, l’historien militaire allemand reconnaît de rares mérites chez le vainqueur de Preston et de Dunbar. Il ne faut pas oublier, cependant, que la valeur d’un chef d’armée se mesure à celle de ses adversaires, de ses alliés et des moyens dont il dispose. Rien de plus primitif que ces batailles de la guerre civile où la disposition est invariablement la même : l’infanterie au centre, la cavalerie aux ailes. Aucune unité dans le commandement. Trois ou quatre actions différentes s’engagent et se poursuivent sans rien savoir les unes des autres. Lorsque Cromwell, à Marston Moor, après avoir culbuté la cavalerie de Rupert, se rabat sur Goring, puis sur Newcastle, il tombe comme la foudre sur des troupes qui se croient victorieuses. Comment a-t-il pu faire ainsi le tour entier du champ de bataille, et exécuter cette brillante manœuvre qu’il renouvela, l’année suivante, à Naseby, s’il n’avait été admirablement aidé par les Écossais auxquels son pieux rapport rend une si avare justice ? Aurait-il pu, à Preston, attaquer et détruire, en petits paquets, l’armée royale, pendant trois jours consécutifs, si l’ineptie des chefs et les divisions de cette armée hétérogène n’avaient empêché les corps dont elle était composée de se secourir et de se concentrer, de changer, à temps, l’ordre de marche en ordre de bataille ? A Dunbar, qui ne voit qu’Olivier s’était placé dans la position la plus dangereuse, dans une plaine ouverte entre les montagnes et la mer, coupé à la fois de ses communications avec Edimbourg et avec la frontière anglaise ? Son génie fut d’attendre que ses adversaires perdissent patience et renonçassent, en l’attaquant les premiers, à l’avantage de leur position.

Sur la diplomatie de Cromwell, je serai plus affirmatif parce que les faits parlent d’eux-mêmes. L’Angleterre, au moment où Cromwell prit la direction de sa politique extérieure, avait deux grands intérêts, l’un essentiel à son prestige, l’autre nécessaire à son développement matériel : s’affirmer comme la protectrice de la liberté de conscience en Europe, s’emparer des transports maritimes.

Le premier de ces intérêts lui commandait de contenir l’ambition grandissante de la France ; le second, de ruiner, sur mer, la puissance des Hollandais. Cromwell fit la paix avec la Hollande et s’allia intimement avec la France contre l’Espagne. Or les jours de l’Armada étaient loin et il y avait un demi-siècle que le colosse espagnol, frappé de léthargie, ne menaçait plus personne. Pourquoi s’attaquer à ce moribond ? Etait-ce un pur anachronisme ? Etait-ce la politique de pile ou face ? C’était, je le crains, quelque chose de moins estimable encore. La République autoritaire, la République de droit divin ne pouvait vivre qu’en s’appuyant sur une forte et nombreuse armée de terre et de mer. Cette armée, il fallait la payer et la nourrir et, pour cela, s’il était possible, l’employer à quelque guerre lucrative. La guerre contre l’Espagne fut précisément cette guerre. Je n’y vois qu’une succession d’heureuses pirateries. Nous fûmes les seuls à en tirer un avantage politique et c’est l’unique circonstance où nous ayons dupé les Anglais. Les historiens nationaux font un mérite à leur héros d’avoir obtenu Dunkerque comme prix de sa coopération à la victoire des Dunes. Mais l’Angleterre ne devait pas garder longtemps sa conquête. Ils l’admirent d’avoir protégé les Vaudois, mais l’action de Cromwell, en cette affaire, n’eût été suivie que d’un effet bien mince si le cardinal Mazarin ne l’eût appuyée. L’Impérialisme a ses Loriquets qui prêtent à l’Angleterre du XVIe et du XVIIe siècle les magnifiques insolences de l’Angleterre du XXe : il faut couper court à ces illusions rétrospectives. D’autres historiens nous assurent que, s’il avait vécu plus longtemps, il eût fait d’admirables choses. Cette théorie n’est justiciable que du spiritisme qui évoque les grands hommes d’Etat et leur fait confesser leurs secrets. La parole est aux guéridons.

