Le Temps du 26 mars 1899 (p. 3-19).

LA VIE LITTÉRAIRE

OLD ENGLAND



Catherine Morland, par Jane Austen, roman traduit de l’anglais, par Félix Fénéon, 1 vol. in-12, 364 p., Paris, édition de la Revue blanche, 1899.

Le roman de Jane Austen, que vient de traduire M. Félix Fénéon, mériterait une longue étude. Ce livre nous introduit dans un vieux monde disparu. « Entre l’Angleterre industrielle et démocratique, dit M. André Chevrillon, et l’Angleterre agricole et patriarcale, nous observons un contraste plus violent qu’on n’en avait encore remarqué entre deux sociétés humaines, si séparées qu’elles fussent par l’espace ou par le temps. »

Si l’on veut connaître les mœurs anglaises, le paysage anglais, la poésie anglaise, le piétisme anglais, la morale anglaise et l’humour anglais, il est bon de consacrer quelques journées à regarder les tableaux anglais de la Galerie Nationale, ou de South-Kensington, à Londres.

Mieux encore que les English traits d’Emerson ou que le suggestif Sydney Smith de M. André Chevrillon, la vue de ces toiles coloriées nous renseigne sur les habitudes, sur les idées, sur les sentiments anciens de nos voisins d’outre-Manche. Nous voyons, en raccourci, l’histoire pittoresque de ce grand peuple, avec lequel nous avons échangé tant de coups de fusil et tant de traités d’alliance, sans parvenir jamais ni à nous entendre complètement ni à nous brouiller tout à fait avec la vieille Angleterre.

Le peintre John Constable nous révèle, dans sa Ferme de la Vallée et dans son Champ de blé le décor opulent, le pays nourricier, la riche contrée verte où se perpétue et se multiplie la vigueur de la race anglo-saxonne. Regardez les petites toiles de ce maître. Regardez aussi, autour de lui, le Retour du marché de sir Augustus Calcott, un Abreuvoir de Georges Morland, les chênes magnifiques et les bruyères délicates du vieux Crome, les clochers et les maisonnettes de James Stark… Peu à peu, vous fixerez dans votre souvenir comme sur la plaque sensible d’un appareil photographique, une série d’images nobles, calmes et souriantes, parmi lesquelles on aimerait à installer sa vie, loin du vacarme des villes et de l’atmosphère malsaine des usines ou des bureaux.

Voici ce que rêve tout bon Anglais, et ce qu’il aperçoit au bout de son labeur, lorsqu’il est obligé de peiner dans une fabrique de Birmingham ou dans un office de la Cité, sous le brouillard de fumée où flamboie le gaz et où vibre l’électricité : prairies fraîches et claires, dont la pelouse verte est égayée de roux, de blanc par le pelage des bonnes bêtes qui ruminent ; – futaies vénérables, dont les frondaisons touffues, lustrées par le printemps ou dorées par l’automne, semblent s’entr’ouvrir pour laisser voir au spectateur la blanche muraille d’une métairie ou la tourelle d’un manoir gothique ; – étangs où le reflet des nuages et des feuilles tremble en remous argentés et en frissons d’émeraude ; – cottages fleuris de chèvrefeuilles, de tulipes et de roses ; – chemins flexibles dont la sinuosité suit la lisière d’un bois ; – bref, une perspective heureuse, un horizon de lignes paisibles, un ciel terne et doux, où les peintres enluminent volontiers la courbe de l’arc-en-ciel au-dessus d’un presbytère confortable et d’un clocher pointu… Car la vieille Angleterre unit la vertu pratique à la poésie contemplative et ne peut se passer de la religion héréditaire qui, depuis plusieurs siècles, favorise si efficacement la besogne de sa police, le développement de son commerce, la réussite de sa diplomatie et le repos de sa conscience.

