Océan vers/Si tu veux que je te dise


XLV

Si tu veux que je te dise
Ce que je t’ai déjà dit,
Je conterai ma surprise
D’être un enfant qui grandit,

Et, devant ce qui se pose
Et s’en va, blesse et guérit,
Ma stupeur d’être une chose,
Ma terreur d’être un esprit.

Quel gouffre ! la vie obscure !
Épeler oui, dire non.
Accepter comme Épicure,
Renoncer comme Zénon !

Ôter à Vénus sa conque
Et son chignon à Betsy ;
Être l’écolier quelconque
D’un maître quelconque aussi.

Comme un voleur se dérobe,
Fouiller tout et creuser tout,
Pétrone jusqu’à Macrobe,
Euclide jusqu’à Bezout ;


Dire : je suis, donc nous sommes !
Nier Adam pour Japhet ;
De ce qu’ont écrit les hommes
Conclure ce qu’ils ont fait ;

Renouveler ses études
À chaque pas en avant ;
Se remplir d’inquiétudes,
De batailles et de vent.

Et de Bible et d’Odyssée,
Et de grec et de latin,
Et n’avoir dans sa pensée
Que l’étoile du matin.

J’aurai l’air d’être imbécile,
D’être un tremblant innocent,
D’être, sans trouver d’asile,
Sans cesser d’être un absent,

Plus qu’un ange et moins qu’un homme,
De subir ce bonheur fou
De marcher sans savoir comme
Et d’aller sans savoir où.

Être sauvage, être tendre,
Songer mal et rêver bien,
Ô femmes, et tout apprendre
De vous, qui ne savez rien !

Reculer devant l’abîme,
Se revoir dans deux beaux yeux,
Sentir l’approche d’un crime,
Sentir la douceur des cieux ;


Être la flèche et la cible,
Et tomber inanimé
Dans cette chose terrible,
Un baiser au mois de mai !

Être bon, pur, vénérable.
Noble toujours, grand parfois,
Et devenir misérable
Plus que la feuille des bois ;

Je dirai le fond de l’âme
Et le Z de l’A B C.
Quand j’aurai fini, Madame,
Je n’aurai pas commencé.


31 août.