Oedipe-Roi (Verhaeren)

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Œdipe-roi3 - partie 3 (p. 130-132).

ŒDIPE-ROI


Des comédiens venus de Paris ont représenté jeudi dernier, sur le théâtre de la Monnaie, l’œuvre d’un auteur peu connu, nommé Sophocle. Malgré la musique assez arriérée dont un compositeur de la vieille école a cru devoir l’accompagner, cette très moderne tragédie (car c’en est une, et en vers, oui, général !) fort indépendante et même passablement insolente, a remporté un grand succès. Les passages les plus scabreux, l’inceste et le parricide qui en sont les ressorts principaux, n’ont pas paru choquer le moins du monde (bien au contraire !) l’élégant auditoire qui sifflait, l’an dernier la Puissance des Ténèbres et qui, récemment, accablait Nora de son mépris. L’ovation qu’on a faite à l’ouvrage a été si spontanée, si générale qu’il sera difficile à M. Eeman d’interpeller le ministère au sujet de cette représentation, assurément licencieuse et irrévérente au bon goût.

Sophocle l’a échappé belle. Et cela, grâce à un malentendu. On ignore généralement qu’il avait écrit sa tragédie pour le Théâtre-Libre, et que c’est par suite d’une erreur de la poste qu’elle est arrivée à la Comédie-Française.

Acceptée, après n’avoir fait antichambre que pendant deux mille ans, et jouée par M. Mounet-Sully avec une autorité sans égale, elle a été déclarée admirable. Si elle fût venue du théâtre de M. Antoine, la langue française eût été trop pauvre en injures et en sarcasmes.

Car, il faut le reconnaître, voilà bien une singulière pièce. Il n’y est pas question d’amour. L’intérêt est restreint aux seuls éléments psychologiques et se concentre sur le caractère d’un personnage unique que les développements de l’action nous montrent incestueux, régicide et parricide. Fi, le vilain Monsieur ! Avec ses orbites vides et sanglantes, sa face tuméfiée, tel qu’il ose se montrer, au dernier acte, à une compagnie distinguée, il est tout simplement révoltant. Et avec cela, des idées assez anarchiques sur le pouvoir éphémère des rois, sur la fatalité qui pèse sur l’homme et en fait le jouet de la destinée. La dignité humaine, le libre arbitre, le respect de l’autorité, que faites-vous de tout cela, Monsieur Sophocle ? Ce révolté de Tolstoï partage votre erreur. On le siffle. Rien de plus normal. Mais vous, on vous applaudit. Cela ne peut être que par distraction. Car il est inadmissible que la seule étiquette « Comédie française » puisse rendre excellente, sans examen, une œuvre que les notions les plus élémentaires du bon ton, des convenances et de la morale doivent faire déclarer exécrable.

Les individus auxquels appartiennent les mains qui applaudissent Sophocle, les lèvres qui sifflent Tolstoï, ignorent-ils qu’au concours dramatique d’Athènes Œdipe-Roi échoua devant une pièce de Philoclès ? À la bonne heure. Les Athéniens, du moins, étaient logiques. Ce Philoclès, dont nous regrettons de ne point connaître les œuvres, que l’histoire a négligé de nous transmettre, était sans doute quelque auteur distingué, en bonne posture auprès des critiques de l’époque. Gageons qu’il écrivit un Maître de forges qui fit affluer le peuple à l’amphithéâtre. Mais vous qui applaudissez les Philoclès modernes, dites donc, de quel droit louez-vous Œdipe ? Des œuvres de cette envergure passent trop haut pour être atteintes par vos claquements de mains.

Lorsqu’on eut, en une Athènes plus rapprochée de nous, la curiosité de lire Œdipe-Roi, on daigna y trouver un sujet dont il serait possible de faire quelque chose à la condition de remanier les cinq actes. Voltaire consentit à en tirer une tragédie, tout en persifflant spirituellement le tragique grec, dont il coula les inspirations dans le vrai moule du théâtre. Il imagina un Philoctète amoureux de Jocaste (il fallait bien donner un peu d’intérêt à cet Œdipe-Roi, si vide et si naïf), il créa le personnage, indispensable à toute tragédie qui se respecte, du confident Dimas, et rehaussa la saveur de cette olla-podrida par quelques lardons anti-religieux. Aussi La Harpe déclare-t-il l’œuvre du « Sophocle moderne » très supérieure à celle de l’ancien. Avant lui, Corneille, également pris de pitié pour la pauvreté d’invention du vieil auteur, avait condescendu à refaire son œuvre selon les recettes de la « Bonne tragédie bourgeoise ». Et Chénier aussi, et un Monsieur de la Mothe, et un Anglais nommé Dryden, et Prévost, et même un certain de Sainte-Marthe.

