Observations sur le Droit naturel des hommes réunis en société


Observations ſur le Droit naturel
des hommes réunis en
ſociété.


§. I. Ce que c’eſt que le Droit naturel des Hommes.


Le Droit naturel de l’homme peut être défini vaguement, Le droit que l’homme a aux choſes propres à ſa jouiſſance.

Avant que de conſidérer le droit naturel des hommes, il faut conſidérer l’homme lui-même dans ſes différents états de capacité corporelle & intellectuelle, & dans ſes différents états relatifs aux autres hommes. Si l’on n’entre pas dans cet examen avant que d’entreprendre de développer le droit naturel de chaque homme, il est impoſſible d’appercevoir même ce que c’eſt que ce droit[1].

C’eſt faute d’avoir remonté jusqu’à ces premieres obſervations, que les philoſophes ſe ſont formé des idées ſi différentes et même ſi contradictoires du droit naturel de l’homme. Les uns, avec quelque raiſon, n’ont pas voulu le reconnoître ; les autres, avec plus de raiſon, l’ont reconnu : et la vérité ſe trouve de part et d’autre. Mais une vérité en exclut une autre dans un même être lorſqu’il change d’état, comme une forme en exclut une autre : un corps qui reçoit une nouvelle forme qui détruit celle qu’il avoit, ſe trouve privé de celle-ci ; il n’eſt plus vrai qu’un morceau de cire qui avoit la figure globuleuse, ait cette figure lorſqu’il a reçu une figure cubique.

Celui qui a dit que le droit naturel de l’homme eſt nul, a dit vrai[2]. Celui qui a dit que le droit naturel de l’homme eſt le droit que la nature enſeigne à tous les animaux, a dit vrai[3].

Celui qui a dit que le droit naturel de l’homme eſt le droit que ſa force & ſon intelligence lui aſſurent, a dit vrai[4].

Celui qui a dit que le droit naturel ſe borne à l’intérêt particulier de chaque homme, a dit vrai[5].

Celui qui a dit que le droit naturel eſt une loi générale & souveraine qui régle les droits de tous les hommes a dit vrai[6]

Celui qui a dit que le droit naturel des hommes eſt le droit de tous à tout, a dit vrai[7].

Celui qui a dit que le droit naturel des hommes eſt un droit de convention tacite ou explicite, a dit vrai[8].

Celui qui a dit que le droit naturel n’admet ni jufte ni injufte, a dit vrai[9].

Celui qui a dit que le droit naturel eſt un droit juſte, a dit vrai[10].

Mais aucun n’a dit vrai relativement à tous les cas.

Ainſi les philoſophes ſe ſont arrêtés au parallogiſme ou argument incomplet, dans leurs recherches ſur cette matiere importante, qui eſt le principe naturel de tous les devoirs de l’homme réglés par la raiſon.

Un enfant, dépourvu de force et d’intelligence, a inconteſtablement un droit naturel à la ſubſiſtance, fondé ſur le devoir preſcrit par la nature au pere & à la mere. Ce droit lui eſt d’autant plus aſſuré que le devoir du pere et de la mere eſt accompagné d’un attrait naturel, qui agit beaucoup plus puiſſamment ſur le pere, & plus particulierement ſur la mere, que le motif du précepte qui établit le devoir. D’ailleurs ce devoir eſt dans l’ordre de la juſtice, car le pere et la mere ne font que rendre à leurs enfans ce qu’ils ont reçu eux-mêmes de leurs pere & mere ; or un précepte qui ſe rapporte à un droit juſte oblige tout être raiſonnable.

Si on me demande ce que c’eſt qu’un droit juſte, et ſi je réponds à la raiſon, je dirai que c’eſt ce que l’on connoît appartenir à quelqu’un, ou à ſoi-même, à titre de régle naturelle et ſouveraine, reconnue évidemment par les lumieres de la raiſon.

