Observations sur les migrations et les mœurs des lemmings

Texte établi par la Revue zoologique par la Société Cuvierienne, Cosson (p. Titre).

OBSERVATIONS
sur
LES MIGRATIONS ET LES MŒURS
DES LEMMINGS.
Par Ch. MARTINS, D. M.,
Agrégé d’histoire naturelle à la Faculté de médecine de Paris.

(Extrait de la Revue zoologique par la Société Cuvierienne. — Juillet 1840.)

OBSERVATIONS
sur
LES MIGRATIONS ET LES MŒURS
DES LEMMINGS.
(Mus Lemmus, L. ; Lemmus norvegicus, Ray).

Olaüs Magnus, archevêque d’Upsal[1], est le plus ancien auteur qui parle des Lemmings ; ce qu’il en dit fut reproduit ensuite par C. Gessner[2] et J.-C. Scaliger[3]. Scheffer[4] publia en 1623 quelques observations sur ces animaux, qu’il puisa dans une description manuscrite de la Laponie, due à Samuel Rheen, pasteur dans la Laponie de Piteo. Trente ans plus tard, Olaüs Wormius[5] leur consacra un petit volume. Il ne les avait pas observés lui-même, mais son gendre, J. Schelderupius, évêque de Bergen, et des prêtres norvégiens lui avaient envoyé des peaux, des squelettes, et lui avaient fourni sur leurs mœurs et leurs migrations les détails qu’il a publiés. Wormius donna une mauvaise figure de l’animal et de son squelette, préparé par Thomas Bartholin ; cette dissertation a été reproduite en entier dans le Museum Wormianium, imprimé à Amsterdam en 1655. Un anglais, sir Paul Rycaut, paraît avoir assisté lui-même à la migration de 1697 à Torneo. Il en fit le sujet d’une lettre adressée à la Société royale de Londres[6].

Linné[7] est le premier naturaliste qui ait étudié les Lemmings dans les montagnes de la Laponie, mais il n’assista point à une migration. À la fin de son mémoire, il engage les habitans du Nord à compléter l’histoire de ce curieux animal. Pour obéir à cette invitation, Pierre Hoegstroem[8], qui demeurait en 1742 à Kaitom, dans le Luleo-Lappmark, recueillit beaucoup de détails de la bouche des cultivateurs et des Lapons, et suivit les Lemmings dans leur retour vers les montagnes. Pallas[9] a donné une excellente figure du Mus Lemmus[10] et a rassemblé avec un soin infini tout ce qui avait été dit par ses devanciers, depuis Olaüs Magnus jusqu’à Gunnerus[11]. Il nous a conservé aussi les observations inédites de Brunnichius, qui a vu des Lemmings en Norvège. Tous les auteurs de zoologie postérieurs à Pallas n’ont fait que reproduire son travail, sans remonter aux sources, et sans rien ajouter à ce qu’il avait dit. Parmi les voyageurs, Fabricius[12] est le premier dans lequel on retrouve quelques observations originales sur les mœurs de ces petits quadrupèdes. Wahlenberg, malheureusement, ne les a rencontrés dans aucun de ses quatre voyages en Laponie. Enfin Zetterstedt[13] est, à ma connaissance, le dernier naturaliste qui les ait observés dans leurs montagnes.

I. Patrie et terriers des Lemmings.

Olaüs Magnus affirme sérieusement que ces animaux tombent du ciel, soit que des orages les apportent de quelques îles éloignées, soit qu’ils les engendrent eux-mêmes. Cette fable fut reproduite par Leemius et surtout par Wormius[14], qui rapporte des faits pour lui donner la consistance d’une vérité démontrée. Une femme, dit-il, étant assise devant sa porte, un Lemming tomba sur ses genoux. Deux de ces animaux tombèrent dans un bateau au milieu de la mer. Le même auteur s’appuie sur des exemples de pluies de Grenouilles, de Lombrics, d’Écureuils et d’Hermines. Thomas Bartholin partageait l’opinion de son ami Wormius ; car, ayant préparé pour lui un squelette de Lemming, il mit au dessous le distique suivant :

Qui pluit ex cœlo repetit vestigia cœli ;
Hoc opus est Wormi, quod fuit ante Jovis.

