Odes et Poèmes (Laprade)/Les Argonautes

Alphonse Lemerre, éditeur (Œuvres poétiques de Victor de Lapradep. 171-175).



IV

LES ARGONAUTES


ODE

STROPHE I.


Les pins, ô Pélion, descendent sur ta pente ;
Un dieu les pousse vers tes flots.
Le vaisseau dont Argus a taillé la charpente
Berce enfin tous ses matelots ;
Ils chantent, pleins d’ardeur, sur la poupe embellie
De trépieds et de rameaux verts,
Et coupent hardiment le cable qui les lie
Aux rochers du vieil univers.
Des femmes sur le bord la troupe est soucieuse.
Vers l’horizon tendant les mains,
Tout un peuple bénit la nef audacieuse
Qui porte l’espoir des humains.


ANTISTROPHE I.


Voici de l’inconnu la mer et ses épreuves,
Rochers sous l’onde et ciel brumeux !

Ô navire, à tes flancs les Tritons et les Fleuves
Attachent leurs bras écumeux ;
Sur ta proue, au galop de ses cavales noires,
Leur dieu brise chars et tridents ;
Les cyclopes hurlant du haut des promontoires
Te lancent des chênes ardents.
Car du monde où tu vas ces dieux gardent la route,
Par toi leur règne doit finir…
Souffrez en attendant la terreur et le doute,
Ô nautoniers de l’avenir !


ÉPODE I.


Voguez pourtant, songez au but de ce voyage !
Le chêne de Dodone, interprète du sort,
Sous la voile a parlé comme sous le feuillage,
Et ce mât au vaisseau prophétise le port ;
Orphée en a donné l’espérance certaine ;
Il écoute la voix de la terre, il l’entend ;
Poète il vous traduit ce que lui dit le chêne,
Et des secrets d’en haut vous instruit en chantant.


STROPHE II.


« Voyez où le ciel touche aux vagues azurées
Cet horizon cache un trésor ;
Il faut, malgré la terre et l’onde conjurées,
Y découvrir la toison d’or.
Là, le divin bélier, dont la laine abondante
Devait vêtir tous les humains,
De son sang pacifique a teint sa robe ardente,

Égorgé par d’avides mains.
Le tyran de Colchos tient ce riche héritage
Gardé dans son royaume étroit ;
Ravissons, pour en faire un fraternel partage,
Ce trésor, auquel tous ont droit ! »


ANTISTROPHE II.


« Terrible en est l’abord : le roi défend sa proie.
Un dragon veillant jour et nuit
Au pied du hêtre sombre où la toison flamboie,
Siffle et bat ses flancs à grand bruit.
Lançant de leurs naseaux des vapeurs enflammées,
Des taureaux, des coursiers sans frein,
Dans les champs de la guerre écrasent les armées,
Le sang baigne leurs pieds d’airain ;
La terre tremble au loin ; plein de leur souffle immonde,
L’air est mortel aux assaillants…
Nous, sans crainte, marchons, chercheurs d’un nouveau monde ;
Les destins cèdent aux vaillants ! »


ÉPODE II.


« D’un grand peuple, ô guerriers, comblant la longue attente,
Dans la ville il est doux de rentrer triomphants,
Et portant sur le dos la dépouille éclatante,
Prix dont l’homme de cœur enrichit ses enfants.
Vêtus de robes d’or par les vierges filées,
À d’éternels banquets vous irez vous asseoir :
Les Muses reviendront à vos fêtes mêlées…
Trouvez donc ce pays révélé par l’espoir ! »



STROPHE III.


C’est ainsi qu’ils voguaient à la voix du poète,
Les sublimes ambitieux,
Ces hommes qui rêvaient pour dernière conquête,
D’entrer tout armés dans les cieux.
La lyre conjurait les périls du voyage,
Et les ennuis et les lenteurs,
Le calme, plus funeste, et plus craint que l’orage
Par ces hardis navigateurs.
En vain la nuit les trompe, et le vent les retarde ;
Le vaisseau changeant d’horizon,
Aux monstres indomptés qui l’avaient sous leur garde
Reprend la divine toison.


ANTISTROPHE III.


Vous n’êtes pas au bout des épreuves fatales,
Pilotes, jouets du destin !
Vous n’avez pas encor dans vos cités natales
Mis à l’abri votre butin.
Le retour n’est pas sur ; les mers les plus sereines
Cachent des écueils aux vainqueurs :
C’est l’île de Circé, c’est l’antre des Syrènes ;
Leur chanson va tenter vos cœurs !
Déjà vous leur cédez… mais la lyre d’Orphée
Parle dans sa prudente main ;
Des lâches déités la voix est étouffée,
Le vaisseau poursuit son chemin.



ÉPODE III.


Il touche au port ; en lui la paix et l’abondance.
De l’antique âge d’or le charme est revenu.
Sur le pont égayé par le chant et la danse,
Chaque homme participe au trésor inconnu.
Des ailes tout à coup s’ouvrent avec tes voiles,
Ô navire ! à la mer adressant tes adieux,
Tu vas, là-haut, briller au milieu des étoiles,
Et tous tes matelots passent au rang des dieux.

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