Œuvres complètes de Racan (Jannet)/À M. de Balzac (« Doctes nymphes par qui nos vies »)

À M. de Balzac
Doctes nymphes par qui nos vies…


À M. DE BALZAC.
Ode.

Doctes nymphes par qui nos vies1
Bravent les ans et le trespas,
Seules beautez dont les appas
Ont mes passions asservies,
Vous sçavez bien que la splendeur
De cette orgueilleuse grandeur
Où l’espoir des autres se fonde
N’est point ce que j’ay desiré,
Et que j’ay toulours preferé
Vos faveurs à celles du monde.

Enflé de cette belle audace,
À peine sçavois-je marcher
Que j’osai vous aller chercher
Au plus haut sommet de Parnasse.
Apollon m’ouvrit ses tresors,
Et vous me jurastes dèslors,
Par vos sciences immortelles,
Que mes escris verroient le jour,
Et tant qu’on parleroit d’amour
Vivroient en la bouche des belles.

Toutefois, mes cheres compagnes,
Ces esperances m’ont failly :
Balzac tout seul a recueilly
Ce qu’on cherche dans vos montagnes.
C’est en vain que tous ses rivaux
Esperent par leurs longs travaux
En vostre éternelle richesse ;
Luy seul la possede aujourd’huy,
Et faut que le tienne de luy
Les effets de vostre promesse.

Lors que la nuit étend ses voiles,
On y remarque des flambeaux
Qui semblent plus grands et plus beaux
Que ne sont les autres estoiles ;
Mais, si-tost que l’astre des cieux
Commence à paroistre à nos yeux
Et qu’il a les ombres chassées,
Nous voyons que de tous costez
Grandes et petites clarte
Sont également effacées.

De mesme, ceux à qui la France
A veu tenir les premiers rangs
Dans le siecle des ignorans
Devant luy perdent l’asseurance.
Ce grand soleil des beaux esprits
A tout seul remporté le prix ;
De luy seul la gloire est connuë,
Et tous ces petits escrivains
Qui faisoient n’agueres les vains
Disparoissent à sa venuë.

Il r’apprend à l’âge où nous sommes
L’art qui fit ces premieres loix
Par qui l’on rendit autrefois
Les hommes esclaves des hommes ;
Il produit ces inventions
Dont les seules impressions
Ont fait les vertus et les vices,
Ont fait les villes souslever
Et fait aux plus lasches trouver
En la mort mesme des delices.

C’est par là que, dans les tempestes
De tout un peuple mutiné,
On tient par l’oreille enchaisné
Ce cruel Typhon à cent testes ;
C’est par ses propos attirans
Qu’on voit arracher les tyrans
D’entre les bras de la fortune,
Ou qu’ils sçavent s’y maintenir,
Et qu’ils ont le pouvoir d’unir
Diverses volontez en une.

Les choses les plus ordinaires
Sont rares quand il les escrit,
Et la clarté de son esprit
Rend les mysteres pppulaires ;
La douceur et la majesté
Y disputent de la beauté ;
Son éloquence est la premiere
Qui joint l’élegance au sçavoir,
Et qui n’a point d’yeux pour la voir
N’en a point pour voir la lumiere.

Divin Balzac, qui par tes veilles
Acquiers tout l’honneur de nos jours
Grand demon de qui les discours
Ont moins de mots que de merveilles,
Dieu qui, vivant avecque nous,
As rendu l’Olympe jaloux
Et toute la terre estonnée,
Te sçaurois-je rien immoler
Qui puisse jamais esgaler
La gloire que tu m’as donnée ?

En vain dans le marbre et le jaspe
Les roys pensent s’éterniser ;
En vain ils en font espuiser
L’une et l’autre rive d’Hydaspe ;
En vain leur pouvoir nompareil
Esleve jusques au soleil
Leur ambitieuse folie :
Tous ces superbes bastimens
Ne sont qu’autant de monumens
Où leur gloire est ensevelie.

Ces heros jadis venerables
Par les âges nous sont ravis ;
Les dieux mesmes qu’ils ont servis
N’ont plus de nom que dans nos fables.
Ny leurs temples, ny leurs autels,
N’estoient point honneurs immortels ;
Le temps a brisé leurs images.
Quoy qu’espere la vanité,
Il n’est point d’autre éternité
Que de vivre dans tes ouvrages.

Par eux seuls la rigueur des Parques
Se rend sensible à la pitié ;
Par eux seuls de nostre amitié
Se gravent à jamais les marques,
Et dans les siecles à venir,
Où la mort mesme doit finir,
Nostre memoire reverée,
Par tout où le soleil luira,
À l’univers esgalera
Son estenduë et sa durée.



1. Le Mercure de septembre 1724 reprend Coustelier d’avoir séparé par des pièces intermédiaires ces deux odes à Balzac, l’une, dit-il, étant la correction de l’autre. Nous avons jugé, en effet, qu’il convenoit de rapprocher les deux versions, pour que le lecteur pût les comparer plus aisément, et se reporter à une lettre que Racan écrit à ce sujet et que nous insérons dans cette édition.