Cette erreur fut réfutée d’abord par Linné, puis par Gunnerus. Dans le Nordland, ce dernier a vu aussi tomber du ciel deux Lemmings et un Hérisson ; mais il aperçut chaque fois, au dessus de sa tête, les oiseaux de proie qui les avaient enlevés. Il ajoute qu’on peut très-bien admettre qu’un Lemming échappe, en se débattant, aux serres d’une Corneille ou d’une Pie : quant à ceux qui sont tombés dans un bateau, ils l’avaient escaladé comme cela s’est souvent renouvelé depuis.

On conçoit, toutefois, que ces fables aient pris naissance quand on réfléchit que les Lemmings se montrent de temps à autre en troupes innombrables pendant une année ; puis semblent disparaître totalement pendant huit à dix ans. Plusieurs membres de la commission du Nord traversèrent le grand plateau de la Laponie en septembre 1838. Ils n’aperçurent pas un seul Lemming ; l’année suivante, à la même époque, nous les vîmes presque sans interruption depuis Bossecop (lat. 70°) jusqu’à Muonioniska (lat. 67°, 55′). Un de nous, M. Siljestroem, traversa la Norvège du nord au sud, depuis Bossecop jusqu’à Christiania, en mai et juin 1839. Partout, jusqu’à onze myriamètres de la capitale, il a trouvé les Lemmings dans le Fillefield elle Dovrefield. Pontoppidan[15] leur assigne pour patrie les montagnes de Kolen, entre la Suède et la Norvège. Fabricius les a trouvés sur celle de Mola, près de la rivière de Glomen, Linné dans la Laponie de Luleo sur le Wallavari[16]. Zettersledt près d’Umenaes, dans les parties élevées du Lyksele-Lappmarck[17]. La réunion de tous ces témoignages leur assigne pour patrie ou demeure habituelle la chaîne qui partage la presqu’île Scandinave, et sépare la Suède de la Norvège.

Les Lemmings creusent des terriers. Wormius le savait déjà[18]. L’ouverture du terrier a, dit-il, trois doigts de large. Linné[19] assure qu’on peut y introduire la main : on le peut, sans doute, mais difficilement. Ces terriers se réduisent quelquefois à un simple trou horizontal ; cependant ils sont souvent ramifiés (ambagiosi), suivant l’expression de Wormius.

Nous trouvâmes le premier terrier près de Bossecop, M. Bravais et moi. Il était au pied d’un Pin sylvestre, le trou de sortie communiquait avec une première galerie qui se divisait bientôt en deux autres, ayant environ chacune huit décimètres de longueur ; l’une d’elles se bifurquait à son tour. Les terriers que nous vîmes dans les environs de Kautokeino étaient aussi compliqués ; la plupart n’avaient qu’une issue, quelques uns en ont deux, un seul en avait trois. À l’entrée, on voit toujours une grande quantité de petites crottes. Presque tous sont creusés dans ces buttes ou mottes de terre coniques que l’on rencontre partout en Laponie. Un grand nombre d’entre elles paraissent devoir leur origine à un tronc d’arbre coupé et converti par le temps en terreau végétal, les autres se forment par l’accumulation des terres entre les branches du Betula nana. La végétation y est toujours beaucoup plus active ; elle se compose de Mousses, de Lichens, au milieu desquels s’élèvent le Ledum palustre, le Vaccinium myrtillus, l’Arbutus alpina, l’Empetrum nigrum, etc.