Si le pere et la mere de l’enfant meurent, et que l’enfant ſe trouve, ſans autre reſſource, abandonné à ſon impuiſſance, il eſt privé de l’uſage de ſon droit naturel, & ce droit devient nul. Car un attribut relatif eſt nul quand ſon corelatif manque. Les yeux ſont nuls dans un lieu inacceſſible à la lumiere.


§. II. De l’étendue du droit naturel des Hommes.


Le droit naturel des hommes diffère du droit légitime ou du droit décerné par les loix humaines, en ce qu’il eſt reconnu avec évidence par les lumieres de la raiſon, & que par cette évidence ſeule, il eſt obligatoire indépendamment d’aucune contrainte ; au lieu que le droit légitime indiqué par la loi, eſt obligatoire par la contrainte que porte la ſanction de cette loi, quand même nous ne la connoîtrions que par la ſimple indication énoncée dans la loi

Par ces différentes conditions on voit toute l’étendue du droit naturel, et ce qui le diſtingue du droit légitime.

Souvent le droit légitime reſtreint le droit naturel, parce que les loix des hommes ne ſont pas auſſi parfaites que les loix de l’Auteur de la nature, et parce que les loix humaines ſont quelquefois ſurpriſes par des motifs dont la raiſon éclairée ne reconnoît pas toujours la juſtice ; ce qui oblige enſuite la ſageſſe des Légiſlateurs d’abroger des loix qu’ils ont faites eux-mêmes. La multitude de loix contradictoires et abſurdes établies ſucceſſivement chez les nations, prouve manifeſtement que les loix poſitives ſont ſujettes à s’écarter ſouvent des régles immuables de la juſtice.

Quelques Philoſophes abſorbés dans l’idée abſtraite du droit naturel des hommes, qui laiſſe à tous un droit à tout, ont borné le droit naturel de l’homme à l’état de pure indépendance des hommes les uns envers les autres, et à l’état de guerre entr’eux pour s’emparer les uns et les autres de leur droit illimité. Ainſi, prétendent ces Philoſophes, lorſqu’un homme eſt privé par convention, ou par une autorité légitime, de quelques parties du droit naturel qu’il a à toutes les choſes propres à ſa jouiſſance, ſon droit général eſt détruit ; & cet homme ſe trouve ſous la dépendance d’autrui par ſes engagemens, ou par une autorité coactive. Il n’eſt plus dans le pur état de nature, ou de pure indépendance ; il n’eſt plus lui ſeul juge de ſon droit ; il eſt ſoumis au jugement d’autrui ; il n’eſt donc plus, diſent-ils, dans l’état de pure nature, ni par conſéquent dans la ſphere du droit naturel.

Mais ſi l’on fait attention à la futilité de cette idée abſtraite du droit naturel de tous à tout, il faudra, pour ſe conformer à l’ordre naturel même, réduire ce prétendu droit naturel général de l’homme aux choſes dont il peut jouir.

Dans ce point de vue, on appercevra que les raiſonnemens que l’on vient d’expoſer ne ſont que des ſophiſmes frivoles, ou un badinage de l’eſprit, fort déplacé dans l’examen d’une matiere ſi importante ; et on ſera bien convaincu que le droit naturel de chaque homme ſe réduit dans la réalité à une portion des choſes propres à la jouiſſance des hommes. Car le droit de tous à tout eſt ſemblable au droit de chaque hirondelle à tous les moucherons qui voltigent dans l’air, mais qui dans la réalité ſe borne à ceux qu’elle peut ſaiſir par ſon travail, ou ſes recherches ordonnées par le beſoin.

Dans l’état de pure nature, les choſes propres à la jouiſſance des hommes ſe réduiſent à celles que la nature produit ſpontanément, & chaque homme ne peut s’en procurer quelque portion que par ſon travail, c’eſt-à-dire, par ſes recherches. D’où il s’enſuit, 1o. que ſon droit à tout eſt une chimere ; 2o. que la portion de choſes dont il jouit dans l’état de pure nature s’obtient par le travail ; 3o. que ſon droit aux choſes propres à ſa jouiſſance doit être conſidéré dans l’ordre de la nature et dans l’ordre de la Juſtice ; 4o. que dans l’état de pure nature, les hommes preſſés de ſatisfaire à leurs beſoins, chacun par ſes recherches, ne perdront pas leur temps à ſe livrer inutilement entr’eux une guerre qui n’apporteroit que de l’obſtacle à leurs occupations néceſſaires pour pouvoir à leur ſubſiſtance[11] ; 5o. que le droit naturel compris dans l’ordre de la nature et dans l’ordre de la juſtice, s’étend à tous les états dans leſquels les hommes peuvent ſe trouver reſpectivement les uns aux autres.


