Odes funambulesques/1874/Nommons Couture !

AUTRES GUITARES
Odes funambulesquesAlphonse Lemerre (p. 185-189).


 

             J’ai l’amour-propre de me croire le seul artiste
           véritablement sérieux de notre époque (vous voyez que
           j’ai le courage de mes opinions).
                       THOMAS COUTURE, lettre à M. de Villemessant,
                         Figaro du 28 janvier 1857.




Puisque, hormis Couture,
      Les professeurs
Qui font de la peinture
      Sont des farceurs ;

Puisque ce dogmatiste
      Mystérieux
Reste le seul artiste
      Bien sérieux ;


Puisque seuls les gens pingres
      Ont le dessein
D’admirer encore Ingres
      Et son dessin ;

Puisque tout ce qui cause
      Dit que la croix
Fut offerte sans cause
      A Delacroix ;

Puisque toute la Souabe
      Sait que Decamps
N’a jamais vu d’Arabe
      Ni peint de camps ;

Puisque, même au Bosphore,
      Chacun saura
Que Fromentin ignore
      Le Sahara ;

Puisque, sous les étoiles,
      L’univers n’est
Pas encombré des toiles
      Que fait Vernet


Puisque l’homme féroce
      Nommé Troyon
Ne connaît ni la brosse
      Ni le crayon ;

Puisque dans nul ouvrage
      Rosa Bonheur
Ne rend le labourage
      Avec bonheur ;

Puisqu’on doit sans alarme
      Croiser le fer
Contre tous ceux que charme
      Ary Scheffer ;

Puisqu’en vain les Osages,
      Ont par lazzi
Loué des paysages
      De Palizzi ;

Puisque sans argutie,
      On peut nier
L’exacte minutie
      De Meissonier ;


Puisque à moins qu’on soit ivre
      De très bon vin,
On ne saurait pas vivre
      Près d’un Bonvin ;

Puisque l’on ne réserve
      Ni Daumier, ni
L’étincelante verve
      De Gavarni ;

Puisqu’il faut les astuces
      D’un Esclavon
Pour célébrer les Russes
      D’Adolphe Yvon ;

Foin des gens qui travaillent
      Pour nous berner !
Que tous les peintres aillent
      Se promener !

Puisque seul il s’excepte,
      Et j’y consens,
Ah ! que Couture accepte
      Tout notre encens !


Qu’il règne en sa chapelle !
      Que Camoëns
Ressuscité, l’appelle
      Aussi Rubens !

Qu’il parle à ses apôtres
      En Iroquois !
On ira dire aux autres
      De rester cois !

Pose ton manteau sombre
      Sur ce qu’ils font ;
Couvre-les de ton ombre,
      Oubli profond !

Et poursuis comme Oreste,
      Fatalité,
Ce chœur dont rien ne reste,
      Couture ôté !


Janvier 1857.