Les Lemmings ne coupent point les racines superficielles des arbres, mais leurs terriers passent ordinairement par dessous. Nous avons trouvé de un à quatre habitans dans chaque terrier. Wormius dit qu’on a vu neuf petits, sans compter les vieux, dans un seul nid[20]. Linné, qu’ils sont le plus souvent solitaires[21].

C’est dans les montagnes que ces terriers sont les plus communs, toutefois on en rencontre aussi près de la mer. Nous avons vu les premiers à Bossecop. Zetterstedt[22] en a découvert en juillet 1821, dans l’île où est bâtie la ville de Tromsoe, en Norvège.

Parmi les auteurs que j’ai consultés, Leemius et Wormius sont les seuls qui parlent de nids de Lemmings, et encore se servent-ils du mot nidus, de manière à laisser croire qu’ils entendent seulement parler de cette partie du terrier où l’on trouve les petits.

C’est encore sur le plateau des environs de Kautokeino que nous trouvâmes les nids les plus parfaits ; ils étaient au fond d’une galerie creusée dans les buttes dont nous avons parlé. L’un d’eux, que j’ai rapporté, remplissait entièrement le fond d’un terrier ; il est cylindrique, d’environ 18 centimètres de long sur 8 de diamètre, plus épais inférieurement que supérieurement. Antérieurement, aune des extrémités du cylindre, existe une ouverture circulaire, qui était tournée vers l’entrée du terrier. Ce nid se compose des tiges et des feuilles d’une graminée méconnaissable, coupées par brins, et disposées longitudinalement en haut, transversalement en bas. Elles sont mêlées de débris des Cenomyce rangiferina, Cladonia deformis, Stercocolon tomentosum, de quelques feuilles de Betula nana, et d’un petit nombre de branches d’Empetrum nigrum et de Vaccinium.

Ce nid a-t-il été construit par des Lemmings ? tout porte à le croire. Il était dans un de leurs terriers, dont l’entrée était encore jonchée de fèces, quoique les animaux eux-mêmes ne fussent plus très-communs dans cette localité. Près de Bossecop, dans un terrier où nous prîmes quatre Lemmings vivans, il y avait aussi au fond d’une galerie très-courte, un nid circulaire de huit centimètres de diamètre, creusé dans la terre, et garni d’un lit assez épais de feuilles desséchées. Dans un autre terrier, nous en découvrîmes un second. En tout, nous en avons vu quatre nids dans les terriers que nous avons fouillés.

Il faut donc ajouter le Lemming au petit nombre des espèces du genre Mus, L., qui construisent des nids. Suivant Constantin Gloger[23], ce sont les espèces suivantes : Mus musculus, L. ; M. agrarius, Pall. ; M. sylvalicus, L. ; M. messorius, Shaw., et M. minutus, Pall. Peut-être faut-il ajouter à cette liste le Lemmus amphibius : ayant découvert un nid sous des perches dans le jardin de M. Lœstadius à Karasuando, ce naturaliste distingué m’assura qu’il était l’ouvrage d’un rat de cette espèce.

Que deviennent les Lemmings pendant l’hiver ? Aucun naturaliste ne les a observés dans cette saison. Wormius[24] dit qu’ils se cachent sous la neige. Brunnichius interrogea les paysans pendant son voyage de Kongsberg à Trondhjem en février et mars 1775 ; ils lui répondirent que les Lemmings creusaient des galeries sous la neige et devenaient la proie des Renards[25]. Rycaut ajoute qu’ils pratiquent des ouvertures verticales pour aérer leurs galeries. M. Norberg, négociant et chasseur très-intelligent de Talvig, nous a assuré la même chose.

Tous les auteurs (Brunnichius, Pallas), sont d’accord pour affirmer qu’ils ne font pas de provisions pour l’hiver, mais qu’ils se nourrissent des herbes, des racines, et surtout des Lichens qu’ils trouvent sous la neige.

