Odes et Poèmes (Laprade)/Adieux sur la montagne

Alphonse Lemerre, éditeur (Œuvres poétiques de Victor de Lapradep. 272-281).

X

ADIEUX SUR LA MONTAGNE



à mon ami barthélemi tisseur

 
Dans les villes, tombeaux dont le peuple croit vivre,
Où s’agitent des morts par des morts coudoyés,
Où l’âme aspire un air qui la tue ou l’enivre,
Ceux qui sont nés à Dieu sont bientôt oubliés.

Là, des spectres faisant de l’ombre et du tumulte,
Vous cachent à mes yeux, vous-même, ô mon ami !

Et j’omets tout un jour de vous rendre mon culte,
Vous l’hôte de mon cœur, vous d’hier endormi !

Des bruits humains font taire en moi le saint murmure
De votre esprit qui souffle et qui veut me parler,
Et la foule tarit sous son haleine impure
Chaque larme aussitôt qu’elle cherche à couler.

Mais à peine ai-je fui tout seul vers la campagne,
Et trouvé la nature et vu le jour vermeil ;
Sitôt que je respire une odeur de montagne,
Et que Dieu dans mon âme entre avec le soleil ;

Sitôt que l’infini se fait dans ma pensée,
J’y revois, près du Dieu que je viens adorer,
Votre ombre lumineuse un instant éclipsée
M’appeler, me sourire ; et je puis vous pleurer.

Tout alors, fleur qui s’ouvre et rayon qui s’allume,
Arbres, flots exhalant un soupir triste et doux,
Sillons où court la brise et toit lointain qui fume,
Tout semble s’animer et se peupler de vous.

Les cimes des forêts d’un bruit large inondées,
Les buissons fourmillant de chansons et de cris,
En écho tour à tour redisent les idées
Dont votre âme féconde emplissait nos esprits.

Aux êtres vous parliez dans leur langue divine ;
Vous les sentiez tous vivre ; ils vous sentaient rêver :
Car vous aviez l’amour qui voit ou qui devine,
Et leurs secrets accords, vous les saviez trouver.


Tout se réfléchissait dans votre âme profonde ;
Torrent, fleuve et ruisseau, tout vous payait tribut :
Vous deviez promptement épuiser tout un monde,
Et toucher dans un autre a l’invisible but.

Votre esprit visitait les chênes et les roses ;
Et, sans doute, sachant qu’à mon tour j’y viendrai,
Vous avez en partant laissé sur toutes choses
Des vestiges de vous : je les recueillerai !


II



Avec l’odeur montant de ces prés en corbeilles,
Avec l’oiseau qui fuit et va chanter là-bas,
De l’herbe et des rameaux, avec un bruit d’abeilles,
Un souvenir de vous s’élève à chaque pas.

L’atmosphère s’emplit d’une vivante flamme :
C’est vous qui de vos yeux la versez par éclair ;
Sa chaleur m’enveloppe, et j’ai senti mon âme
S’épanouir en vous comme mon corps dans l’air.

Alors la part de vous que Dieu nous a ravie,
Celle en qui rien ne change, et dont rien n’est distrait,
Celle qui goûte au ciel une meilleure vie,
Ce qu’en vous nous aimons, votre cœur m’apparaît.

Vous êtes revêtu de la forme plus pure
Que prend l’homme là-haut quand son corps y renaît.
Mais sous ce vêtement, quoiqu’il vous transfigure,
Vous êtes bien le même et l’on vous reconnaît.


C’est bien lui ! cet esprit plein de mansuétude,
Parole qui charmait ma joie ou ma douleur,
À qui toute science arrivait sans étude,
Comme l’onde à la source et le miel à la fleur !

C’est lui ! Dans tous ses maux toujours paisible et grave,
Que j’ai tant vu souffrir sans se plaindre jamais !
Cet homme à la raison puissante, au cœur suave,
Mont de granit couvert de rieurs jusqu’au sommet !

C’est lui ! Pour vivre en nous s’oubliant à toute heure,
Lui qui prenait pour siens mes travaux, mes combats ;
C’est lui dont la pensée, onde supérieure,
Fertilisait la mienne, et ne tarissait pas !

