Oeuvres complètes de Démosthène et d'Eschine/Discours préliminaire


DISCOURS

PRÉLIMINAIRE.



On a lu mille fois dans les livres, on a entendu répéter mille fois dans les conversations savantes, que les Grecs, et principalement les Athéniens, ont excellé dans l’éloquence. La vivacité de leur esprit, la perfection de leur langue, la nature de leur gouvernement, ont dû faire naître chez eux beaucoup d’orateurs. Il en a paru en effet un grand nombre, surtout à Athènes, qui seule en a produit plus que toute la Grèce ensemble.

Dans cette foule, on en distingue deux qui sont fort connus dans le monde littéraire, et dont le nom a passé d’âge en âge jusqu’à nous, consacré par l’admiration des siècles : Eschine et Démosthène furent toujours regardés comme des orateurs célèbres, et d’excellens modèles de la véritable éloquence. Mais est-il beaucoup de savans qui se soient convaincus par eux-mêmes de leur mérite, qui aient lu, qui aient étudié tout ce qui nous reste de leurs ouvrages ? Ce Démosthène, surtout, dont l’éloquence brûlante et rapide enflammait et entraînait tous les Grecs ; ce Démosthène, dont Cicéron fait un si magnifique éloge dans ses préceptes sur la rhétorique[1] ; qu’il avait pris pour maître et pour modèle : que connaît-on de lui ? On répète, avec complaisance, que c’est le plus grand orateur qu’ait enfanté la Grèce : on cite ses philippiques, ses olynthiennes, sa harangue sur la couronne ; mais parmi soixante discours, à-peu-près, qui nous restent de lui, et qui nous montrent toutes les ressources de son génie orateur et logicien, nous n’en connaissons guère plus de dix. Que de belles harangues, cependant, parmi toutes celles qui sont presque universellement ignorées ! que de bons modèles dans tous les genres !

Il faut convenir que, dans plusieurs de ses plaidoyers publics et particuliers, les altérations du texte, les allusions à des faits et à des usages inconnus, les rendent presque inaccessibles, et présentent des difficultés qui paraissent d’abord insurmontables. Mais lorsqu’on a eu la patience d’arracher ces épines, on est récompensé de sa peine par la satisfaction de lire des discours composés suivant toutes les règles de l’art oratoire ; dont toutes les parties sont conduites avec intelligence et détaillées avec intérêt ; qui offrent partout une éloquence simple, noble, piquante, rapide, harmonieuse ; des discours qui, travaillés par un habile maître, et roulant sur les grands intérêts, sur le droit public et civil, d’un peuple puissant, poli et ingénieux, renferment une foule d’instructions intéressantes pour l’histoire, pour la politique, pour la morale, pour la législation publique et particulière.

Personne n’avait encore entrepris de faire passer dans notre langue tout ce qui nous reste de cet illustre orateur : une telle entreprise paraissait téméraire ; elle était du moins hardie, et bien capable de rebuter par l’étendue et la difficulté du travail. Entraîné par le goût le plus vif pour la saine antiquité, animé par le désir d’être utile aux lettres, j’ai traduit avec courage, et je publie aujourd’hui toutes les productions de Démosthène, et de son digne rival, que le temps a épargnées.

Une traduction en général, et surtout la traduction des deux hommes les plus éloquens de la Grèce, semble demander quelques réflexions préliminaires : j’en hasarderai aussi quelques-unes sur l’éloquence et sur la traduction. Ce discours sera divisé en deux parties. La première renfermera des observations sur l’éloquence, et en particulier sur l’éloquence chez les Français, chez les Athéniens, et chez les Romains ; sur celle d’Eschine, de Démosthène et de Cicéron, avec un précis de leur vie ; je ferai de ces deux derniers orateurs un parallèle que j’étendrai à toute leur personne : je citerai quelques-uns de nos orateurs et écrivains qui approchent le plus de Cicéron, de Démosthène et d’Eschine, son rival ; je parlerai des moyens d’acquérir la véritable éloquence, et je terminerai cette première partie par des conseils adressés à la jeunesse qui voudra se former au grand art de la parole. Dans la seconde partie, je donnerai quelques idées sur la traduction, et spécialement sur la traduction des orateurs ; sur les différentes espèces de style, et principalement sur le style oratoire ; sur les langues grecque, latine et française : je finirai par dire un mot de mon travail dans la traduction de Démosthène et d’Eschine.

Voilà une matière immense ; mais sans doute on n’attend pas de moi, sur tous les objets que j’annonce, des traités approfondis : je me bornerai à présenter sur chacun, un petit nombre de réflexions simples que m’ont fournies l’étude et la pratique de l’art oratoire et de la traduction.




PREMIÈRE PARTIE.


Sans entreprendre d’exposer les grands avantages de l’éloquence, qui sont connus de tout le monde, et que personne ne conteste, je vais examiner en peu de mots quelle est, suivant moi, sa nature, tâcher de montrer en quoi elle consiste véritablement.




OBSERVATIONS SUR L’ÉLOQUENCE EN GÉNÉRAL.