II. Migrations des Lemmings.

Peu de naturalistes ont eu la bonne fortune d’assister à une migration des Lemmings. Hoegstroem et peut-être Rycaut sont les seuls qui en aient vu ; mais, en interrogeant les habitans du pays, on a pu se procurer de nombreux renseignemens, qui, en se contrôlant réciproquement, amènent à distinguer la vérité.

Ces migrations sont rares. Linné affirme qu’elles n’ont lieu que tous les dix ou vingt ans. Voici la liste de toutes celles dont j’ai pu retrouver les dates, avec l’indication des auteurs qui les ont mentionnées. E. veut dire que les lieux où les Lemmings sont parvenus, sont situés à l’est des Alpes Scandinaves. O. qu’ils sont à l’ouest de la même chaîne de montagnes.

1580. Trondhjem. O. Wormius.
1648. Niordfiord. O. Wormius.
1697. Torneo[26]. E. Rycaut.
1739. Luleo. E. Hoegstroem.
1743. Umeo. E. Hoegstroem.id.
1757. Trondhjem. O. Gunnerus.
1770. ? Kongsberg. O. Brunnichius.
1823. Hernœsand. E. Zetterstedt.
1831. Lyksele. E. sand Zetterstedt.id.
1833. Bossecop. O.
Karasuando. E.
1839. Muonioniska. E.
Umeo. E.

Ces migrations sont probablement plus fréquentes que ne le pensait Linné ; la dernière série semble l’indiquer. Sans avoir assisté à toute la migration, nous avons vu l’armée se mettre en marche vers la mer. À Bossecop, notre point de départ (lat. 70°), les Lemmings étaient assez rares ; dans la forêt marécageuse qui sépare le village du plateau lapon, nous n’en vîmes pas un seul ; mais sur le plateau que nous traversâmes le 8 et le 9 septembre, ils étaient en quantité immense, on les voyait se réfugier sous chaque touffe de Bouleau nain. Lorsque nous descendîmes de nouveau au dessous de la limite du Bouleau blanc (Betula alba), leur nombre commença à diminuer. Ils n’étaient pas communs autour de Kautokeino (lat. 69°), quoiqu’il y eût un grand nombre de terriers. Nous n’en vîmes point entre Kautokeino et Karasuando (68°, 30′), mais autour de ce village situé sur la rive gauche du fleuve Muonio, ils étaient très-communs, quoique moins nombreux que sur le plateau lapon. Depuis Karasuando, nous descendîmes le fleuve sans en voir beaucoup aux lieux où nous abordâmes. Le 21 septembre, nous quittâmes Muonioniska (lat. 67°, 55′). En face de ce village, sur la rive gauche du Muonio, nous fîmes environ une lieue et demie dans une forêt de pins et de sapins, pour dépasser les rapides d’Ayen-Païka. Là les Lemmings étaient beaucoup plus nombreux que nous ne les avions jamais vus auparavant, quoique les lieux marécageux et les forêts ne soient pas leurs localités de prédilection. Il eût été impossible de compter tous ceux que l’on apercevait dans un même instant ; à mesure que nous avancions dans cette forêt, leur nombre augmentait continuellement. Arrivés à une clairière, nous reconnûmes distinctement, M. Bravais et moi, qu’ils couraient tous dans une même direction, parallèle au cours du fleuve. On peut dire sans exagération qu’ils étaient innombrables ; il eût été impossible de regarder autour de soi sans en apercevoir un grand nombre. C’était très-probablement la tête de la colonne, car depuis cette époque nous n’avons plus aperçu un seul Lemming ni un seul terrier, quoiqu’il nous arrivât souvent de débarquer sur les deux rives du Muonio, et qu’ils suivissent la même direction que nous.

