Observations sur quelques grands peintres/Rubens


RUBENS.


Rubens, gloire immortelle de l’École Flamande, a été justement placé au rang des plus grands peintres de l’Europe : aucun n’a réuni plus de parties essentielles de son art ; aucun n’eut un génie plus riche, plus fécond, n’eut en même temps plus de jugement, plus d’imagination, et plus de chaleur et d’enthousiasme avec une couleur plus brillante et plus vraie : cette couleur est un des caractères qui distinguent son talent ; ses tableaux sont des sources où l’on peut trouver les grands principes du coloris : ses teintes éclatantes et vraies sont peut-être trop prononcées ; mais par cela même elles sont plus faciles à saisir, et dévoilent d’une façon plus claire les secrets de la nature. Sans affectation de masses brunes, ses lumières riches et colorées sont très-brillantes. Son dessin, très-souvent incorrect et tenant du goût de son pays, est savant, plein de force et d’énergie ; il a (quoi qu’on en puisse dire) de la noblesse et de la grandeur ; il a même souvent de la correction ; on pourroit en citer beaucoup d’exemples. Ses compositions sont faciles, naturelles et remplies de poésie et de mouvement : quel riche et prodigieux assemblage de beautés de tous les genres dans sa fameuse Galerie de Marie de Médicis ! C’est là principalement que Rubens a prouvé qu’on ne pouvoit être un peintre du premier ordre, sans être en même temps un grand poëte.

On me permettra, j’espère, de hasarder ici quelques réflexions sur l’allégorie, attaquée, proscrite par les uns, et défendue, exaltée par les autres. Beaucoup de choses ont été dites contre l’allégorie, qui mêle la représentation des êtres chimériques avec celle des êtres existans, et qui ôte la vraisemblance aux sujets où elle est placée. Ces raisons sans doute sont excellentes dans les tableaux de chevalet, pour des sujets de la vie privée, surtout pour celle des simples bourgeois ; peut-être sont-elles justes aussi, en parlant d’un sujet historique, isolé, renfermé dans un seul tableau : mais l’allégorie est permise, commandée même par le goût et la raison dans les plafonds, dans ces riches galeries où les actions des hommes célèbres font une suite de vastes tableaux ; dans les grandes peintures de décoration, où l’imagination a le droit de tout créer, pourvu qu’elle charme et qu’elle instruise ; et comme Boileau a dit de la poésie épique :

« Là pour nous enchanter, tout est mis en usage,
» Tout prend un corps, une âme, un esprit, un visage. »

Dans les palais des rois, les fictions de l’allégorie sont peut-être même des raisons politiques : pour gouverner un empire, les souverains ont besoin de maîtriser les peuples ; et pour enchaîner l’anarchie, ils doivent employer toute sorte de forces : ce ne seroit peut-être pas assez du génie, du courage et de la vertu. La plupart des rois anciens étoient descendus des Dieux ; Énée étoit le fils de Vénus, Romulus eut pour père le dieu terrible des combats ; les Atrides étoient du sang de Jupiter : nos souverains modernes n’ont pas autant de facilité à être parens des habitans de l’Olympe ; ils sont donc forcés de se donner une espèce de divinité par ce qui les environne, par une sorte d’enchantement qui doit toujours les accompagner ; de là est venue la nécessité de la pompe et de la magnificence, la nécessité des demeures augustes, des décorations extraordinaires : tous les talismans de l’allégorie, tous les prodiges de l’imagination, tout ce qui étonne et enchaîne les esprits doit être réuni pour contribuer à affermir le pouvoir souverain.

L’allégorie présente à la fois une longue suite d’événemens passés, présens et à venir ; magicienne puissante, elle agite, trouble, calme les élémens ; elle évoque les monstres, les divinités de tous les siècles ; elle peut à son gré disposer de la terre, du ciel et des enfers, et son pouvoir lui est pardonné pourvu qu’elle n’en abuse pas. Ignorans, savans même, nous nous prêtons également sans peine à la représentation de mille rêves brillans, surtout lorsqu’offerts par le génie, ils tournent au profit de nos plaisirs. Un des avantages de l’allégorie, est de pouvoir instruire le spectateur, sans beaucoup de peine, et d’épargner de longs travaux au peintre historien.

On veut peindre l’éducation d’une princesse encore enfant : l’artiste la placera-t-il dans un palais fastueux, au milieu de ses maîtres et d’une foule de flatteurs ? C’est dans la grotte même de la fontaine Castalie que le dieu de l’éloquence, qu’Apollon et Minerve, et les Grâces la comblent des dons les plus précieux, et semblent apprendre au vulgaire que les dieux font naître les princesses au-dessus des mortelles ordinaires.