De ces forêts vers moi je vous ai vu descendre
Ainsi qu’un blanc nuage, et glissant lentement ;
Le sol autour de vous s’éclaire d’un jour tendre,
De votre corps nouveau divin rayonnement.

Les plantes s’inclinant baisent vos pieds de neige ;
L’air est rempli d’oiseaux et de joyeuses voix ;
Les bois semblent marcher pour vous faire cortège ;
La nature vous rend votre amour d’autrefois.

Vous, calme et traversant son peuple qui s’assemble,
Vers moi sans lui parler vous voilà parvenu ;
Et, comme aux jours heureux où nous pensions ensemble,
Vous avez pris mon bras, cet appui si connu.

Et nous marchons tous deux en dominant la plaine
De mon pays natal, que je vantais souvent ;

Les monts à l’occident nous déroulent leur chaîne,
Beaux lieux que j’espérais voir avec vous vivant !

Vous m’êtes si présent que nous causons encore
D’hier et de demain, de nos projets nombreux :
Hélas ! comme si Dieu, dans un but que j’ignore,
N’avait pas déjà mis un monde entre nous deux !
 
Le mobile entretien vole en sa fantaisie
Des étoiles du ciel aux herbes des chemins ;
Nous parlons de mon cœur et de ma poésie,
Coursiers dont vous teniez les rênes dans vos mains :

Car je croyais en vous, que nul n’a su connaître !
Source au modeste flot qui dans l’ombre a coulé,
J’ai vu vos profondeurs, et vous fûtes mon maître :
Tous mes doutes fuyaient quand vous aviez parlé.

Dieu vous donna le sens des clartés éternelles ;
Jamais, idée ou fait, vous ne jugiez en vain,
Tandis que nous errions dans les choses mortelles,
Vos yeux, à travers tout, allaient droit au divin.

De la sphère idéale où vous viviez d’avance
Pour moi, vous revenez ; et, comme aux anciens jours,
Vous m’en communiquez aujourd’hui la science ;
Vous rallumez ma foi du feu de vos discours.

Et longtemps nous restons assis près des fontaines ;
Nous allons sur la mousse et le gazon nouveau,
Méditant de savoir, dans les luttes humaines,
Réaliser le bien et contempler le beau.


Mais trop tôt, étouffant la voix dont je m’enivre,
Un bruit d’homme s’élève, et nous a séparés,
Moi pour aller mourir, et vous pour aller vivre
Dans ces mondes d’amour au sage préparés.


III



Je le sais, votre part, sans doute, est la meilleure ;
Mon esprit dort encor, le vôtre eut son réveil ;
Cette vie est mauvaise… et pourtant je vous pleure,
Vous qui ne verrez plus les fleurs ni le soleil !

Grande âme à ses amours avant l’heure arrachée,
Onde pour nous tarie avant les jours d’été,
Fort ouvrier laissant l’œuvre à peine ébauchée,
Harmonieux oiseau mort sans avoir chanté !

Peut-être en te pleurant je gémis sur moi-même,
Resté seul dans la lutte où tu viens d’expirer ;
Mais les décrets de Dieu sont sacrés pour qui t’aime,
Et, plein de ton esprit, je les dois adorer.

Comme tu le serais, je suis fort dans mes larmes ;
Je garde ta doctrine, et ta foi m’agrandit :
En de mâles adieux tu me lègues tes armes ;
Ta voix parle, j’entends ; voici ce qu’elle dit :

« Frère ! si Dieu te laisse ici-bas seul et triste,
C’est que l’homme nouveau dans ton cœur n’est pas né :
La main de la douleur, cette sublime artiste,
Au gré du maître encor ne t’a pas façonné.


« Dans la sphère où je monte avant que de me suivre,
Il te reste à livrer de plus rudes combats ;
Ce n’est que pour lutter que tu dois encor vivre,
Et les adversités ne t’épargneront pas.

« Il te faut, comme moi, prendre la voie étroite ;
L’ombre abonde et les fleurs sur la route du mal ;
Celle où tu marcheras, plus âpre mais plus droite,
Mène par le désert plus près de l’idéal.