Quand ils parviennent plus loin dans la plaine, alors ils serrent encore plus leurs rangs. « Ils tracent, dit Linné[27], des sillons rectilignes, parallèles, profonds de deux ou trois doigts, et distans l’un de l’autre de plusieurs aunes. Ils dévorent tout sur leur passage, les herbes, les racines. Rien ne les détourne de leur route ; un homme se met-il dans leur passage, ils glissent entre ses jambes. S’ils rencontrent une meule de foin, ils la rongent et passent à travers ; si c’est un rocher, ils le contournent en demi-cercle, et reprennent leur direction rectiligne. Un lac se trouve-t-il sur leur route, ils le traversent en ligne droite, quelle que soit sa largeur, et très-souvent dans son plus grand diamètre. Un bateau est-il sur leur trajet au milieu des eaux, ils grimpent par dessus et se rejettent dans l’eau de l’autre côté. Un fleuve rapide ne les arrête pas, ils se précipitent dans les flots, dussent-ils tous y périr. » Toutefois ils n’entrent jamais dans les maisons[28] ; nous en vîmes beaucoup autour de Karasuando, mais pas un seul dans les habitations.

Ces détails sont confirmés par différens auteurs, Leemius[29] et Hoegstroem[30] entre autres. Zetterstedt dit que dans la migration de 1823 ils faillirent faire sombrer plusieurs bateaux en traversant l’Angermanelv, près d’Hernoesand. Le même fait m’a été affirmé à Bossecop. En 1833, ils montèrent dans les bateaux, près de Dupvig.

Rycaut, qui écrivait avant Linné, et qui paraît avoir assisté à une migration, donne les mêmes détails. Les Lemmings, dit-il, marchent surtout la nuit et le matin, mais ils sont tranquilles le jour. Je serais tenté de croire à la justesse de cette assertion ; car nous les avons vus en marche le matin, et la nuit, il nous était impossible de conserver dans notre chambre ceux que nous avions mis en cage ; ils sautaient, sifflaient et aboyaient tellement qu’ils nous empêchaient de dormir.

Le meme auteur affirme que les femelles portent un petit dans leur gueule, et l’autre sur le dos ; il les a même figurées ainsi. Linné[31] a répété la même chose. Dans la migration que nous avons vue les femelles étaient pleines et n’avaient pas encore mis bas.

Ces armées de Lemmings arrivent enfin sur les bords de la mer du Nord ou du golfe de Finlande : mais en route, ils succombent à une foule d’accidens. Hoesgtroem[32] pense qu’un centième, à peine, retourne dans les montagnes. Beaucoup doivent périr de froid. Wormius[33] rapporte qu’on les dit frileux, et, en effet, tous ceux que nous laissâmes dans leur cage hors de la chambre, pendant la nuit, périrent, quoiqu’ils ne fussent pas en plein air, et que le thermomètre descendît à peine à quelques degrés au dessous de zéro. Un plus grand nombre se noie en traversant les rivières[34], quoiqu’ils nagent très-bien. Nous en avons jeté quelques uns au milieu du Muonio, dont la largeur est le double de celle de la Seine à Paris, et le courant très-fort ; ils ont tous gagné le bord sans beaucoup de peine. Cependant leurs cadavres flottaient en nombre considérable à la surface de la rivière. Peut-être avaient-ils essayé de traverser un de ses rapides.