Si, maintenant, vous êtes curieux de peupler ce décor, d’animer ces solitudes, de rencontrer des compagnons sur ces routes et d’être admis dans l’intimité de ces logis, arrêtez-vous, non seulement devant les admirables portraits de sir Joshua Reynolds et de Thomas Gainsborough, mais devant les menues scènes de genre qu’a multipliées la verve moralisante des anecdotiers anglais : l’Oncle Toby, de Leslie, la Fête au village, de sir David Wilkie, la Vie à Londres, de Benjamin-Robert Haydon et même ce réjouissant Derby d’Epsom, où le bon M. Frith, imagier de pochades vertueuses, a mis une si naïve quantité de prétentions satiriques et d’intentions morales… Ainsi, vous évoquerez des visions mortes, l’Angleterre d’hier et d’avant-hier, des figures déjà plus vieilles que Dickens, des gens qui ont connu, au moins par tradition, le révérend Sydney Smith, ou qui auraient pu voir ce pauvre Robert Burns improviser des chansons d’amour en poussant sa charrue sur les collines brunes de Carrick…

C’était une Angleterre aussi pratique, mais plus rêveuse, moins affairée que celle d’aujourd’hui. Le peintre Fulton n’avait pas encore inventé la navigation à vapeur. Les hautes cheminées des usines ne crachaient pas de la suie sur les briques rouges des faubourgs londoniens. On avait du loisir. On n’était pas trop pressé. L’excès des sports n’avait pas encore transformé les misses en clownesses et les gentlemen en jockeys. On vivait sans hâte et sans brutalité.

Nos émigrés de 1793 ont pu connaître encore et savourer ce parfum d’un passé définitivement aboli. Chateaubriand fut le témoin attentif de ce changement historique, au temps où il déjeunait chaque matin pour un shilling, dans un estaminet de Holborn. En ce temps-là, dit-il, « l’Angleterre était triste mais charmante ; partout la même chose et le même aspect… Les femmes étaient charmées de rencontrer un Français pour parler français. »

C’était le temps où les écrivains, de l’un et de l’autre côté du détroit, faisaient assaut de courtoisie, sans prendre garde aux difficultés de la politique et aux querelles des rois. Les écoliers d’Angleterre continuaient de réciter le Renard anglais, fable de La Fontaine :

…Les Anglais pensent profondément :
Leur esprit, en cela, suit leur tempérament ;
Creusant tous les sujets et forts d’expériences,
Ils étendent partout l’empire des sciences.

La cour de Versailles et la ville de Paris s’étaient amusées à imiter les « matinées anglaises » de la Nouvelle Héloïse, c’est-à-dire, selon Jean-Jacques, une certaine façon de prendre le thé et de lire les gazettes, une « immobilité d’extase », un « air de contemplation rêveuse et douce », et enfin l’art de se taire, comme les amis de Mme de Wolmar, deux heures durant, avec délices, « réunis et dans le silence, goûtant à la fois le plaisir d’être ensemble et la douceur du recueillement ». Les romanciers français empruntaient aux conteurs d’Angleterre le cadre de leurs idylles, les jardins anglais, le gazon verdoyant, le serpolet, le thym, la marjolaine, les « broussailles de roses », les « fourrés de lilas », un fond de verdure qui donne l’illusion d’une forêt. Voyez, dans les descriptions de la Nouvelle Héloïse, le « ruisseau qui serpente avec économie », la mousse qui amortit les pas des amoureux, et les oiseaux, « époux inséparables, » qui, en se becquetant sous la verte feuillée, donnent un salutaire exemple aux lecteurs de Pope et aux lectrices de Richardson…

Cela, c’est la vieille Angleterre, Old England.

Oh ! que les vieux tableaux anglais de la Galerie nationale semblent jolis et reposants, lorsqu’on sort des cohues très modernes de Pall Mall ou de Piccadilly ! Ces toiles peintes ont une âme, une bonne âme de sentimentalité parfois fougueuse, toujours tenace et persistante. Sous les figurines, volontiers comiques, de l’imagier réaliste, on aperçoit l’innocent parti pris de nous ramener inévitablement à l’idylle et à la pastorale. On songe à cet aphorisme du grave Lockart, biographe de Robert Burns : « Dans les districts de l’Écosse, l’amoureux rustique poursuit sa tendre recherche d’une façon dont le jeune citadin peut difficilement comprendre le charme ».