« Tu porteras le poids de ton cœur solitaire ;
Déjà ton front penché se dépouille et pâlit ;
Nul œil ne sourira près de ta lyre austère,
Et la seule insomnie habitera ton lit.

« Jamais tu ne verras un champ dont tu sois maître
Se couvrir à ton gré de rameaux ou d’épis ;
Et jamais en des bois plantés par un ancêtre
Tes bras ne berceront des enfants assoupis.

« Sans même que l’oiseau pour son nid les recueille,
Tu verras sous le pas de l’homme indifférent
Tes stériles chansons s’envoler feuille à feuille,
Et jusqu’aux mers d’oubli couler dans le torrent.

« Le monde tient pour vils les objets de ton culte ;
Il cherche d’autres biens qu’un son mélodieux ;
Tu n’auras rien de lui qu’ironie et qu’insulte…
Toi, ne le maudis point ! sois fidèle à nos dieux.

« Passe au milieu de lui sans haine et sans murmure :
La sagesse est amour : mais garde la fierté :

Que ton front de l’orgueil porte la noble armure,
Et pour trésor au moins choisis la liberté.

« Marche inflexible au but, je t’ai tracé la route ;
Mon esprit vit en toi, suis ce guide sacré ;
Songe, en te relevant dans tes heures de doute,
Que, de près ou de loin, pour toi je combattrai ! »


IV



Partout ainsi, partout son ombre m’accompagne ;
Sans cesse à mes côtés je l’entends, je le vois,
Tel qu’il me dit adieu du haut d’une montagne,
Sans le savoir, hélas ! pour la dernière fois !

Par l’amitié conduits sur un sommet auguste,
Exempt des bruits du monde et par Dieu visité,
Nous habitions tous deux dans la maison d’un juste,
Et trouvions dans son cœur une hospitalité.

Là, tout penser grandit, tant cette cime est haute.
Dans les bois solennels nous allions, tour à tour
Ecoutant la nature, ou l’âme de notre hôte,
Homme entre tous choisi pour enseigner l’amour.

Là, nous avons vécu de divines journées,
Parlant des vérités et des biens éternels ;
De célestes lueurs nous y furent données :
La sagesse descend dans les cœurs fraternels,

Vous aviez vos desseins sur nos dernières heures,
Seigneur ! en nous menant vers ces sommets bénis !

Sans doute, ainsi tous trois dans des sphères meilleures,
Un jour, en votre nom, nous serons réunis !

Je partis le premier, rappelé dans les villes ;
Et lui, pour prolonger notre cher entretien,
Me suivit jusqu’au bout de ces forêts tranquilles ;
Et son bras ne pouvait se détacher du mien.

Il nous fallut enfin rompre la douce chaîne,
Alors restant, malgré le soleil lourd et chaud,
Debout au bord des pins, et tourné vers la plaine,
Il me voyait descendre et me parlait d’en haut.

Longtemps, sur ce trépied de mousse et de bruyère,
— Cette image à jamais vit dans mon souvenir —
Je l’aperçus baigné d’une ardente lumière,
Tenant son bras levé comme pour me bénir.

Et Dieu m’a retiré cette main forte et pure,
Ce rayon tout puissant qui m’aurait rajeuni !
Dans ces bois, altérés de ton souffle, ô nature !
Nous n’irons plus tous deux respirer l’infini.

Seul je vous cherche encor, désert, forêt divine !
Chaque arbre y fait surgir son ombre à mon regard ;
De chaque émotion qui gonfle ma poitrine,
À son esprit, là-haut, je fais monter sa part.

Et toi, tu la reçois, n’est-ce pas, ô chère âme ?
Ces brises, ces parfums des pins mélodieux,
Cet horizon qui roule un océan de flamme,
Tu les sens par mon cœur et les vois par mes yeux.


Eh bien ! j’irai souvent, pour te faire une offrande,
M’imprégner des rayons et des bruits des sommets ;
Et prier dans ces bois, dont la paix est si grande,
Et qu’il est bon d’aimer puisque tu les aimais !