La plupart deviennent la victime de leurs nombreux ennemis. Les chiens des Lapons mangent la tête seulement[35] : d’où l’on avait autrefois faussement conclu que ces Rats étaient vénéneux. Un chien finlandais, qui nous accompagnait, en étrangla un nombre prodigieux ; plusieurs fois il fit des essais pour les avaler ; mais il les rejeta toujours avec dégoût. Il paraît certain que les Rennes ont aussi l’habitude de les manger. Ils se détournent de leur route pour les poursuivre, et vont quelque fois tellement loin, qu’ils ne retrouvent plus leur chemin pour revenir[36]. M. Lœstadius nous a attesté le fait, en ajoutant que les Rennes deviennent alors sujets à une maladie appelée graen en norvégien. Les Chèvres et les Moutons tombent aussi malades quand ils en mangent[37]. Pallas a recueilli les mêmes témoignages chez les Samoyèdes[38]. Les Renards (Canis vulpes et C. lagopus) ne mordent pas aux piéges lorsqu’il y a des migrations[39]. Mais l’année suivante on en prend beaucoup, aux dires des Lapons, parce qu’ils descendent dans les plaines pour y chercher les Lemmings qu’ils avaient suivis l’année précédente[40]. Les Ours en sont très-friands[41]. Les Gloutons (Gulo borealis), les Martes, les Hermines (Mustela martes et M. herminea), en détruisent une immense quantité ; elles engraissent alors, et leurs peaux deviennent plus grandes[42]. Les oiseaux de proie tels que les Corbeaux (Corvus corax), les Corneilles (C. cornix), les Pies (C. pica), les différentes espèces de Hiboux et de Chouettes (Strix nyctea, S. ulula, S. lapponica, etc.), les Goëlands (Larus marinus, L. tridactylus, L. glaucus, etc.), en enlèvent un grand nombre. J’ai observé, comme Rycaut, qu’ils ne mangent que le cœur ou le foie des Lemmings, et qu’ils dédaignent le reste.

Toutes ces migrations paraissent avoir pour point de départ la chaîne des Alpes Scandinaves. Les Lemmings marchent de l’est à l’ouest quand ils se dirigent vers la mer du Nord ; de l’ouest à l’est quand ils descendent vers le golfe de Bothnie. Ceux que nous avons suivis allaient du nord-nord-ouest au sud-sud-est. Ils retournent ensuite vers les montagnes : Hoegstroem est le seul naturaliste qui ait observé cette espèce de rémigration. « Ce retour, dit-il[43], passe en général inaperçu, parce que ces animaux sont réduits à un très-petit nombre ; mais ils marchent aussi en ligne droite comme dans leur descente vers la plaine. »

Quelle est la cause de ces migrations ? Nous avons vu que les auteurs anciens les attribuaient à une influence surnaturelle. Maintenant c’est un préjugé généralement répandu dans le nord que ces migrations, qui ont presque toujours lieu en automne, annoncent des hivers très-rudes. Hoegstroem a rassemblé quelques faits à l’appui de cette opinion, et il compare ces migrations à celles des Hermines, des Écureuils, des Martes, des Renards et des Hirondelles, qui semblent aussi pressentir les hivers rigoureux ou les froids prématurés. Les documens me manquent pour savoir si les hivers consécutifs aux émigrations dont j’ai donné la liste, ont été très-sévères. Tout ce que je puis dire, c’est que l’hiver de 1839 à 1840, qui a succédé à la migration dont nous avons été témoins, n’a pas été rigoureux dans le nord ; mais on ne peut pas conclure toujours de la plaine à la montagne, et il est possible que le froid ait été très-intense sur le plateau lapon, tandis qu’il était modéré sur les bords de la mer. Pallas[44] attribue leur migration au manque de vivres. C’est l’opinion des Norvégiens, au rapport de Brunnichius[45]. Cette disette, disent-ils, est due à des vents constans qui dessèchent les plateaux de la Laponie. Je dois ajouter encore que ces plateaux n’étaient nullement brûlés ni desséchés lorsque nous les avons traversés. Le Lichen des Rennes couvrait partout la terre de ses pousses jaunâtres, et la contrée tout entière semblait saupoudrée d’une couche de fleur de soufre. Si une extrême multiplication n’est pas la cause occasionnelle de ces migrations, elle en est certainement une des causes concomitantes, puisque, dans l’automne de 1838, nos compagnons de voyage n’avaient pas vu un seul Lemming dans les mêmes lieux où ils étaient par milliers en 1839.

