Observations sur quelques grands peintres/Gérard Dow


GÉRARD DOW.


Imiter la nature aussi exactement que cela est possible aux hommes, c’est arriver à une des plus essentielles parties de la peinture : en présentant des sujets nobles et attachans, choisir ce qu’elle a de plus grand et de plus beau, c’est avoir fait bien davantage encore. Beaucoup de peintres dans de grands tableaux d’histoire ont imité la nature la plus commune, telle qu’elle leur étoit donnée par le hasard ; ils ont été satisfaits d’avoir bien copié les objets qu’ils avoient sous les yeux, sans s’embarrasser de savoir s’ils étoient ceux qu’exigeoient leurs sujets. Les Flamands et principalement les Hollandais ont suivi cette manière avec succès dans de petits tableaux, représentant des scènes familières ; c’est-à-dire, celles que la vie domestique offroit chaque jour à leurs regards.

Ces ouvrages précieux ont eu et ont encore beaucoup de vogue, parce qu’ils offrent des beautés, dont l’espèce est à la portée de tout le monde, parce qu’ils peuvent se placer dans de petits appartemens, et qu’en général on trouve commode d’avoir des chefs-d’œuvres sous les yeux et sous la main. On peut même ajouter que les artistes qui ont suivi cette route, ont bien plus atteint la perfection de leur genre que les peintres d’histoire ; mais on peut assurer en même temps que cette espèce de perfection n’est pas, à beaucoup près, aussi difficile que celle qu’exige la peinture héroïque.

Parmi les artistes distingués dans cette carrière, Gérard Dow est un des plus célèbres ; et l’on ne sauroit mieux prouver qu’un ouvrage est extrêmement terminé, qu’en disant qu’il est fini comme Gérard Dow. Il eût pensé n’avoir rien fait, s’il eût oublié de rendre compte des détails presque invisibles de la nature ; lorsqu’il peignoit une poule, il n’oublioit pas les plus petites parties des plus petites plumes ; s’il peignoit un tapis, aucun point n’étoit oublié, même dans l’ombre : ce n’est qu’à l’aide d’une loupe qu’on peut bien apprécier tout le fruit de ses soins inaccessibles à la meilleure vue ; tours de force des yeux, de la main, et de la patience, qu’on admire avec une sorte de pitié, en plaignant l’artiste de s’être donné tant de peine inutile. Gérard Dow a presque toujours choisi des sujets de peu d’étendue, de peu de mouvement, et qui prêtaient à l’exacte imitation ; il a peint un vieillard qui taille une plume, une vieille femme qui joue avec son chat, et beaucoup de scènes de cette espèce. La plupart de ses modèles sont des vieillards, de vieilles femmes, dont les mains flétries et les fronts chauves et ridés offrent un champ délicieux à ses plaisirs et à ses triomphes. Quelquefois, cependant, il a représenté des sujets plus intéressans : le tableau connu sous le nom de la Femme Hydropique, est un de ses plus célèbres ouvrages, non-seulement par la beauté, mais encore par la dimension du tableau, et le nombre des figures ; c’est peut-être le sujet le plus étendu qu’il ait peint ; et l’on est étonné de l’immensité de son travail, à cause du nombre d’objets que renferme cette production, et de leur extrême fini : l’effet de la lumière y est rendu avec une prodigieuse vérité, et les figures ont bien l’expression qui leur convient. Le plus estimé de ses tableaux, conservés au Musée Napoléon, est celui où il a peint sa mère lisant la bible, et son vieil époux l’écoutant avec respect. On auroit de la peine à trouver dans les ouvrages d’aucun autre artiste, plus de force, plus de vérité d’effet et de couleur ; et plus de perfection dans l’ensemble et dans tous les détails.