§. III. De l’inégalité du droit naturel des Hommes


Nous avons vu que dans l’état même de pure nature ou d’entiere indépendance, les hommes ne jouiſſent de leur droit naturel que par le travail, c’eſt-à-dire par les recherches des choſes dont ils ont beſoin & qui ſont communes entre les hommes qui font les mêmes recherches dans les mêmes régions de la terre où ils habitent, ſoit qu’ils vivent de la chaſſe, ou de la pêche, ou des végétaux qui y naiſſent naturellement. Mais pour faire ces recherches, et pour y réuſſir, il leur faut les facultés du corps et de l’eſprit, et les moyens ou les inſtrumens néceſſaires pour agir et pour parvenir à ſatisfaire à leurs beſoins. La jouiſſance de leur droit naturel doit être fort bornée dans cet état de pure nature et d’indépendance, où nous ne ſuppoſons encore entr’eux aucun concours pour s’entr’aider mutuellement. Lorſqu’ils entreront en ſociété & qu’ils feront entr’eux des conventions pour leur avantage réciproque, ils augmenteront beaucoup la jouiſſance de leur droit naturel.

Mais en conſidérant les facultés corporelles & intellectuelles, & les autres moyens de chaque homme en particulier, nous y trouverons encore une plus grande inégalité relativement à la jouiſſance du droit naturel des hommes. Cette inégalité n’admet ni juſte ni injuſte dans ſon principe ; elle réſulte de la combinaiſon des loix de la nature ; & les hommes ne pouvant pénétrer les deſſeins de l’Étre Suprême dans la conſtruction de l’Univers, ne peuvent s’élever juſqu’à la connoiſſance des régles immuables qu’il a inſtituées pour la formation et la conſervation de ſon ouvrage. Cependant, ſi on examine ces régles avec attention, on apercevra au moins que les cauſes phyſiques du mal phyſique ſont elles-mêmes les cauſes des biens phyſiques, que la pluie, qui incommode le voyageur, fertiliſe les terres : & ſi on calcule ſans prévention, on verra que ces cauſes produiſent infiniment plus de bien que de mal. Mais dans ce calcul, il faut bien ſe garder d’attribuer aux loix phyſiques les maux qui ſont la juſte & inévitable punition de la violation des loix phyſiques, inſtituées pour opérer le bien. Si un Gouvernement s’écartoit des loix naturelles qui aſſurent les ſuccès de l’Agriculture, oſeroit on s’en prendre à l’Agriculture elle-même de ce que l’on manqueroit de pain, & de ce que l’on verroit en même tems diminuer le nombre des hommes, & augmenter celui des malheureux ?