III. Remarques physiologiques sur les Lemmings.

Ces animaux sont herbivores. Olaüs Magnus[46] et Wormius[47] rapportent, sans que leurs croyances sur leur origine en soient ébranlées qu’on trouve de l’herbe non digérée dans leur ventre lorsqu’ils tombent des nues. Linné a trouvé du Lichen des Rennes dans leur estomac. Les ayant gardés en captivité, nous les avons vus brouter avec avidité des Mousses et surtout des feuilles de Carex ou de Graminées. Rycaut affirme qu’ils ne touchent à aucun aliment utile à l’homme. Nous leur avons vainement offert du pain et de la viande. Cependant il paraîtrait[48] qu’ils attaquent un fromage que les Lapons composent avec du lait de Renne et des feuilles d’oseille (Rumex acetosa). Ceux-ci sont obligés de l’enterrer profondément pour le soustraire à la voracité des Lemmings.

Tous les auteurs que nous avons cités parlent du courage de ces petits animaux. Je l’appellerai plutôt, une aveugle combativité. Quel que soit son ennemi, dès que le Lemming voit qu’il ne peut lui échapper, il s’assied sur son train de derrière et cherche à se défendre en sifflant et en aboyant comme un petit chien. Il s’élance même pour mordre son adversaire et se laisse enlever de terre plutôt que de lâcher prise. Entre eux, les Lemmings se battent avec fureur. Lorsque nous en mettions deux à la fois dans la cage, la lutte commençait aussitôt et ne cessait que par la mort, de l’un des combattans. Pour en garder plusieurs ensemble, il fallait les prendre dans le même terrier. Scheffer[49] assure même que pendant les migrations, ils se divisent en deux armées ennemies et se livrent de grandes batailles le long des lacs et des prés. Pour moi ce fait n’a rien d’invraisemblable.

Leur instinct rongeur est peu développé ; car ils ne rongeaient pas les mailles d’un filet dans lequel nous les prenions et nous avons déjà vu qu’ils ne coupent pas les racines des arbres. Ils sont plutôt fouisseurs et se rapprochent par-là des Rongeurs talpiformes.

J’ai voulu savoir quelle était la température de ces animaux ; mais je n’ai pu employer un excellent thermomètre de M. Walferdin, construit spécialement pour explorer celle des oiseaux, parce que sa cuvette était trop grosse. Je me suis donc servi d’un petit thermomètre ordinaire dont le zéro a été bien vérifié, mais dont, cependant, je ne puis garantir les données à plus de 3 ou 4 dixièmes de degré. J’introduisis ce thermomètre immédiatement après avoir fait une boutonnière à l’abdomen de quatre Lemmings, et j’obtins les nombres suivans :

1er 39,5 C.
moyenne 39,5. C.
2e 39,3
3e 40,2
4e 39,0

Les femelles ont huit mammelles. Elles portent cinq à six petits, d’après Linné. Six à sept au moins, suivant Gunnerus ; mais comme il ajoute qu’ils furent trouvés non loin de la mer et dans un nid construit sous des poutres, et dans un grenier, je serais tenté de croire qu’il s’agit d’un autre campagnol. Cependant Rycaut fait monter le nombre des petits à huit ou neuf. Je n’ai jamais trouvé plus de cinq fœtus dans les femelles que j’ai ouvertes. M. Bravais soupçonne qu’il y a deux portées ; l’une en juillet, à laquelle appartiendraient les nids que nous avons découverts, l’autre en octobre ; mais nous n’avons aucune certitude à cet égard.

