Ode à Eugène Le Roy

Imprimerie de le Vézère (p. 3-16).

RENÉ BERTON


ODE
à Eugène Le Roy

Poème dit par M. Jean HERVÉ, Sociétaire de la Comédie Française
à l’Inauguration du Monument Eugène Le Roy
à MONTIGNAC (Dordogne), le 25 Septembre 1927

sous la Présidence de M. Édouard Herriot
Ministre de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts

MONTIGNAC
IMPRIMERIE DE LA VÉZÈRE
1927

EUGÈNE LE ROY
ÉCRIVAIN PÉRIGORDIN
1836-1907


ode
à Eugène Le Roy

❀❀



Je me souviens qu’au temps lointain de ma jeunesse,
Quelqu’un[1], dont la culture et la haute sagesse
Ont découvert celui que nous fêtons ici,
Me dit, en me donnant un livre : « Lis ceci ;
» Nous en reparlerons plus tard ». — Un peu sceptique,
Je regardai le titre à l’allure rustique,
Quelconque… « Le Moulin du Frau »… Quant à l’auteur,
Il m’était inconnu. — « Bon, c’est un amateur,
Me dis-je, et c’est encor de la littérature !… »
Et, courageux, un soir, j’entrepris la lecture
Du livre, qui me tint jusqu’à l’aube éveillé,
Car dès les premiers mots je fus émerveillé !


Quel délice ! Il semblait, en tournant chaque page,
Qu’un grand souffle d’air pur me baignait le visage.
Tout mon cher Périgord, aux sites tant aimés,
Passait devant mes yeux éblouis et charmés,
Avec toute sa grâce et toute sa lumière
Qui dore le castel comme l’humble chaumière,
Ses larges horizons estompés de brouillard,
Ses plaines, ses forêts où court le porc-singlar[2],
Et l’ondulation molle de ses collines
Où le matin suspend ses blanches mousselines…


Je voyais le faucheur lançant son dail[3] qui luit
Dans l’herbe qui se couche en tas autour de lui…
Les grands bœufs limousins aux cornes recourbées,
Marchant dans les labours, à larges enjambées,
Pendant que, trébuchant aux pierres du sillon,
Un gouïassou[4] les pique au col, de l’aiguillon,
Et leur lance en patois des insultes naïves…
Je voyais dans les champs, au moment des métives,
Les rudes moissonneurs, venant de leur pas lourd,
Attaquer les blés mûrs, dès la pointe du jour,
Et, penchés sur le sol que la chaleur fendille,
Abattre les épis au creux de leur faucille,
S’arrêtant, pour manger, après leur dur travail,
Un quignon de pain bis frotté de sel et d’ail…


Puis, c’était dans les bourgs et les cantons notoires,
Le grouillement bruyant des marchés et des foires ;
J’entendais des jurons et des cris égrillards,
Les claquements de mains des accordeurs[5] bavards ;
Et le soir, après un dernier et long vinage[6],
Je voyais les fermiers regagner leur village,
Les uns, vendeurs heureux, d’autres le poing tendu,
Ramenant à l’oustan[7] le bétail invendu…


Je voyais les bons vieux assis devant leurs portes,
Étreignant un bâton de leurs pauvres mains mortes,
Somnolents, tout honteux de ne plus travailler,
Attendant que la mort vienne les réveiller ;
Et lorsque l’Angelus sonne pour la prière,
Je les voyais lever leur front couleur de terre,
Comme s’ils regardaient monter dans le ciel bleu
La plainte que tout bas ils adressaient à Dieu…


Je revoyais, l’hiver, le soir, à la veillée,
Près de la cheminée où flambe une feuillée,
Aux fumeuses lueurs de l’antique calel[8]
Qu’on accroche au landier, d’un geste rituel,
Dans la vieille cuisine où l’on peut voir dans l’ombre
Les grands lits de noyer fermés d’un rideau sombre,

Les voisins, réunis pour platusser[9] un brin,
Raconter une histoire ou chanter un refrain,
Égrener le gros blad[10] ou, d’un maillet agile,
Casser lou viel cacau[11] pour en faire de l’huile,
Parler de l’Aversier[12] ou du grand Lébérou[13]
Et manger la châtaigne en buvant le vin doux…


Puis, c’était un parfum odorant de cuisine
Qui montait de ce livre et m’enflait la narine….
Je revoyais, fumant aux soupières d’étain,
L’épaisse soupe aux choux et le léger tourain[14]
Que l’on mange, le coude appuyé sur la table,
En en laissant un peu, coutume délectable,
Pour y verser du vin et, la serviette au col,
Déguster ce nectar qu’on nomme le chabrol
La tourtière de fonte où mijote la daube,
Feu dessus feu dessous et qui cuit depuis l’aube ;
La podelo[15] où la ménagère fait sauter
Les quartiers de confit[16] qu’on vient de dépoter ;
Et la dinde ventrue, et la poularde obèse
Qui rôtit lentement devant un feu de braise,

Laissant voir par endroits, sous sa peau qui se fend,
Les rondelles de truffe au parfum triomphant ;
Et le râble de lièvre à la sauce royale,
Gloire du Périgord, qui donne la fringale,
Rien que par son fumet !…
Rien que par son fumet Quel charme captivant
De retrouver soudain tout le passé, vivant…
Le langage d’antan, les antiques coutumes
Que le temps implacable emporte dans ses brumes,
Et les traditions du bon vieux Périgord
Que conservent nos paysans, d’un même accord…
Leurs chagrins, leurs plaisirs naïfs que l’on envie,
Tous les menus détails de leur paisible vie !…
Voilà ce que m’offrit, comme aux jours d’autrefois,
Ce livre savoureux, lardé de mots patois,
D’où montait, enivrant mon âme émerveillée,
La bonne et saine odeur de la terre mouillée…


Et c’est depuis ce jour, mémorable pour moi,
Qu’est né mon culte ardent pour Eugène Le Roy.