Les tranſgreſſions des loix naturelles ſont les cauſes les plus étendues & les plus ordinaires des maux phyſiques qui affligent les hommes : les riches même, qui ont plus de moyens pour les éviter, s’en attirent par leur ambition, par leurs autres paſſions, & par leurs plaiſirs mêmes, dont ils ne peuvent inculper que leurs déreglements Ceci nous meneroit inſenſiblement à une autre cauſe du mal phyſique & du mal moral, laquelle eſt d’un autre genre que les loix phyſiques ; c’eſt le mauvais uſage de la liberté des hommes. La liberté, cet attribut conſtitutif de l’homme, et que l’homme voudroit étendre au-delà de ſes bornes, paroît à l’homme n’avoir jamais tort ; s’il ſe nuit à lui-même par le mauvais uſage de ſa liberté, il ſe plaint de l’Auteur de ſa liberté, lorſqu’il voudroit être encore plus libre[12] ; il ne s’apperçoit pas qu’il est lui-même en contradiction avec lui-même. Qu’il reconnoisse donc ses extravagances ; qu’il apprenne à faire bon usage de cette liberté, qui lui est si chere ; qu’il bannisse l’ignorance, qui est la principale source des maux qu’il se cause par l’exercice de sa liberté. Il eſt de ſa nature d’être libre et intelligent, quoique quelquefois il ne ſoit ni l’un ni l’autre. Par l’exercice de ſa liberté, il peut faire de mauvais choix ; par ſon intelligence, et par des ſecours ſurnaturels, il peut parvenir aux meilleurs choix, et ſe conduire avec ſageſſe, autant que le lui permet l’ordre des loix phyſiques qui conſtituent l’Univers.[13] Le bien phyſique & le mal phyſique, le bien moral et le mal moral ont donc évidemment leur origine dans les loix naturelles. Tout a ſon eſſence immuable, et les propriétés inſéparables de ſon eſſence. D’autres loix auroient d’autres propriétés eſſentielles, vraiſemblablement moins conformes à la perfection à laquelle l’Auteur de la nature a porté ſon ouvrage : celles qu’il a inſtituées ſont juſtes et parfaites dans le plan général, lorſqu’elles ſont conformes à l’ordre et aux fins qu’il s’eſt propoſées ; car il eſt lui-même l’Auteur des loix & des régles. Mais tout eſt ſoumis à celles qu’il a inſtituées ; & l’homme doué d’intelligence a la prérogative de pouvoir les contempler & les connoître pour en retirer le plus grand avantage poſſible, ſans être réfractaire à ces loix & à ces régles ſouveraines.


§. IV. Du droit naturel des Hommes conſidérés relativement les uns aux autres


Les hommes peuvent être considérés dans l’état de ſolitude & dans l’état de multitude.

Les hommes étant enviſagés comme diſperſés de maniere qu’ils ne puiſſent avoir entr’eux aucune communication, on apperçoit qu’ils ſont complettement dans l’état de pure nature & d’entiere indépendance, ſans aucun rapport de juſte & d’injuſte relativement les uns aux autres. Mais cet état ne peut ſubſiſter que le temps de la durée de la vie de chaque individu ; ou bien il faudroit ſuppoſer que ces hommes vivroient au moins, chacun avec une femme, dans leur retraite, ce qui changeroit entierement l’hypothèſe de leur état de ſolitude ; car cette aſſociation d’une femme & des enfans qui ſurviendroient, admettroit un ordre de dépendance, de juſtice, de devoirs, de ſûreté, de ſecours réciproques.

Tout homme eſt chargé de ſa conſervation ſous peine de ſouffrance, & il ſouffre ſeul quand il manque à ce devoir envers lui même, ce qui l’oblige à le remplir préalablement à tout autre. Mais tous ceux avec leſquels il eſt aſſocié ſont chargés envers eux-mêmes du même devoir ſous les mêmes peines. Il eſt de l’ordre naturel que le plus fort ſoit le chef de la famille ; mais il n’eſt pas de l’ordre de la juſtice qu’il uſurpe ſur le droit naturel de ceux qui vivent en communauté d’intérêts avec lui. Il y a alors un ordre de compenſation dans la jouiſſance du droit naturel de chacun qui doit être à l’avantage de tous les individus de la famille, & qui doit être réglé par le chef, ſelon l’ordre même de la juſtice diſtributive, conformément aux devoirs preſcrits par la nature, & à la coopération où chacun contribue ſelon ſa capacité aux avantages de la ſociété. Les uns et les autres y contribuent diverſement, mais l’emploi des uns eſt à la décharge de l’emploi des autres ; par cette diſtribution d’emploi, chacun peut remplir le ſien plus complettement ; & par ce ſupplément réciproque, chacun contribue à peu près également à l’avantage de la ſociété ; donc chacun doit y jouir également de ſon droit naturel conformément au bénéfice qui réſulte du concours des travaux de la ſociété ; & les devoirs envers ceux qui ne ſont pas en état d’y contribuer, doivent s’étendre ſur ceux-ci à raiſon de l’aiſance que cette ſociété particuliere peut ſe procurer. Ces régles qui ſe manifeſtent d’elles-mêmes, dirigent la conduite du chef de famille pour réunir dans la ſociété l’ordre naturel & l’ordre de la juſtice. Il y eſt encore excité par des ſentimens de ſatisfaction, de tendreſſe, de pitié, etc., qui ſont autant d’indices des intentions de l’Auteur de la nature, ſur l’obſervation des régles qu’il preſcrit aux hommes pour les obliger par devoir à s’entre-ſecourir mutuellement.