Élève de Rembrandt, il lui ressemble par la vigueur, par l’harmonie de la couleur, et par le clair-obscur. Comme son maître, il a souvent éclairé les objets d’en haut, et avec des lumières étroites ; et l’un de ses caractères distinctifs est d’avoir donné des effets rembranesques à des objets dont le fini va jusqu’à l’excès. Dans toutes les autres parties, il ne ressemble point à son maître. Rembrandt est plein de poésie, d’enthousiasme et de génie. Gérard Dow ne paroît guère que patient et laborieux imitateur de la nature immobile, ou dans un très-foible mouvement. Il n’a guère choisi que des sujets dans lesquels l’imagination et la sensibilité ont bien peu l’occasion de se déployer. L’un a une manière de peindre heurtée, qui de près semble très-négligée, et qui produit le plus grand effet à une certaine distance ; l’autre, au contraire, ayant la plus adroite main, a une manière propre, soignée, et qui paroît d’autant plus étonnante qu’elle est regardée de plus près.

En convenant que tous les genres sont bons lorsqu’on y réussit, en donnant de justes éloges au rare talent de Gérard Dow, et de ceux qui ont eu des succès dans la même carrière, on ne peut cependant s’empêcher de croire que souvent on a donné trop d’importance à cette espèce de peinture ; et quoi que les marchands et les amateurs en puissent dire, la postérité, en distribuant ses couronnes, met une grande distance entre les auteurs d’une Femme qui tient un pot de bière, d’une autre qui accroche une volaille, d’une Cuisinière qui ratisse des carottes ; et ceux du Testament d’Eudamidas, de la Manne dans le désert, des batailles d’Alexandre, de celles de Constantin, de la Transfiguration, de l’École d’Athènes et d’autres semblables sujets : elle met dans son estime une juste différence entre les talens qui amusent, étonnent par l’espèce de difficulté d’arriver au but qu’ils se proposent, et ceux qui touchent et instruisent en amusant, qui, retraçant des faits mémorables, des exemples de vertu et d’héroïsme, agrandissent l’esprit, élèvent l’âme, et contribuent à la porter aux actions nobles et utiles.

On a conservé le souvenir de ces raisins qui trompèrent les oiseaux, et de ce rideau de Parrhasius qui trompa Zeuxis lui-même : mais la poésie et la peinture ont célébré ce chef-d’œuvre de Zeuxis, où, de la réunion d’une foule de beautés, il forma la beauté parfaite de l’Hélène qu’il peignit pour les Agrigentins. Les poëtes de tous les temps ont chanté, imité même cette belle pensée de Timante, qui, dans le sacrifice d’Iphigénie, peignit le triste Agamemnon se voilant le visage. Ce ne fut pas pour avoir peint une dame à sa toilette, une femme qui pèle des pommes, que Polignote reçut l’honneur d’un remercîment solennel de toute la Grèce, et qu’elle ordonna qu’il lui fût accordé, aux dépens du public, des logemens dans toutes ses villes. Ce ne fut point pour de semblables ouvrages qu’Apelle acquit son immortelle gloire, et que le superbe vainqueur de l’Asie le crut digne d’être son ami. La statue du jeune Tireur d’Épine est regardée comme une des plus vraies de toutes celles de l’antiquité ; combien cependant a-t-elle moins de célébrité que le groupe sublime du Laocoon, que ce Jupiter de Phidias mis au rang des sept merveilles du monde, et que tous ces marbres révérés, où respirent des Dieux sous les plus belles formes humaines. Ô génie ! ô véritable image de la Divinité ! toi seul tu fixes les hommages des siècles ; et lorsque le temps a pu détruire tes ouvrages, leur mémoire sacrée dure et triomphe encore au-dessus des ruines enfouies des empires oubliés.

Adorons cependant la prévoyance suprême dans la diversité des esprits et des talens qui sont faits pour se conformer à la diversité des goûts. Quels services Gérard Dow, et les peintres fameux, n’ont-ils pas rendus aux amateurs du même genre, qui avoient assez de fortune pour posséder des tableaux, pas assez pour faire élever des palais ; rassemblant de grandes richesses dans de petits appartemens, souverains en petit, par la proportion de leurs tableaux, ils semblent habiter des palais. Admirons, aimons Gérard Dow, ce peintre, scrupuleux imitateur de la nature, dont les travaux constans nous ont fait si bien connoître l’intérieur et tous les détails des modestes ménages de la Hollande ; et qui par les objets qu’il faisoit son bonheur de peindre, nous a montré l’heureuse paix de tout ce qui l’environnoit, et celle qui régnoit dans son cœur.