De ces vingt années où l’anarchie alterne avec la terreur, deux grands actes survivent parmi tant d’efforts inutiles et de lois mort-nées : l’Union des trois royaumes, alors ébauchée et qui est aujourd’hui un fait accompli ; l’Acte de navigation qui a commencé la fortune commerciale de l’Angleterre. Ces deux idées appartiennent au Long-Parlement ; Cromwell n’a rien à y réclamer.

Je ne sais si j’ai convaincu le lecteur : pour moi, l’examen attentif de la carrière et des facultés de Cromwell ne laisse subsister de lui que cette volonté inflexible qui change de but, de forme et d’instrumens, qui avance, puis recule, et, au fond, ne sait pas ce qu’elle veut, mais qui, pourtant, continue son chemin, sans se laisser entamer, patiente, obstinée, imperturbable comme une force de la nature, essayant, comme elle, de tous les moyens pour s’affirmer et, comme elle, incapable de se décourager ou d’abdiquer. C’est le trait dominant de l’homme ; c’est aussi celui de la race qu’il représente et voilà, sans doute, pourquoi tous les partis, qui devraient le maudire et le mépriser, s’entendent pour le respecter et l’admirer. A ne considérer que les circonstances historiques, Cromwell devrait apparaître aux Anglais à peu près comme nous apparaîtrait un Bonaparte sans idées et sans génie, qui aurait fait, à la fois, le 21 janvier et le 18 Brumaire, décapité la monarchie et jeté le Parlement par les fenêtres. Son nom devrait être en égale exécration aux fanatiques de la prérogative et aux partisans de la liberté. Pourquoi n’en est-il pas ainsi ? Lui pardonne-t-on ses crimes parce qu’il a montré des talens hors ligne, ou parce qu’il a fait, per fas aut nefas, la grandeur de son pays, ou parce qu’il a légué à l’avenir une idée féconde ? Rien de tout cela. Le secret de son prestige est dans ce fait qu’en lui se manifestent pour la première fois dans toute leur énergie les instincts dominateurs du peuple britannique. Il justifiait ces instincts par un argument théologique. L’argument, de nos jours, s’est fait scientifique. « Je suis persuadé, et je crois fermement, disait Cromwell, que l’Angleterre plaît au Seigneur. » Deux cent trente ans plus. tard, l’historien Seeley faisait de cette idée une doctrine en substituant à l’action directe et immédiate de Dieu dans une conscience individuelle le jeu régulier des grandes lois de l’Evolution que le chrétien peut, s’il lui plaît, réconcilier avec sa foi :


Tu regere imperio populos, Britanne, mémento !


Cromwell a donc été un précurseur du mouvement auquel nous assistons. Il avait l’Impérialisme dans les veines, sinon dans l’esprit. Cela suffit pour que sa mémoire soit, non seulement amnistiée, mais honorée des deux côtés de l’Atlantique, partout où l’on caresse le rêve d’une fusion finale des races sous l’hégémonie anglo-saxonne, mais cela ne pèse d’aucun poids devant l’histoire lorsque, comparant les circonstances, le besoin des temps, les facultés des hommes, les efforts et les résultats, elle fait la part de tous et de chacun dans l’œuvre d’une génération. Envisagé à ce point de vue, Cromwell n’a été qu’un obstacle en travers de la route, un de ces hommes que Comte baptisait, d’un barbarisme expressif, les « rétrogradateurs » de l’humanité. Et l’on ne voit pas, — c’est peut-être ici le plus dur jugement que l’on puisse porter sur un grand acteur de la politique — ce que le monde eût perdu à ce que cet homme ne fût pas né !


AUGUSTIN FILON.