Si on conſidere les hommes dans l’état de multitude, où la communication entr’eux eſt inévitable, & où cependant il n’y auroit pas encore de loix poſitives qui les réuniſſent en ſociété ſous l’autorité d’une Puiſſance ſouveraine, & qui les aſſujettiſſent à une forme de gouvernement, il faut les enviſager comme des peuplades de Sauvages qui ſe ſeroient emparés de pays déſerts, où ils vivroient des productions qui y naiſſent naturellement, ou ſe livreroient au brigandage, s’ils pouvoient faire des excurſions chez des Nations où il y auroit des richeſſes à piller ; car dans cet état ils ne pourroient ſe procurer des richeſſes par l’Agriculture, ni par les pâturages des troupeaux, parce qu’ils ne pourroient s’en aſſurer la propriété. Mais dans cet état même, il faudroit qu’il y eût entr’eux des conventions tacites ou explicites pour leur ſûreté perſonnelle ; car les hommes ont, dans cet état de liberté, une crainte le uns des autres, qui les inquiete réciproquement, & ſur laquelle ils peuvent facilement ſe raſſurer de part & d’autre, parce que rien ne les intéreſſe plus que de ſe délivrer réciproquement de cette crainte. Ceux de chaque canton ſe voyent plus fréquemment ; ils s’accoutument à ſe voir, la confiance s’établit entr’eux, ils s’entr’aident, ils s’allient par des mariages, & forment en quelque ſorte des Nations particulieres, où tous ſont ligués pour leur défenſe commune, & où d’ailleurs chacun reſte dans l’état de pleine liberté & d’indépendance les uns envers les autres, avec la condition de leur ſûreté perſonnelle entre eux, & de la propriété de l’habitation & du peu d’effets ou uſtenſiles qu’ils ont chacun en leur poſſeſſion.

Si leurs richeſſes de propriété étoient plus conſidérables & plus diſperſées, ou plus expoſées au pillage, la conſtitution de ces Nations ne ſuffiroit pas pour leur en aſſurer la propriété ; il leur faudroit des loix poſitives écrites, ou de convention, & une autorité ſouveraine pour les faire obſerver : car ces objets livrés à la fidélité publique, ſuſciteroient aux compatriotes peu vertueux des déſirs qui les porteroient à violer le droit d’autrui.

Ainſi la forme des ſociétés dépend du plus ou du moins de biens que chacun poſſède, ou peut poſſéder, & dont il veut s’aſſurer la conſervation & la propriété.

Ainſi les hommes qui ſe mettent ſous la dépendance, ou plutôt ſous la protection des loix positives et d’une autorité tutélaire, étendent beaucoup leur droit naturel, au lieu de le reſtraindre.

§. V. Du droit naturel des hommes réunis en société sous une autorité souveraine.

Il y a des ſociétés qui ſont gouvernées, les unes par une autorité monarchique, les autres par une autorité ariſtocratique, d’autres par une autorité démocratique, etc. Mais ce ne ſont pas ces différentes formes d’autorités qui décident de l’eſſence du droit naturel des hommes réunis en ſociété, car les loix varient beaucoup ſous chacune de ces formes. Ce ſont les loix des Gouvernemens, qui limitent le droit naturel des ſujets : mais ces lois ſe réduiſent preſque toujours à des loix poſitives ou d’inſtitution humaine : or ces loix ne ſont pas le fondement du droit naturel ; & elles varient tellement, qu’il ne ſeroit pas poſſible d’examiner l’état du droit naturel des hommes ſous ces loix. Il eſt même inutile de tenter d’entrer dans cet examen.