Et toutes ces églogues, rurales ou bourgeoises, sont imprégnées de littérature. Ce jeune fermier, rougeaud et prospère, qui conduit sa gig au marché voisin, a lu, n’en doutez pas, l’Homme sentimental, de Mackensie ; ce clergyman, si bien rasé, pourrait nous raconter en détail les aventures de Tristram Shandy ; ce squire qui chevauche, bien en selle sur son hunter favori, est un admirateur assidu de sir Walter Scott… Cette jeune fille en blanc, qui rêve sur un banc de mousse, à l’ombre d’un chêne, au fond d’un parc, a eu la patience de lire, page après page, cet honnête et interminable roman, que le bon imprimeur Richardson, voulant édifier les demoiselles bien élevées, intitula un peu longuement : PAMELA ou la vertu récompensée, suite de lettres familières, écrites par une belle jeune personne à ses parents, et publiées afin de cultiver les principes de la vertu et de la religion dans les esprits des jeunes gens des deux sexes : ouvrage qui a un fondement vrai et qui, en même temps qu’il entretient agréablement l’esprit par une variété d’incidents curieux et touchants, est entièrement purgé de toutes ces images qui, dans trop d’écrits composés pour le simple amusement, tendent à enflammer le cœur au lieu de l’instruire.

C’est pourquoi, on risquerait de ne point comprendre la salubrité intellectuelle et morale de l’ancienne vie anglaise, si l’on refusait d’associer ici la littérature aux arts du dessin.


Le meilleur moyen de rendre la voix à ces hommes en perruque et à ces femmes délicieusement vieillottes, c’est de chercher l’écho de leurs confidences et le bruit de leurs baisers légitimes dans les romans du siècle passé, principalement dans les récits de miss Jane Austen.

Cette romancière, éminente et insuffisamment connue, était la fille d’un pasteur de campagne. Elle naquit en 1775. Elle mourut en 1817. « Elle repose, nous dit son traducteur, M. Félix Fénéon, dans l’abbaye de Winchester, sous une dalle noire. »

Est-ce que la noirceur de cette dalle serait un symbole, indiquant ce qu’il y eut de triste et de décevant dans la destinée de Jane Austen ? Non seulement cette excellente fille ne trouva point, dans ce bas monde, l’occasion de faire le bonheur d’un époux, mais encore ses romans eurent de la peine à vaincre, de son vivant, l’indifférence du public anglais. L’Angleterre ne se reconnut pas d’abord dans ce miroir véridique. Les éditeurs, mal inspirés, refusèrent ces incomparables livres qui s’appellent Bon Sens et Sensibilité, Emma, Persuasion, et cette Catherine Morland (Northanger Abbey) qui se présente aujourd’hui, après un trop long effacement, au public français. Le manuscrit d’Orgueil et Préjugé attendit, pendant plus de vingt ans, la venue d’un imprimeur charitable. Ces écrits, apparemment, ne répondaient pas au mauvais goût de la majorité. La vogue, activée par une habile réclame, portait aux nues une séquelle de romanciers que l’Angleterre, aujourd’hui, méprise. L’« innommable » Musgrave, Roches et Rosa Matildas vendaient leurs romans comme du pain. Il y a ainsi, dans l’histoire littéraire, des périodes ingrates où la littérature est encombrée, profanée par l’invasion des galfâtres. Cela ne doit pas empêcher les jeunes gens et les vieilles filles de travailler pour la postérité.

La postérité a vengé miss Austen de l’injuste dédain où ses contemporains l’ont tenue et dont, par discrétion, elle ne s’est pas plainte. Les Anglais, qui, malgré leur flegme, vont aisément d’un extrême à l’autre, la comparent maintenant à Shakespeare. Le plus considérable critique de l’Angleterre contemporaine, M. Edmond Gosse, a loué avec enthousiasme sa lucidité « gaie, pénétrante, exquise ». Il la remercie d’avoir délivré, comme un bon ange, le roman anglais, qui pataugeait dans le « Marais du Désespoir », et il résume son jugement en ces termes :

En 1800, Maria Edgeworth ouvrit avec Château Rackrent la longue série de ses contes populaires, moraux et élégants. Leur couleur locale et leur caractère irlandais attirèrent l’attention ; mais ni les chauds éloges de Scott ni la valeur plus durable de ses « histoires pour les enfants » n’ont empêché miss Edgeworth de tomber dans l’oubli. Elle prépare la voie pour l’unique prosateur de cette période dont le génie soit à l’abri du temps, qui n’occupe pas une moindre place dans sa propre sphère que Wordsworth, Coleridge et Scott dans les leurs, — pour cette impeccable Jane Austen dont la réputation devient chaque jour plus inaccessible aux forces dévastatrices du temps et de la mode capricieuse. On a reconnu, depuis longtemps, Macaulay lui-même l’a remarqué, que le seul écrivain avec qui Jane Austen se puisse justement comparer est Shakespeare.

