Observations sur quelques grands peintres/Lanfranc

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LANFRANC.


Lanfranc, un des habiles élèves des Carraches, a une manière très-originale qui le distingue de ceux de son École, et qui a été suivie par beaucoup de peintres : dans cette manière il est, pour ainsi dire, chef de parti. Le caractère distinctif de son talent est une grande facilité à concevoir, et plus encore à exécuter ; la facilité, la hardiesse, la fierté de son pinceau sont les traits les plus marquans de son originalité. Cette espèce de talent le rendit plus propre aux travaux de décoration qu’aux tableaux de moyenne grandeur. Tout jeune, il annonça le genre de ses dispositions. Au service du comte Scotti, il charbonnoit toutes les murailles ; le papier étoit un champ trop étoit pour contenir l’abondance de ses pensées. Destiné tout-à-fait à la peinture, il fut placé chez Augustin Carrache : un des principaux objets de ses premières études, fut la coupole peinte à Parme par le Corrège ; son goût pour cette espèce de travail fut encore enflammé par cette étude. Dans la coupole de Saint André de Laval à Rome, il trouva l’occasion de déployer tout son talent ; c’est un des plus vastes et des plus fameux ouvrages de ce genre, et l’objet de l’imitation et de l’émulation de ceux qui ont exécuté de semblables travaux. Quoique sa couleur offre peu de finesses de ton, elle a cette force imposante, nécessaire à ces immenses productions, destinées à être vues de loin. Son dessin, qui ressemble à celui des Carraches, a souvent de la correction et de la grandeur ; mais comme ces qualités tiennent plus chez lui à la mémoire qu’au sentiment, elles ne touchent guère.

Lanfranc est donc particulièrement un peintre supérieur et original dans les plafonds ; il l’est par une manière facile, hardie et pittoresque, qui convient parfaitement à cette espèce de peinture ; il l’est par la fermeté, la force et la chaleur de son pinceau : c’est principalement à cette supériorité bien certaine dans une partie de son art qu’il doit la place que l’Europe lui a conservée.

Cette manière de Lanfranc conduit naturellement à plusieurs observations utiles peut-être à tous les arts : cette hardiesse d’exécution est, sans contredit, très-louable, principalement dans les travaux de décoration, où l’on n’aperçoit que de grandes masses bien décidées, où les détails doivent être indiqués d’une façon ferme, et plutôt dure que molle : la facilité de l’exécution est aussi un mérite dans les tableaux qui peuvent être vus de près ; elle en est un dans toutes les productions des hommes ; nous les admirons souvent d’autant plus qu’elles semblent avoir coûté moins de peine ; et beaucoup de gens sont portés à accorder plus de génie à celui qui produit plus promptement : cela ne doit être vrai, cependant, que lorsqu’il fait mieux que les autres ; et l’on a toujours raison de dire avec Molière : « le temps ne fait rien à la chose. » Cette manière rapide de peindre peut être envisagée sous un autre point de vue ; elle conduit aisément aux abus les plus dangereux ; elle habitue à faire consister le mérite essentiel de l’art dans ce qui tient à une chaleur plus matérielle que sentimentale ; dans ce qui tient à l’adresse de la main plutôt qu’à la justesse, à la beauté, à la noblesse des pensées et à la profondeur de la science. Cette manière, toute estimable qu’elle peut-être sous certains rapports, a beaucoup contribué à corrompre le goût en Italie, et surtout en France, en donnant une importance première et presque exclusive à cette espèce de talent. Pendant un certain temps, pour prouver la beauté d’un tableau, il suffisoit de s’écrier : « Ah ! que c’est bien fait ; » après ces mots on ne pouvoit rien ajouter, l’éloge étoit complet ; ils ne vouloient cependant pas dire : « Les clairs, les demi-teintes, les ombres sont bien à leur place ; le dessin est noble et correct, la couleur est belle, tous les objets ont la vérité de pensée et d’imitation qu’ils doivent avoir. » Non, non, ces paroles sacrées ne vouloient rien dire de cela ; elles n’avoient d’autre intention que d’assurer que l’ouvrage étoit peint facilement, avec une touche hardie ; ce qui, le plus souvent, signifioit qu’il étoit hardiment mauvais : celui qui avoit le plus ce rapide mérite passoit pour le plus habile. Hélas ! cette séductrice facilité a quelquefois égaré le jugement de beaucoup de gens instruits et raisonnables. Le Dominiquin fut, de son vivant, moins estimé que Lanfranc ; M. de Piles n’a pas craint de faire entendre qu’il étoit moins né peintre que ce dernier, et qu’il l’étoit devenu en dépit de Minerve. Quelle injustice, quel faux raisonnement ! fit-on jamais quelque chose d’extraordinaire en dépit d’elle ; et malgré elle et la nature pouvoit-on être un des plus célèbres peintres du monde ? Les pensées nobles et vraies, l’expression, l’imitation, la puissance si rare d’émouvoir et de toucher ne sont-elles pas des parties de la peinture, et des parties bien plus essentielles que la hardiesse et la facilité de l’exécution ? Or, le Dominiquin les possédoit bien plus que Lanfranc ; il étoit donc aussi né peintre, et né bien plus grand peintre. Il falloit dire seulement que Lanfranc avoit excellé dans une partie pour laquelle la nature l’avoit mieux organisé que le Dominiquin : au surplus, la postérité venge tous les jours le peintre touchant et vrai de Saint Jérôme mourant ; et les opinions sont bien changées.

Quoique le talent de Lanfranc fut plus propre aux plafonds qu’aux tableaux de moyenne dimension, il en a fait cependant de beaux dans cette proportion ; on en conserve plusieurs au Musée Napoléon. Celui qui représente le Couronnement de la Vierge, et qui étoit autrefois au palais du Luxembourg, réunit des beautés du premier ordre : la force du coloris, l’énergie du pinceau avec laquelle sont rendues de mâles vérités, montrent d’abord à tous les yeux que c’est l’ouvrage d’un grand maître. Les nombreux travaux dont Lanfranc fut chargé, lorsque les Carraches, le Guide, le Dominiquin vivoient encore, prouvent l’estime qu’on avoit pour lui dans son temps, et l’on ne fait pas tant de sensation sans beaucoup de mérite : bien que le nombre de ses partisans soit diminué depuis sa mort, et qu’il soit placé quelques crans plus bas qu’Annibal Carrache, le Dominiquin et le Guide, il jouit encore d’assez de réputation pour être compté parmi les savans élèves des Carraches, et les peintres fameux de l’Italie.