Pour connoître l’ordre des temps et des lieux, pour régler la navigation & aſſurer le commerce, il a fallu obſerver & calculer avec préciſion les loix du mouvement des corps céleſtes. Il faut de même, pour connoître l’étendue du droit naturel des hommes réunis en ſociété, ſe fixer aux loix naturelles conſtitutives du meilleur gouvernement poſſible. Le gouvernement auquel les hommes doivent être aſſujettis, conſiſte dans l’ordre naturel & dans l’ordre poſitif, les plus avantageux aux hommes réunis en ſociété.

Les hommes réunis en ſociété doivent donc être aſſujettis à des loix naturelles & à des loix poſitives.

Les loix naturelles ſont ou phyſiques ou morales.

On entend ici par loi phyſique le cours réglé de tout évenement phyſique de l’ordre naturel évidemment le plus avantageux au genre humain.

On entend ici par loi morale la régle de toute action humaine de l’ordre naturel évidemment le plus avantageux au genre humain.

Ces loix forment enſemble ce qu’on appelle la loi naturelle. Tous les hommes & toutes les Puiſſances humaines doivent être ſoumis à ces loix ſouveraines, inſtituées par l’Étre Suprême : elles ſont immuables & irréfragables, & les meilleures loix poſſibles ;[14] par conſéquent la baſe du gouvernement le plus parfait, et la régle fondamentale de toutes les loix poſitives ; car les loix poſitives ne ſont que des loix de manutention relatives à l’ordre naturel évidemment le plus avantageux au genre humain.

Les loix poſitives ſont des régles authentiques établies par une autorité ſouveraine ; pour fixer l’ordre de l’adminiſtration du gouvernement; pour aſſurer la défenſe de la ſociété ; pour faire obſerver régulierement les loix naturelles ; pour réformer, ou maintenir les coutumes & les uſages introduits dans la nation ; pour régler les droits particuliers des Sujets relativement à leurs différens états ; pour déterminer l’ordre poſitif dans les cas douteux réduits à des probabilités d’opinion ou de convenance ; pour aſſeoir les déciſions de la Juſtice diſtributive.

Ainſi la légiſlation poſitive conſiſte dans la connoiſſance des loix naturelles, conſtitutives de l’ordre évidemment le plus avantageux poſſible aux hommes réunis en ſociété ; on pourroit dire tout ſimplement le plus avantageux poſſible au ſouverain ; car ce qui eſt réellement le plus avantageux au Souverain eſt le plus avantageux aux ſujets. Il n’y a que la connoiſſance de ces loix ſouveraines qui puiſſe aſſurer conſtamment la tranquillité & la proſpérité d’un empire ; & plus une Nation s’appliquera à cette ſcience, plus l’ordre naturel dominera chez elle, & plus l’ordre poſitif y ſera régulier : on ne propoſeroit pas, chez une telle Nation, une loi déraiſonnable, car le gouvernement & les citoyens en appercevroient auſſitôt l’abſurdité.

Le fondement de la ſociété eſt la ſubſiſtance des hommes, & les richeſſes néceſſaires à la force qui doit les défendre ; ainſi il n’y auroit que l’ignorance qui puiſſe, par exemple, favoriser l’introduction de loix poſitives contraires à l’ordre de la réproduction & de la diſtribution régulière & annuelle des richeſſes du territoire d’un royaume. Si le flambeau de la raiſon y éclaire le gouvernement, toutes les loix poſitives nuiſibles à la ſociété & au Souverain, diſparoîtront.

La ſimple raiſon n’éleve pas l’homme au-deſſus de la bête ; elle n’eſt dans ſon principe qu’une faculté ou une aptitude, par laquelle l’homme peut acquérir les connoiſſances qui lui ſont néceſſaires, et par laquelle il peut, avec ces connoiſſances, ſe procurer les biens phyſiques & les biens moraux eſſentiels à la nature de ſon être. La raiſon eſt à l’âme ce que les yeux ſont au corps : ſans les yeux l’homme ne peut jouir de la lumiere, et ſans la lumiere il ne peut rien voir.