Un étonnement prodigieux dut secouer dans leurs tombes tous ces correcteurs de versions grecques quand, en 1858, M. Jules Lacroix imagina de traduire tout bêtement, en honnêtes alexandrins, le texte original, et de faire représenter la chose telle qu’elle avait été pensée. C’était si simple que personne ne l’avait imaginé précédemment. Et voici, enfin, Œdipe-Roi triomphant, débarrassé, comme les cathédrales, des badigeons, des plâtras, des constructions baroques que l’ignominie des siècles avait accumulés sur ses piliers de pierre. L’édifice se dresse en sa glorieuse architecture, et si pur, et si radieux, et si dominateur, qu’on se prend de pitié pour les malheureux qui ont eu l’audacieux dessein d’en corriger le plan. Un dernier nettoyage reste à faire : celui des chœurs et de la musique mélodramatique de M. Membrée, qui s’adapte à la tragédie grecque comme les façades de style jésuite aux églises gothiques. Quant aux vers, sont-ils bons ? Sont-ils mauvais ? Nous n’oserions nous prononcer : on n’en remarque ni les qualités ni les défauts, car Sophocle et le flot de pensées qu’il remue accaparent toute l’attention.

Et tandis que les corrections de Corneille, de Voltaire, de Monsieur de la Mothe gisent en moellons effondrés au pied du temple qu’elles ont contaminé (c’est le moment de rééditer la comparaison chère à Georges Rodenbach : il faudrait, comme autour des tombes, élever des grilles pour défendre les chefs-d’œuvre !) Œdipe-Roi est repris en grande solennité à Paris, et forme le spectacle de choix dans lequel le tragédien Mounet-Sully se produit à Bruxelles.

L’impression que provoque l’œuvre de Sophocle est formidable. C’est que les ressorts qu’elle met en action sont de tous les temps. C’est que les passions qui remuent les personnages du drame agitent nos âmes avec la même violence qu’elles faisaient battre, en l’an 415 avant l’ère chrétienne, le cœur des Athéniens. Les épisodes, ce chancre du théâtre contemporain dont il ne reste rien parce qu’il est tout entier anecdotique, sont traités en accessoires insignifiants : tout est dans l’effroyable malheur qui fond sur l’humanité, incarnée en ce roi de Thèbes de la race de Kadmos, à la fois parricide et incestueux. Sophocle le montre, malgré sa puissance, courbé sous l’inflexible loi du destin. C’est, dans l’esprit du tragique, la colère d’Apollon, la fureur de la déesse Erynnis qui s’acharnent sur sa tête. Wagner a vu dans cette implacable logique des événements l’inéluctable fatalité. Tolstoï : la puissance mystérieuse des ténèbres. Et ainsi, indéniablement, par une filiation directe, se rattache notre art d’aujourd’hui, celui que nous ne cessons de défendre et de proclamer, alors qu’on le méconnaît ou qu’on le raille, à la conception esthétique du théâtre grec, qu’il est de bon ton d’applaudir, même sans y rien comprendre.

Le procédé de Sophocle, charmant dans son ingénuité, consiste à mettre dans la bouche de deux jeunes filles thébaines les vérités philosophiques que l’action est destinée à mettre en relief. Ce sont elles qui signalent le côté superficiel du bonheur humain. Ce sont elles qui font ressortir combien est éphémère et fragile la grandeur des rois. Ce sont elles encore qui expriment l’horreur de la malédiction qui frappe l’homme et le poursuit sans relâche, idée que la légende chrétienne s’est appropriée et dont elle a fait la faute originelle.

Ce sont elles, enfin, qui invitent le peuple à la pitié, le sentiment sublime qui domine l’œuvre et lui donne sa signification précise.

Mais supprimât-on ces deux rôles de la liste des personnages, les vérités profondes et émouvantes qu’ils énoncent n’en jailliraient pas moins, comme des éclairs, des événements qui se déroulent sous les yeux.

Les traits, dessinés avec une étonnante sûreté par le vieil auteur, sont définitifs. Ils se gravent dans la mémoire d’une manière indélébile. Et l’on ne conçoit pas qu’il soit désormais possible de raconter autrement, et en ayant recours à d’autres moyens dramatiques, la sanglante histoire qui sert au tragique de prétexte pour nous émouvoir.

Tirésias, le Messager de Corinthe, L’Esclave du feu roi, Kréôn, tous les personnages, en apparence épisodiques, qui gravitent autour du fils de Laïos et resserrent les mailles de l’épouvantable fatalité qui l’emprisonne, font partie intégrante du tableau, sans qu’il vienne à l’esprit la pensée qu’un d’eux puisse être supprimé ou qu’il soit possible d’intercaler parmi eux quelque figure nouvelle. Tous concourent au dénouement d’une manière pressante, et ainsi se dégage l’admirable unité qui fait de l’œuvre, non la représentation d’un fait historique ou légendaire, mais une conception supérieure : l’Idée rendue concrète, saisie par les ailes et jetée, palpitante, dans le cadre d’un drame, dont le décor, très simple, accentue encore la portée symbolique : à gauche est un temple, à droite un palais, et toute l’action se déroule, sans changements, entre les deux édifices.

Que les esprits sincères qui se sont laissés emporter, jeudi, par l’émouvante représentation d’Œdipe-Roi, l’un des plus magnifiques spectacles auxquels nous ayons assisté, fassent sur eux-mêmes un retour, s’il en est parmi eux qui méconnaissent la haute portée du théâtre moderne que nous soutenons. Ils comprendront qu’un lien solide rattache les œuvres qui en sont issues aux chefs-d’œuvre de l’art antique, bien qu’en apparence elles en soient éloignées. Et ce lien est tout naturel : car l’Art demeure, à travers ses évolutions, toujours immuable, pour le motif qu’il n’existe qu’en raison des sentiments qui agitent l’humanité.