Je définis l’éloquence, l’art de persuader par le discours, de déterminer sur-le-champ les volontés. Il faut distinguer le but qu’elle se propose d’avec les moyens qu’elle emploie pour y parvenir. Son but est de déterminer sur-le-champ les volontés ; elle emploie, pour réussir, le raisonnement qui éclaire l’esprit, les tableaux qui frappent l’imagination, les sentimens qui touchent et remuent le cœur ; trois moyens dont elle fait usage en les fondant souvent l’un dans l’autre, ou en les séparant quelquefois. Je ne parle pas des expressions simples ou figurées dont elle les accompagne. Le raisonnement est la partie solide et fondamentale ; les sentimens et les images sont les parties saillantes et remarquables. Mais, quelques moyens qu’elle mette en œuvre, son but ne change jamais, il est toujours le même ; il est toujours vrai de dire que l’éloquence est l’art de persuader par le discours, de déterminer sur-le-champ les volontés. Pourquoi ajouté-je sur-le-champ ? n’est-ce pas resserrer l’éloquence dans des bornes trop étroites ? c’est plutôt, à ce qu’il me semble, en donner une idée plus précise et moins vague, qui empêche qu’on ne la confonde avec ce qui n’est pas elle. Un philosophe qui disserte sur des matières importantes, soit qu’il emploie le raisonnement pur, soit qu’il y mêle les images et les sentimens, a pour but de déterminer ceux qui l’entendent ou qui le lisent ; mais ce n’est pas une détermination subite qu’il se propose pour l’ordinaire : c’est une détermination plus lente, mais plus durable, une détermination, pour ainsi dire, irrévocable ; et c’est en quoi il diffère de l’orateur[2].

D’après la définition que j’ai donnée de l’éloquence, je ne regarde comme éloquence proprement dite, comme éloquence oratoire, que celle qui est dans les genres qu’on appelle délibératif et judiciaire[3], parce qu’alors l’orateur entreprend de déterminer ses auditeurs dans un temps précis, à faire ou ne pas faire une chose, à prononcer pour ou contre quelqu’un.

On peut écrire ou parler avec intérêt, et même avec chaleur, sur une ou sur plusieurs vérités physiques, morales, politiques ; louer les talens et les vertus d’une façon noble et touchante, sans être pour cela orateur : on peut bien par-là en annoncer le génie ; mais ce n’est point là ce qui le caractérise.

Ainsi donc ces discours ou ces traités magnifiques, dans lesquels on raisonne sur les différentes manières de gouverner les peuples, sur les effets admirables de la nature, sur les causes de ses effets, sur les vertus de l’homme et sur ses vices, sur les qualités de son esprit et de son cœur, sur son état présent et sa destinée future, et sur d’autres matières importantes, ces discours, dis-je, et ces traités, peuvent annoncer un écrivain habile, qui sait user à propos des moyens les plus frappans de l’éloquence ; mais ils ne font pas l’orateur. Ils pourront déterminer les esprits ; mais comme on ne s’y propose pas de les déterminer sur-le-champ, ils n’ont point cette adresse qui gagne, ni cette rapidité qui entraîne ; adresse et rapidité qui sont les caractères propres de l’orateur.

Ces oraisons funèbres, où les morts sont loués pour instruire les vivans, où l’âme est élevée et transportée par la sublimité des pensées, par la noblesse des sentimens, par la grandeur des images, ne constituent pas encore l’orateur, tel que je le conçois, quoiqu’on y employe heureusement les grands moyens de l’éloquence, ceux par lesquels on frappe l’imagination et on enflamme le cœur. Le panégyriste se propose, il est vrai, dans ses éloges, et doit se proposer, de déterminer les hommes à la vertu par les tableaux nobles et touchans qu’il expose à leurs yeux ; mais cette détermination n’étant point assez précise ni assez marquée, n’est point celle qui me paraît constituer la véritable éloquence.

Les sermons, chez nous, quoiqu’ils soient susceptibles des plus grandes figures, des idées les plus sublimes, des mouvemens les plus animés, par l’importance des objets qu’ils traitent, et des vérités qu’ils annoncent, n’appartiennent à l’éloquence, telle que je la définis, qu’autant que le prédicateur y a pour but quelquefois, non-seulement d’instruire ceux qui l’écoutent, mais de changer actuellement la volonté du pécheur, de le déterminer au bien en le faisant renoncer au mal[4].

La plupart de ses discours sont des espèces de dissertations morales : l’objet en est important, sans doute, puisqu’elles traitent de l’affaire unique et seule nécessaire, du salut éternel ; mais le but de celui qui parle, n’est pas toujours de déterminer ceux qui l’écoutent dans un temps aussi précis que je le demande : il ne s’agit pas toujours, dans un sermon, de faire prendre sur-le-champ, à ses auditeurs, la résolution qu’on désire, mais, plus ordinairement, de les instruire des vérités utiles qui intéressent leur destinée future, de les porter, en les instruisant, à régler habituellement leur conduite sur les grands principes de la morale chrétienne.