La raiſon ſeule ne ſuffit donc pas à l’homme pour ſe conduire ; il faut qu’il acquière par ſa raiſon les connoissances qui lui ſont néceſſaires, & que par ſa raiſon il ſe ſerve de ces connoiſſances pour ſe conduire dignement, & pour ſe procurer les biens dont il a beſoin.

Le droit naturel de chaque homme s’étend à raiſon des meilleures loix poſſibles qui conſtituent l’ordre le plus avantageux aux hommes réunis en ſociété.

Ces loix ne reſtreignent point la liberté de l’homme, qui fait partie de ſon droit naturel ; car les avantages de ces loix ſuprêmes ſont manifeſtement l’objet du meilleur choix de la liberté. L’homme ne peut ſe refuſer raiſonnablement à l’obéiſſance, qu’il doit à ces loix ; autrement ſa liberté ne ſeroit que la liberté d’un inſenſé qui, dans un bon gouvernement, doit être contenue & redreſſée par l’autorité des loix poſitives de la ſociété.

  1. Il en a été des discuſſions sur le droit naturel, comme des diſputes philoſophiques ſur la liberté, ſur le juſte & l’injuſte : on a voulu concevoir comme des êtres abſolus ces attributs relatifs, dont on ne peut avoir d’idée complette & exacte qu’en les réunissant aux corelatifs dont ils dépendent néceſſairement, & ſans lesquels ce ne ſont que des abſtractions idéales & nulles.
  2. Voyez-en l’exemple, page 9.
  3. C’eſt la définition de Juſtinien : elle a, comme les autres, ſon aspect où elle eſt vraie.
  4. Voyez-en l’exemple, p. 15 & dans la note de la p. 31.
  5. Voyez-en l’exemple dans la note de la page 14.
  6. Voyez-en l’exemple pag 24 & 25. Avec un peu plus d’étendue cette propoſition ſerait la nôtre.
  7. C’eſt le ſyſtème de Hobbes renouvellé de jours. Voyez le préſenté & réfuté, p. 11, 12 & 13
  8. Voyez-en l’exemple, pag. 26 & 27.
  9. C’eſt le cas d’un homme ſeul dans une iſle déſerte, dont le droit naturel aux productions de ſon Iſle n’admet ni juſte, ni injusſte, attendu que la juſtice ou l’injuſtice ſont des attributs relatifs, qui ne peuvent exiſter lorſqu’il n’y a perſonne ſur qui les exercer. Voyez le commencement du quatriéme paragraphe.
  10. Voyez pages 8 & 9 & page 23.
  11. C’eſt ici le cas du proverbe qui peut s’adreſſer à tous dans l’état de pure nature, ſi tu en as beſoin vas-en chercher, perſonne ne s’y oppoſe : les bêtes d’une même eſpece qui ſont dans le même cas, ne cherchent point à ſe faire la guerre pour s’empêcher réciproquement de ſe procurer leur nourriture par leurs recherches.
  12. Que ſignifient ces mots plus libre ? Signifient-ils plus arbitraire c’eſt-à-dire plus indépendant des motifs qui agiſſent ſur la volonté ? Non, car cette indépendance, ſi elle étoit entiere, réduiroit la volonté à l’état d’indifférence ; & dans cet etat la liberté ſeroit nulle : ce n’eſt donc pas dans ce ſens que l’on peut dire plus libre. Ces mots peuvent encore moins ſe rapporter à l’état de volonté ſubjuguée par des motifs invincibles. Ces deux extrêmes ſont les termes qui limitent l’étendue de l’uſage naturel de la liberté.

