Observations sur quelques grands peintres/Bourdon


BOURDON.


Beaucoup de réputations ne laissent à l’esprit aucun regret, parce qu’on est persuadé qu’elles ont été aussi loin qu’elles pouvoient aller ; on est assuré que les circonstances ont parfaitement secondé les intentions de la nature : telles sont, dans la peinture, celles du Poussin, de Michel-Ange, qui ont dû tirer de leurs dispositions tout le parti possible : telle est celle de Racine, de Corneille, de Voltaire, et de tant d’autres poëtes. Il est d’autres célébrités auxquelles on ne pense point sans une sorte de douleur, en songeant que les circonstances ont plus ou moins contrarié les moyens donnés par la nature ; celles de Raphaël, de le Sueur sont de ce genre ; tous deux ils moururent jeunes ; et laissant après eux une grande renommée, ils laissèrent aussi les regrets des ouvrages qu’ils auroient pu produire, et de la perfection qu’ils auroient pu leur donner s’ils avoient vécu davantage. Celle du Bourdon, qui cependant mourut âgé, est du même genre : la fatalité ne lui permit pas d’étudier, et l’on ne sait pas jusqu’où son talent auroit pu être porté. À peine avoit-il fait quelques études à Rome, qu’il eut une dispute avec un peintre, qui le menaça de déclarer au Saint-Office qu’il étoit calviniste : effrayé, il quitta promptement cette ville fameuse, fut à Venise, où il ne fit que passer, et revint en France.

Les ouvrages qu’il peignit à son retour, pleins de feu et des souvenirs de tout ce qu’il avoit vu de beau dans son rapide voyage, donnoient les plus brillantes espérances à cause de la jeunesse de l’auteur. Ses tableaux, quoique peu terminés, se vendant très-bien, il ne se donna pas la peine de les finir davantage ; et il s’occupa bien moins à les étudier qu’à les peindre promptement ; peut-être aussi n’avoit-il pas reçu de la nature cette tenue, ce courage de l’esprit qui par un travail constant lui donne les moyens de perfectionner tout ce qu’il enfante. Un des principaux caractères de ses ouvrages, est d’être abondans, faciles et peu terminés ; de tenir de presque tous les maîtres, et de n’avoir l’air ni de copies, ni de pastiches ; d’avoir même une originalité bien prononcée : il a imprimé à ses nombreux larcins une physionomie qui lui en assure la propriété. Il avoit bien cette facilité de concevoir, de disposer, d’exécuter avec chaleur, qui entraîne avec elle le nom de génie ; nom cependant qui est bien plus souvent confirmé par tous les siècles, lorsqu’elle produit l’imitation de la nature, et particulièrement dans sa noblesse et dans sa beauté. L’invention et la composition sont les parties de la peinture que Bourdon sentoit le mieux ; dans toutes les autres il a un mérite distingué, et une originalité qui plaît beaucoup.

Son dessin, peu correct et sans beaucoup de choix, a du mouvement, et une sorte de grandeur qui semble plus tenir de son enthousiasme que de sa science. Sa mémoire lui donna facilement une connoissance superficielle de beaucoup de choses ; de bonne heure sans doute il contracta l’habitude, en copiant la nature, de ne pas chercher à en faire l’exacte imitation, même dans ce qu’elle avoit de plus beau : on assure que lorsqu’il vouloit terminer davantage ses ouvrages, ils perdoient plus qu’ils ne gagnoient. Il paria avec un de ses amis qu’il peindroit, en un jour, douze têtes d’après nature, de grandeur naturelle, et il gagna ; on dit que ce ne sont pas les moindres choses qu’il ait peintes.

Sa galerie de l’hôtel Bretonvilliers est son plus important ouvrage ; elle ne subsiste plus : elle est célèbre par les éloges de tous ceux qui l’ont vue. Le plus estimé de ses grands tableaux est le Crucifiement de Saint Pierre, qu’il fit pour le mai de Notre-Dame, et qui est actuellement dans le Musée Napoléon. Cette hardie conception se distingue surtout par une belle couleur, par beaucoup de mouvement, par beaucoup de feu dans l’exécution, et par une composition singulière et tout-à-fait pittoresque. Ses Œuvres de Miséricorde sont un de ses plus fameux ouvrages ; ce sont des compositions neuves et piquantes, dont la plupart feroient honneur aux maîtres du premier rang : quoique les pensées n’y soient pas touchantes, elles ont beaucoup d’intérêt par la chaleur et la sorte de bizarrerie grande avec laquelle elles sont présentées. Les principales lignes sont balancées d’une manière noble et poétique ; les détails ont peu de fini et de vérité, ils ont un caractère mâle ; et en général cet ouvrage, dont les gravures sont dans les porte-feuilles de tous les artistes, plaît infiniment à ceux qui ont l’imagination vive. Un des caractères distinctifs du talent de Bourdon, est sa manière d’agencer les draperies ; il est peu fidèle au costume, et même à la vérité : on auroit bien de la peine à rendre compte de la forme des vêtemens de ses figures, à dire de quelle étoffe ils sont ; mais leur disposition a toujours de l’abondance, et une originalité bizarre, inspirante, et que les peintres aiment beaucoup. Une des choses encore qui caractérisent la plupart de ses compositions, est l’habitude qu’il avoit de placer sur le devant quelques débris d’architecture, toujours des formes rondes en opposition avec des carrés : a-t-il trop de lignes droites ? le fût d’une colonne vient à son secours : veut-il faire courber, asseoir une figure pour varier avec celles qui sont debout ? soudain un fragment de mur, un heureux piédestal sortent de la terre à son commandement. Il tire de la variété de ces formes un parti très-pittoresque ; mais outre que cette répétition fatigue, elle ôte l’illusion en ôtant la vraisemblance.

Bourdon a fait aussi de très-beaux paysages dont les sites poétiques inspirent toujours un vif intérêt : très-differens de ceux du Poussin, ils ont avec eux de la ressemblance par le style héroïque. Ils ont plus de singularité, moins de grandeur et moins de vérité, de raison et de profondeur dans les épisodes ; mais remplis de mouvement, créés par l’imagination, ils électrisent celles des amateurs des arts ; ils présentent toujours des formes inconnues, pittoresques, et ils sont enrichis de sujets très-historiques, parfaitement d’accord avec les lieux où ils sont placés. La fécondité des pensées du Bourdon, et la rapide facilité de son exécution font souvent oublier ses torts, principalement dans ses petits tableaux très-estimés, et l’ornement des plus riches cabinets. Un des plus beaux de ce genre, est celui dont M. Dufourni est possesseur[1], et qui représente S. Charles donnant des secours aux Pestiférés de Milan. Une belle ordonnance, une belle couleur, de l’expression, de l’enthousiasme dans toutes les parties de ce tableau en forment un des chefs-d’œuvres du Bourdon.

Il a gravé à l’eau-forte avec beaucoup d’esprit ; les estampes des Sept Œuvres de Miséricorde sont de sa main. On connoît de lui de beaux portraits ; on connoît aussi des tableaux du genre familier qui ont un rang dans les cabinets ; et bien qu’ils tiennent au souvenir des peintres Flamands, ils ont cependant leur physionomie que les érudits reconnoissent aisément.

D’après ces faits, sans doute c’est avec raison que Montpellier s’enorgueillit d’avoir donné le jour au Bourdon, et c’est avec justice qu’il est placé parmi les artistes célèbres dont la France s’honore.



  1. Membre de l’Institut national.