M. Edmond Gosse explique ce rapprochement imprévu :

Il est évident qu’elle n’a pas la perception large de Shakespeare ni sa sublime imagination. Mais il n’y a pas d’autre écrivain anglais qui possède à un tel degré l’inattaquable logique de Shakespeare ni qui donne l’impression d’une pareille omniscience. Comme Balzac, comme Tourguenief dans ses meilleures œuvres, Jane Austen a l’air de savoir tout ce qu’il importe de savoir sur ses personnages, d’être incapable d’une erreur sur leurs actes, leurs pensées ou leurs émotions. Elle procure l’illusion absolue de la vie réelle ; elle déploie un art si consommé que nous prenons ses tableaux pour la réalité même. Elle ne confond jamais son propre tempérament avec celui de ses personnages, elle n’est jamais dominée par eux, elle ne perd jamais un instant sa sereine et parfaite maîtrise. Parmi les créateurs Jane Austen occupe une place au milieu des plus grands, et cette place est entièrement sienne.

Enfin, M. Edmond Gosse caractérise avec une très fine justesse d’expression la manière de Jane Austen :

Ses six livres immortels furent écrits entre 1796 et 1810, bien qu’ils n’aient paru qu’entre 1811 et 1818. De sorte qu’au moment de la composition, miss Austen est exactement contemporaine de Wordsworth et de Coleridge. Ses procédés, cependant, ne ressemblent en aucune manière à ceux des deux poètes, et elle n’a pas de leçon consciente de renaissance à donner. Elle ne partage pas leur intérêt pour le paysage qui, chez elle, n’est qu’un simple accessoire. Elle leur ressemble par son minutieux respect de la vérité, par son instinctive horreur de tout ce qui rappelle la rhétorique, par sa scrupuleuse observation, par l’emploi littéraire de la vie de tous les jours. Il est difficile de noter les influences qui ont déterminé son talent. De l’histoire de son esprit, très malheureusement, nous ne savons presque rien. Sa réserve était grande ; elle mourut avant d’être devenue un objet de curiosité pour ses amis.

La seule anecdote qui puisse nous renseigner sur le caractère de Jane Austen est celle-ci : elle refusa de voir Mme de Staël ! Sans doute, la Suissesse terrible lui faisait peur. Son imagination, qui aimait la vérité, répugna au dévergondage lyrique de Delphine et de Corinne.

On serait tenté de comparer Catherine Morland à la spirituelle et raisonnable Marianne de Marivaux, si la narration anglaise, d’ailleurs brève et sobre, n’était exempte de ces incidents romanesques dont le romancier français surcharge la trame diffuse de son récit. Jane Austen excelle à intéresser le lecteur avec des événements qui semblent dénués d’intérêt. Une partie de cricket, les tribulations d’un canari qui sautille dans une cage, la satisfaction d’un rosier qu’on arrose, la tristesse d’une fillette qui est au bal et qui ne danse pas assez, le plaisir de cette même fillette, si un jeune homme remarque sa robe de mousseline à fleurs garnie de bleu, une incroyable variété de toilettes, de soirées familiales, de flirts ingénus, la lecture, en famille, du Spectateur d’Addison, une excursion en cabriolet, une conversation insignifiante, après dîner, une course dans les magasins, des discussions sur les mérites respectifs du jaconas et de la batiste, du nansouk et de l’organdi, tels sont les faits que l’auteur de cette biographie nous signale avec le scrupule chronologique d’un historiographe, sans céder à l’impatience et sans nous exposer à l’ennui. Jamais on n’a noté d’un trait plus sûr ni plus incisif les mille puérilités dont se compose inévitablement la vie d’une fille du monde, élevée, comme il convient, dans l’espérance du mariage et dans la crainte du célibat.