    La liberté eſt une faculté relative à des motifs excitans & ſurmontables, qui ſe contrebalancent & s’entre affoiblissent les uns les autres, & qui préſentent des intérêts & des attraits oppoſés, que la raiſon plus ou moins éclairée, & plus ou moins préoccupée examine & apprécie. Cet état de délibération conſiſte dans pluſieurs actes de l’exercice de la liberté, plus ou moins ſoutenus par l’attention de l’eſprit. Mais pour avoir une idée encore plus exacte de la liberté, il ne faut pas confondre ſon état de délibération avec l’acte déciſif de la volonté, qui eſt un acte ſimple, définitif, plus ou moins précipité, qui fait ceſſer tout exercice de la liberté, & qui n’eſt point un acte de la liberté, mais ſeulement une détermination abſolue de la volonté, plus ou moins préparée pour le choix par l’exercice de la liberté.

    D’après ces obſervations familieres à tout homme un peu attentif à l’uſage de ſes penſées, on peut demander à ceux qui nient la liberté, s’ils ſont bien aſſurés de n’avoir jamais délibéré ? S’ils avouoient qu’ils ont délibéré, on leur demanderoit pourquoi ils ont délibéré ? Et s’ils avouent que c’étoit pour choiſir, ils reconnoitront l’exercice d’une faculté intellectuelle entre les motifs & la déciſion. Alors on ſera d’accord de part & d’autre ſur la réalité de cette faculté ; & il deviendra inutile de diſputer ſur le nom.

    Mais ne réuniſſons pas ſous ce nom des conditions contradictoires, telles que la condition de pouvoir également acquieſcer à tous les motifs actuels, & la condition de pouvoir également n’acquieſcer à aucun ; conditions qui excluent toute raiſon de préférence, de choix & de déciſion. Car alors tout exercice, tout uſage, en un mot, toutes les propriétés eſſentielles de la faculté même, qu’on appelleroit liberté, ſeroient détruites ; ce nom ne ſignifieroit qu’une abſtraction inconcevable, comme celle du bâton ſans deux bouts. Dépouiller la volonté de l’homme de toutes cauſes déterminantes pour le rendre libre, c’eſt annuler la volonté, car tout acte de la volonté eſt de vouloir quelque choſe ; c’eſt anéantir la liberté même, ou la faculté intellectuelle qui examine & apprécie les objets relatifs aux affections de la volonté…

    Ne nous arrêtons pas davantage à cette abſurdité, & concluons en obſervant qu’il n’y a que l’homme ſage qui s’occupe à perfectionner ſa liberté ; les autres croyent toujours être aſſez libres quand ils ſatisfont leurs déſirs ; ainſi ils ne ſont attentifs qu’à ſe procurer le pouvoir qui multiplie les choix qui peuvent étendre l’uſage de leur liberté. Celui qui n’a qu’un mets pour ſon repas, n’a que le choix de le laiſſer ou de le manger, & celui d’en manger plus ou moins ; mais celui qui a vingt mets, a l’avantage de pouvoir étendre l’exercice de ſa liberté ſur tous ces mets, de choiſir ceux qu’il trouvera les meilleurs, & de manger plus ou moins de ceux qu’il aura choiſis. C’eſt en ce ſens que l’homme brute n’eſt occupé qu’à étendre toujours ſa liberté & à ſatisfaire ſes paſſions avec auſſi peu de diſcernement que de modération ; ce qui a forcé les hommes qui vivent en ſociété, à établir des loix pénales pour réprimer l’uſage effrené de leur liberté.

  13. Un homme, qui eſt fou par l’effet d’une mauvaiſe conſtitution de ſon cerveau, eſt entraîné par une loi phyſique qui ne lui permet pas de faire le meilleur choix, ou de ſe conduire avec ſageſſe.
  14. L’ordre naturel le plus avantageux aux hommes, n’eſt peut-être pas le plus avantageux aux autres animaux ; mais dans le droit illimité l’homme a celui de faire ſa part la meilleure poſſible. Cette ſupériorité appartient à ſon intelligence ; elle eſt de droit naturel, puiſque l’homme la tient de l’Auteur de la nature, qui l’a décidé ainſi par les loix qu’il a inſtituées dans l’ordre de la formation de l’Univers.