Odes et Ballades/La Ronde du sabbat

Odes et BalladesOllendorf24 (p. 359-364).


À M. CHARLES N.


BALLADE QUATORZIÈME.

LA RONDE DU SABBAT.


Hic chorus ingenus
… Colit orgia.

Avienus.


N’est-ce pas comme une légion de squelettes sortant horribles de leurs tombeaux ?
Alph. Rabbe.


La lune qui les voit venir
En est toute confuse.
Sa lueur prête à se ternir
À ses yeux se refuse.
Et son visage à cet abord
Sent comme une espèce de mort.

Saint-Amand.


Voyez devant les murs de ce noir monastère
La lune se voiler, comme pour un mystère !
L’esprit de minuit passe, et, répandant l’effroi,
Douze fois se balance au battant du beffroi.
Le bruit ébranle l’air, roule, et longtemps encore
Gronde, comme enfermé sous la cloche sonore.
Le silence retombe avec l’ombre… Écoutez !
Qui pousse ces clameurs ? qui jette ces clartés ?
Dieu ! les voûtes, les tours, les portes découpées,
D’un long réseau de feu semblent enveloppées.

Et l’on entend l’eau sainte, où trempe un buis bénit,
Bouillonner à grands flots dans l’urne de granit !
À nos patrons du ciel recommandons nos âmes !
Parmi les rayons bleus, parmi les rouges flammes,
Avec des cris, des chants, des soupirs, des abois,
Voilà que de partout, des eaux, des monts, des bois,
Les larves, les dragons, les vampires, les gnômes,
Des monstres dont l’enfer rêve seul les fantômes,
La sorcière, échappée aux sépulcres déserts,
Volant sur le bouleau qui siffle dans les airs,
Les nécromants, parés de tiares mystiques
Où brillent flamboyants les mots cabalistiques,
Et les graves démons, et les lutins rusés,
Tous, par les toits rompus, par les portails brisés,
Par les vitraux détruits que mille éclairs sillonnent,
Entrent dans le vieux cloître où leurs flots tourbillonnent.
Debout au milieu d’eux, leur prince Lucifer
Cache un front de taureau sous la mître de fer ;
La chasuble a voilé son aile diaphane,
Et sur l’autel croulant il pose un pied profane.
Ô terreur ! Les voilà qui chantent dans ce lieu
Où veille incessamment l’œil éternel de Dieu.
Les mains cherchent les mains… Soudain la ronde immense,
Comme un ouragan sombre, en tournoyant commence.
À l’œil qui n’en pourrait embrasser le contour,
Chaque hideux convive apparaît à son tour ;
On croirait voir l’enfer tourner dans les ténèbres
Son zodiaque affreux, plein de signes funèbres.
Tous volent, dans le cercle emportes à la fois.
Satan règle du pied les éclats de leur voix ;
Et leurs pas, ébranlant les arches colossales,
Troublent les morts couchés sous le pavé des salles.




« Mêlons-nous sans choix !
Tandis que la foule

Autour de lui roule,
Satan, joyeux, foule
L’autel et la croix.
L’heure est solennelle.
La flamme éternelle
Semble, sur son aile,
La pourpre des rois ! »

Et leurs pas, ébranlant les arches colossales,
Troublent les morts couches sous le pavé des salles.

« Oui, nous triomphons !
Venez, sœurs et frères,
De cent points contraires ;
Des lieux funéraires,
Des antres profonds.
L’enfer vous escorte ;
Venez en cohorte
Sur des chars qu’emporte
Le vol des griffons ! »

Et leurs pas, ébranlant les arches colossales,
Troublent les morts couches sous le pavé des salles.

« Venez sans remords,
Nains aux pieds de chèvre,
Goules, dont la lèvre
Jamais ne se sèvre
Du sang noir des morts !
Femmes infernales,
Accourez rivales !
Pressez vos cavales
Qui n’ont point de mors ! »

Et leurs pas, ébranlant les arches colossales,
Troublent les morts couches sous le pavé des salles.


« Juifs, par Dieu frappés,
Zingaris, bohêmes,
Chargés d’anathèmes,
Follets, spectres blêmes
La nuit échappés,
Glissez sur la brise,
Montez sur la frise
Du mur qui se brise,
Volez, ou rampez ! »

Et leurs pas, ébranlant les arches colossales,
Troublent les morts couches sous le pavé des salles.

« Venez, boucs méchants,
Psylles aux corps grêles,
Aspioles frêles,
Comme un flot de grêles,
Fondre dans ces champs !
Plus de discordance !
Venez en cadence
Élargir la danse,
Répéter les chants ! »

Et leurs pas, ébranlant les arches colossales,
Troublent les morts couches sous le pavé des salles.


« Qu’en ce beau moment
Les clercs en magie
Brillent dans l’orgie
Leur barbe rougie
D’un sang tout fumant ;
Que chacun envoie
Au feu quelque proie.
Et sous ses dents broie
Un pâle ossement ! »


Et leurs pas, ébranlant les arches colossales,
Troublent les morts couches sous le pavé des salles.

« Riant au saint lieu,
D’une voix hardie,
Satan parodie
Quelque psalmodie
Selon saint Matthieu ;
Et dans la chapelle
Où son roi l’appelle,
Un démon épèle
Le livre de Dieu ! »

Et leurs pas, ébranlant les arches colossales,
Troublent les morts couches sous le pavé des salles.

« Sorti des tombeaux.
Que dans chaque stalle
Un faux moine étale
La robe fatale
Qui brûle ses os,
Et qu’un noir lévite
Attache bien vite
La flamme maudite
Aux sacrés flambeaux ! »

Et leurs pas, ébranlant les arches colossales,
Troublent les morts couches sous le pavé des salles.

« Satan vous verra !
De vos mains grossières,
Parmi des poussières,
Écrivez, sorcières :
Abracadabra !
Volez, oiseaux fauves,

Dont les ailes chauves
Aux ciels des alcôves
Suspendent Smarra ! »

Et leurs pas, ébranlant les arches colossales,
Troublent les morts couches sous le pavé des salles.

« Voici le signal ! —
L’enfer nous réclame ;
Puisse un jour toute âme
N’avoir d’autre flamme
Que son noir fanal !
Puisse notre ronde,
Dans l’ombre profonde,
Enfermer le monde
D’un cercle infernal ! »






L’aube pâle a blanchi les arches colossales.
Il fuit, l’essaim confus des démons dispersés !
Et les morts, rendormis sous le pavé des salles,
Sur leurs chevets poudreux posent leurs fronts glacés.


Octobre 1825.