C’est là, dans ce pays tout baigné de lumière,
Où court, limpide et paresseuse, la Vézère,
Où les premiers êtres humains,
Pour sauver leurs petits et conserver leur race,
Trouvèrent des abris dont reste encor la trace
Dans tous les rochers des chemins,


À Montignac, pays riche de tant de gloire,
Dont on trouve le nom aux pages de l’Histoire,
Où les Comtes du Périgord
Dont la force n’était de nulle autre, vassale,
Avaient édifié la masse colossale
De ce burg[17] que le Rhin envierait pour son bord,


C’est cet endroit riant dans sa grâce sauvage,
Que Le Roy, dont l’esprit était celui d’un sage,
Entre tous avait su choisir
Pour y mener à bien son œuvre poursuivie ;
C’est là qu’il a passé presque toute sa vie ;
C’est là qu’il a voulu mourir.


Tout nous parle de lui. On croit le voir paraître
Avec ses longs cheveux et sa barbe d’ancêtre ;
Et tous les arbres de ces bois
Gardent encor, témoins de ses allures franches,
Des lambeaux de son rêve accrochés à leurs branches,
Que le vent nous raconte avec sa grande voix.




Il est juste, ô Le Roy, qu’on célèbre ta gloire
Et que l’on commémore à jamais ta mémoire ;
Tous ces honneurs, on te les doit.
Écrivain du terroir dont tu fis ton domaine,
Nul peut-être, au labour de la pensée humaine
N’a creusé son sillon plus profond et plus droit.


Tu n’étais pas de ceux qui, pour faire figure
D’originalité, déforment la nature
Dont le visage est éternel,
Et qui, dans leurs écrits, pour faire œuvre opportune,
Prennent l’exception pour la règle commune,
Le factice pour le réel.


Jamais tu ne voulus asservir ton génie
À cette insupportable et sotte tyrannie
De l’obscur et du faux-semblant ;
Dans tes livres écrits sous la grande lumière
On retrouve toujours cette vertu première :
La clarté, sans laquelle il n’est pas de talent.


Tu n’as rien inventé. Tu fus l’écho servile
Des voix de la campagne et des voix de la ville ;
Et les sites que tu décris
Nous sont tous familiers depuis notre jeunesse,
Et nous les retrouvons avec joie et tendresse,
Magnifiés par tes écrits.


Mais ton œil clair allait jusqu’au tréfonds des choses ;
Tu savais discerner les effets et les causes ;
Avec toi, rien n’était perdu.
Tu savais écouter et tu savais comprendre…
Ô Maître clairvovant, tu nous as fait entendre
Ce que sans toi, peut-être, aucun n’eût entendu.




Ce n’est pas seulement le penseur solitaire,
L’évocateur puissant des beautés de la terre
Que nous devons mettre à l’honneur ;
Ce qu’il faut admirer dans son œuvre profonde,
C’est bien moins l’écrivain à la verve féconde,
Que l’homme au magnifique cœur.


Car, lorsqu’il s’asseyait sur la haute colline,
À l’heure où le soleil à l’horizon décline,
S’il entendait autour de lui
Monter toutes les voix de l’immense nature
Se préparant, dans un religieux murmure,
Au grand mystère de la nuit ;


S’il entendait la voix des choses invisibles,
Les secrets que la terre et l’arbre, aux soirs paisibles,
Se racontent tout bas, entre eux,
S’il entendait aux solitudes infinies
L’apaisante douceur des calmes harmonies
Remplissant le vide des cieux ;


S’il entendait monter des maisons opulentes
La joyeuse rumeur des gaîtés insolentes
De ceux qui sont trop bien nourris,
Il entendait aussi, de la pauvre chaumière,
Monter sinistrement la voix de la misère,
Avec ses sanglots et ses cris.


Il savait que là-bas, hélas, son frère l’homme,
Pour d’autres travaillait comme bête de somme,
Depuis le matin jusqu’au soir,
Le front toujours penché sur la terre puissante,
Jusqu’au jour où la terre, enfin compatissante,
S’entr’ouvrait pour le recevoir.


Il entendait le cri de la révolte vaine
De ce grand paria de la famille humaine…
Et ce sont toutes ces douleurs
Que Le Roy, dans un livre, avec persévérance,
Racontait à tous ceux qu’épargne la souffrance,
Afin de les rendre meilleurs.




C’est pour cela, Le Roy, que ton œuvre est si belle
Et qu’elle durera, comme dure, éternelle,
La parole de vérité.
Car si dans tes écrits tu mis la vie austère
Et toutes les splendeurs des choses de la terre,
Tu sus y mettre aussi toute l’humanité !




La Borie-Trélissac (Dordogne), 24 Août 1927.
  1. M. Alcide Dusolier, sénateur de la Dordogne, critique littéraire.
  2. Le sanglier.
  3. La faulx.
  4. Un garçonnet.
  5. Ceux qui, dans les foires, accordent le vendeur et l’acheteur.
  6. Vin que l’on boit dans les auberges pour conclure un marché.
  7. La maison.
  8. Ancienne lampe à huile.
  9. Bavarder.
  10. Maïs.
  11. Les noix vieilles.
  12. L’Antechrist.
  13. Le Loup-garou.
  14. Soupe à l’oignon.
  15. La poêle.
  16. Quartiers de volaille que l’on conserve dans des pots de grès
    remplis de graisse.
  17. Le château de Montignac, l’un des plus importants du Périgord,
    construit au xe siècle.