Fin.
  1. Olai magni Gothi, archepiscopi upsaliensis, de gentibus septentrionalibus. Romæ, 1555. lib. XVIII, ch. XX.
  2. Historia quadrupedum, cap. XVII, art. 2.
  3. Exercitatio 192, sect. 3.
  4. Joannis Schefferi argentoratensis, Lapponia. Francfort, 1623.
  5. Olai Wormii, Historia animalis quod in Norvegia quandoque e nubibus decidit et sata ac gramina magno incolarum detrimento celerrime depascitur. Hafniæ, 1653.
  6. A relation of the small creatures called sable-mice wich have lately come in troops, into Lapland about Thorne and other places adjacent to the mountains, in innumerable multitudes, communicated from sir Paul Rycaut to M. Ellis. Philosophical Transactions, t. XXI, p. 110. 1699.
  7. Annotationes de animalibus quæ in Norvegia e nubibus decidere dicuntur. Analecta transalpina, t. I., p. 68, et Abhandlungen der schwedischen Academie. T. II, p. 75, 1740. Je renverrai toujours à ce dernier recueil. Voyez aussi Linnæi, Lachesis lapponica, or a tour in Lapland. London, 1811.
  8. De animalibus quæ in Norvegia de nubibus decidere creduntur. Analecta transalpina, t. II, p. 160 et Abhandlungen der schwedischen Academie. T. XI, p. 19. 1749. Je renverrai toujours à ce dernier recueil.
  9. Novæ species quadrupedum eglirium ordine in-4o. Erlangæ. p. 186.
  10. Ibid. Tab. XII.
  11. Canuti Leemii de Lapponibus Finmarchiæ una cum J.-E. Gunneri notis. Kopenhague, 1767, p. 224, note 78.
  12. Reize naar Norwegen door J.-C. Fabricius, 1781, p. 174.
  13. Resa genom Sveriges och Norriges Lappmarker foerracted Ar, 1821. T. II, p. 93. Resa genom Umco-Lappmaker i Veslerbottens Laen, focrraeted ar 1832. Oerebro, 1833, p. 104.
  14. Loc. cit., p. 27.
  15. Histoire naturelle de la Norvège (en anglais). Londres, 1755. 2e partie, p. 30.
  16. Lachesis lapponica, p. 303.
  17. Resa genom Umeå-Lappmarker, p. 121.
  18. Loc. cit., p. 22.
  19. Abh. der schwed. Acad., 1740. T. II, p. 76.
  20. Loc. cit., p. 22.
  21. Abh. der sch. Acad., T. II, p. 76.
  22. Resa genom Sveriges och Norriges Lappmarker foerraeted Ar. 1821. T. II, p. 93.
  23. Ueber den Netzbau der Zwergmaus (Mus minutus Pallas). Acta acad. natur. curios. T. XIV. Part. I, p. 355.
  24. Loc. cit., p. 46.
  25. Voy. Pallas, loc. cit., p. 189, la note.
  26. Les Lemmings arrivent rarement jusqu’à cette ville ; un vieillard de soixante-sept ans m’assura n’en avoir jamais vu. Ils s’arrêtent ordinairement à Kengis.
  27. Abh. der schwed. Acad., t. II, p. 78.
  28. Rycaut, loc. cit. Scheffer, p. 320. Linné, Abh., p. 80.
  29. Loc. cit., p. 227.
  30. Loc. cit., p. 20.
  31. Abh., etc., p. 78.
  32. Loc. cit., p. 20.
  33. Loc. cit. 23 et p. 47.
  34. Wormius, loc. cit., p. 47.
  35. Linné, loc. cit., p. 81. — Samuel Rheendans Scheffer, p. 321.
  36. Linné, Lachesis lapponica, tom. I, p. 162, et Abhand., loc. cit., 77.
  37. Wormius, p. 47.
  38. Loc. cit., p. 195.
  39. Samuel Rheen dans Scheffer, p. 321.
  40. Leemmius, loc. cit., p. 226.
  41. Wormius, p. 47.
  42. Olaüs Magnus, p. 648.
  43. Loc. cit., p. 20.
  44. Loc. cit., p. 188.
  45. Loc. cit., p. 189.
  46. Loc. cit., p. 618.
  47. Loc. cit., p. 34.
  48. Linné, Lachesis lapponica, p. 102.
  49. Loc. cit., p. 321.