Mais le problème éternel qui se cache, formidable, sous les futiles occupations de la vie quotidienne, suffit à induire le lecteur, sans qu’il y prenne garde, en des méditations profondes. La fragilité du bonheur des autres nous passionne toujours par un retour égoïste sur notre propre condition.

Le style de Jane Austen peut paraître singulier à première vue. Il déconcerte le lecteur français par une allure tranquillement enjouée, qui alterne avec un air de froideur pinçante :

Une famille de dix enfants peut toujours être dite une belle famille, quand il y a assez de têtes, de bras et de jambes pour tous ; mais les Morland n’avaient guère d’autre titre à cette épithète : ils étaient en général fort ordinaires, et Catherine, plusieurs années de sa vie, fut aussi ordinaire qu’eux.

Et plus loin :

Ils dansèrent de nouveau. La soirée finie, ils se quittèrent avec un vif désir de se revoir… Je n’affirmerai pas qu’en buvant son grog au vin et en faisant sa toilette de nuit, Catherine ait pensé à M. Tilney assez pour en rêver, ou alors je veux croire que c’était en un demi-sommeil car s’il est vrai, comme l’a prétendu un écrivain célèbre, qu’une jeune fille ne puisse décemment tomber amoureuse avant que le gentleman se soit déclaré, il doit être fort inconvenant qu’elle rêve du gentleman avant que l’on sache qu’il a rêvé d’elle…

On s’habitue à cette façon de raconter. Bientôt on y trouve de la saveur et du piquant.

« Mme Morland était une très brave femme, et qui désirait voir ses enfants aussi cultivés que possible, mais elle employait tout son temps à mettre au monde et à élever ses petits, de sorte que ses filles aînées devaient se tirer d’affaire elles-mêmes ; et il était bien naturel que Catherine, qui n’avait point une nature d’héroïne, préférât le cricket, les barres, l’équitation et courir les champs, quand elle avait quatorze ans, aux livres, ou du moins aux livres instructifs, car, pourvu qu’aucun enseignement n’y fût inclus, pourvu qu’ils fussent pleins d’histoires et indemnes de dissertations, elle n’avait contre les livres aucune hostilité. »

Retenons encore ce croquis :

Le cœur de Catherine était affectueux ; son caractère gai, ouvert sans vanité ni affectation. Ses manières perdaient leur gaucherie effarouchée. Sa personne était avenante et, dans ses bons moments, jolie. Son intelligence était à peu près aussi inculte que l’est ordinairement l’intelligence d’une fille de dix-sept ans.

Miss Austen sait peindre les portraits des gens sans se donner la peine de décrire le bout de leur nez. Exemple :

Mme Allen était de la nombreuse classe des femmes dont le commerce ne peut provoquer qu’une émotion : la surprise qu’il y ait eu des hommes capables de les aimer assez pour les épouser.

La préoccupation du mariage est naturelle aux femmes ; elle était commune à toutes les femmes, avant que le féminisme vînt inaugurer la mode des cheveux courts, des hanches étroites, des bustes plats (oh combien !) et des filles maigres qui se vantent, par principe, de rester célibataires. L’histoire de Catherine Morland est un tableau minutieux de tous les obstacles mesquins et douloureux que peut rencontrer, hors des fictions romanesques, dans la vie réelle, cette vocation qui sera bientôt démodée.

Je voudrais illustrer ce livre avec deux tableaux que j’ai vus au musée de South-Kensington et à la galerie Nationale. C’est d’abord une jeune fille, qui rêve, la tête appuyée sur sa main, les cils baissés, les yeux vagues. (Il n’est pas encore venu, ou Il est déjà parti.) C’est ensuite lady Cockburn, merveilleusement peinte par Reynolds, glorifiée par trois beaux enfants qui l’assiègent de leurs bras potelés sans troubler le calme de sa maternité souriante et superbe…

Telle est la solution que la vieille Angleterre – comme la vieille France – avait donnée au problème du bonheur.

Gaston Deschamps.