Nos prédicateurs les plus célèbres n’avaient, à ce qu’on rapporte, presque point d’action extérieure : immobiles, en quelque sorte, presque sans geste, ils annonçaient tranquillement, mais avec force, mais avec onction, les grandes vérités dont ils étaient persuadés eux-mêmes, et qu’ils voulaient persuader aux autres. Les auditeurs se retiraient tous convaincus et touchés de la grandeur de la religion, portés aux vertus qu’elle commande. Cependant ce défaut d’action n’eût point convenu dans les orateurs de Rome et d’Athènes. Pourquoi ? ce n’est pas qu’ils eussent de plus grands sujets à traiter, mais c’est qu’ayant à déterminer, ou des citoyens, soit à prendre un parti comme utile, soit à le rejeter comme nuisible ; ou des juges, à absoudre tel homme comme innocent, à condamner tel autre comme coupable, et cela dans un temps marqué, il fallait une vivacité plus pressante, une action plus entraînante dans le style, dans la voix, dans le geste, et par conséquent plus de ce que j’appelle éloquence. Mais je ne doute nullement que nos grands prédicateurs, suivant qu’ils se proposaient d’opérer une détermination plus ou moins prompte, n’animassent plus ou moins leur discours et leur action.

Voici un exemple qui prouve invinciblement, je crois, les principes que j’ai établis. Saint Augustin prêchait à Hippone à la place de l’évêque Valère : cet homme illustre dans l’église, aussi recommandable par la sincérité de sa pénitence et par la sainteté de sa vie, que par son talent pour la parole, annonçait au peuple les grandes vérités de la religion, d’une manière solide, touchante, et presque toujours efficace. La fête Saint Léonce, évêque d’Hippone, étant proche, les habitans de cette ville, qui se livraient en ce jour à des excès d’intempérance, pensant honorer par la débauche les vertus d’un saint, murmuraient de ce qu’on voulait les empêcher de célébrer cette fête avec les

  1. On verra, à la fin de ce discours préliminaire, un extrait des éloges que Cicéron donne à Démosthène dans ses livres sur la rhétorique. Entre autres choses, il dit de ce grand orateur, qu’il atteint à cette éloquence dont il s’est formé l’idée, et dont il ne trouve d’exemple que chez lui.
  2. Puisque la détermination que produit l’orateur est une détermination subite, un orateur habile est donc un homme dangereux, s’il n’a beaucoup de probité et de droiture. Plus il a de talent, sans être essentiellement honnête homme, plus il peut faire illusion et déterminer ceux qui l’écoutent contre la vérité et la justice. Aussi Quintilien, ce rhéteur sensé, demande avant toute chose, que l’avocat soit honnête homme et reconnu pour tel.
  3. On sait que les rhéteurs distinguent trois genres d’éloquence, le genre démonstratif, le délibératif et le judiciaire. Le démonstratif comprend la louange et le blâme d’une chose ou d’une personne ; mais on le considère surtout comme renfermant la louange. On l’appelle démonstratif, et en grec epideiktikon, parce qu’on y fait montre de toutes les beautés de l’éloquence, qu’on y étale toute la pompe et toutes les richesses du style, ce qui nous l’a fait aussi nommer en français le genre d’appareil. Dans le genre délibératif, il est question de déterminer une ou plusieurs personnes à prendre un parti ou à ne pas le prendre, comme utile ou comme nuisible. Dans le judiciaire, on accuse ou on défend, on soutient son droit ou on attaque le droit prétendu d’un autre. Je ne vois pas que Cicéron ait admis la division des trois genres dans ses ouvrages sur la rhétorique, excepté dans un seul, qu’il avait sans doute composé étant fort jeune, et dans lequel il explique les sentimens des rhéteurs qui l’avaient précédé, plutôt qu’il n’expose le sien. Cet ouvrage d’ailleurs (ce sont les livres à Herennius) est-il vraiment de lui ? Des savans dont l’autorité est d’un grand poids, l’attribuent à un autre. Dans ses autres livres sur la rhétorique, il ne parle point du genre démonstratif, ou bien il le rejette comme n’étant pas un genre de l’éloquence proprement dite, comme servant à former l’orateur, plutôt qu’il ne le constitue.
  4. Alors on peut dire que le sermon est dans le genre délibératif. L’orateur entreprend de déterminer ses auditeurs dans l’affaire qui les intéresse davantage, dans l’affaire de leur salut éternel, à se porter à tel bien et à éviter tel mal. Plus l’objet du discours est grand et sérieux, plus le style en doit être grave et solide : et on ne peut trop blâmer le prédicateur qui déshonore, disons-le, et qui profane son ministère, en cherchant à flatter l’oreille par les sons agréables d’une diction fleurie, au lieu de frapper l’âme par l’exposé simple, mais noble, des vérités les plus importantes. Un prédicateur qui cherche à plaire par les agrémens du langage, me paraît aussi ridicule qu’un homme que j’irais consulter sur une affaire où il s’agirait de toute ma fortune ou de mon honneur ou de ma vie, et qui me donnerait de belles phrases, au lieu de me donner des conseils utiles, simplement et clairement exprimés.