La jeune Médicis arrive pour être l’épouse d’un roi puissant : le peintre nous fera-t-il voir les échevins de Marseille, les députés de toutes les villes du royaume venant au-devant d’elle ? Non ; les dieux des mers guident eux-mêmes la riche galère qui la conduit dans nos ports ; la ville de Marseille, la France entière s’empressent de recevoir leur souveraine, et la ville, la France entière ne sont que deux figures.

Rubens veut peindre la naissance de Louis XIII : présentera-t-il Marie de Médicis environnée des tristes détails qu’entraîne la foiblesse humaine ? Elle est assise, appuyée sur la Fortune ; dans ses traits, fatigués par la douleur, brillent les rayons d’une douce joie ; cet enfant, l’espoir de la nation, destiné à commander à nos riches contrées, est confié par la Justice au génie de la santé ; l’ingénieuse allégorie instruit même le spectateur du nombre d’enfans dont la reine doit devenir la mère. En indiquant l’heure de la naissance du prince par Phébus à l’horizon, pressant ses divins coursiers et commençant sa carrière, que de noblesse Rubens donne à son sujet ! cet enfant qu’il vient de peindre, ce ne peut être que le fils des rois.

Henri IV meurt : Bellone, la Victoire remplissent les airs de leurs gémissemens ; le Temps élève le héros dans les cieux, l’Olympe s’offre à nos regards ; Jupiter s’avance et reçoit lui-même Henri dans ses bras : le spectateur lit d’un regard le plus bel éloge qu’on puisse faire d’un grand homme ; il voit ses actions éclatantes ; et là sont présens tous ses triomphes. Dans le même tableau il est instruit de ce qui a suivi cette mort funeste ; il apprend que le gouvernement passa sans trouble entre les mains de Marie de Médicis. Si le peintre eut représenté Henri sanglant, porté aux pieds de l’escalier du Louvre, au milieu d’un peuple au désespoir, sans doute ce tableau auroit excité de plus grandes émotions ; mais aussi, que de haines, que d’accusations peut-être injustes il eût pu réveiller ! Par l’allégorie, un héros, un demi-dieu abandonne la terre, il rejette une dépouille grossière et s’élance à l’immortalité. Le détail des avantages que Rubens a tirés de l’allégorie dans sa célèbre Galerie du Luxembourg, seroit trop long, et passeroit les bornes que nous nous sommes prescrites ; on pourra s’en instruire mieux en voyant ce beau monument de la peinture moderne : on y verra que Rubens pouvoit imiter la nature avec beaucoup de vérité et d’énergie, et avec la grandeur qui convenoit à ses sujets.

Ce n’est pas seulement parce qu’il s’est heureusement servi de l’allégorie qu’il a prouvé qu’il étoit grand poëte ; c’est parce qu’il l’a été dans tous ses ouvrages par la manière avec laquelle il a présenté la nature. Quelle production admirable que sa Descente de Croix ! que de force et d’éclat de couleur ! que de mouvement, d’expression et d’énergie dans toutes les figures ! mais quelle beauté surtout, et quelle sublime dignité dans celle du Christ ! S’il n’a pas toujours donné un extrême fini à ses tableaux, la brûlante facilité avec laquelle ils sont exécutés leur imprime un mouvement qui dédommage bien de ce qui peut y manquer ; on eût craint même qu’en les finissant davantage, il leur eût fait perdre une partie de ce feu divin qui en fait le premier mérite, et l’un des principaux caractères distinctifs. Aucun peintre n’a porté l’expression à un plus haut degré que lui ; ses draperies ne sont pas toujours d’un bon choix, jamais dans le style de l’antique ; mais elles sont toujours agencées d’une manière large, riche, prise dans la nature, et qui prête à la couleur et à l’effet. Il a réuni l’avantage très-rare de bien peindre et les grâces et la force ; ses grâces ont d’autant plus de pouvoir, qu’il est joint à celui de la beauté de la couleur. L’énergie et la vigueur des hommes sont parfaitement rendues dans ses tableaux ; et les femmes y conservent tout le charme de leur sexe. Il a bien donné aux fleuves, aux divinités terribles cette force surnaturelle avec laquelle l’imagination les présente : il l’a donnée par la forme, et par la vigueur et la poésie du coloris. L’extrême promptitude d’exécution tant vantée dans les ouvrages du Tintoret, et dans ceux de Luca Giordano, Rubens l’a possédée au suprême degré, mais il l’a mieux employée. Telle qu’une lave ardente, la vie se répand dans ses tableaux, et son génie semble y créer la nature avec la rapidité de la foudre : on est ému de l’enthousiasme qui les a produits ; et c’est avec justice qu’on a dit de lui qu’il sembloit envoyé du ciel pour apprendre aux hommes l’art de peindre.

Loin, loin des temples des beaux-arts, ces froids critiques qui n’approchent des ouvrages de Rubens qu’avec la règle et le compas ; qu’ils sachent, ces esprits glacés, que le caractère du génie n’est point de marcher sans défauts, mais d’étonner par des beautés.