Observations sur Salluste et sur Tacite


Observations sur Salluste et sur Tacite


OBSERVATIONS SUR SALLUSTE ET SUR TACITE.
À M. Vossius1.
(1668.)

J’ai voulu faire autrefois un jugement fort exact de Salluste et de Tacite ; mais ayant connu depuis que d’autres l’avoient déjà fait, pour ne suivre ni perdre entièrement ma pensée, je me suis réduit à une seule observation que je vous envoie.

Il me semble que le dernier tourne toute chose en politique. Chez lui la nature et la fortune ont peu de part aux affaires ; et je me trompe, ou il nous donne souvent des causes bien recherchées de certaines actions toutes simples, ordinaires et naturelles.

Quand Auguste veut donner des bornes à l’empire, c’est, à son avis, par une jalouse appréhension qu’un autre n’ait la gloire de les étendre. Le même empereur, s’il en est cru, prend des mesures pour s’assurer les regrets du peuple romain, ménageant artificieusement les avantages de sa mémoire, par le choix de son successeur2.

L’esprit dangereux de Tibère, ses dissimulations sont connues de tout le monde : mais ce n’est pas assez connoître le naturel de l’homme, que de donner à ce prince un artifice universel : la nature n’est jamais si fort réduite, qu’elle ne se garde autant de droits sur nos actions, que nous en pouvons prendre sur ses mouvements. Il entre toujours quelque chose du tempérament dans les desseins les plus concertés ; et il n’est pas croyable que Tibère, assujetti tant d’années aux volontés de Séjan, ou à ses infâmes plaisirs, ait pu avoir toujours dans cette faiblesse et cet abandonnement, un art si recherché et une politique si étudiée.

L’empoisonnement de Britannicus ne fait pas autant d’horreur qu’il devroit faire, par l’attachement que donne Tacite à observer la contenance des spectateurs. Tandis qu’un lecteur s’occupe à considérer leurs divers mouvements, l’imprudence effrayée des uns, les profondes réflexions des autres, la froideur dissimulée de Néron, les craintes secrètes d’Agrippine ; l’esprit, détourné de la noirceur de l’action, et de la funeste image de cette mort, laisse échapper le parricide à sa haine, et le pauvre mourant à sa pitié.

La cruauté du même Néron dans la mort de sa mère, a une conduite trop délicate. Quand Agrippine auroit péri véritablement par une petite intrigue de cour si bien menée, il eût fallu supprimer la moitié de l’art ; car le crime trouve moins d’aversion dans les esprits, et si je l’ose dire, il se concilie le jugement des lecteurs, lorsqu’on met tant d’adresse et de dextérité à le conduire.

Presque en toutes choses, Tacite fait des tableaux trop finis, où il ne laisse rien à désirer de l’art, mais où il donne trop peu au naturel. Rien n’est plus beau que ce qu’il représente. Souvent, ce n’est pas la chose qui doit être représentée ; quelquefois il passe au delà des affaires, par trop de pénétration et de profondeur ; quelquefois des spéculations trop fines nous dérobent les vrais objets, pour mettre en leur place de belles idées. Ce que l’on peut dire en sa faveur, c’est que peut-être il nous oblige davantage qu’il n’eût fait en nous donnant des choses grossières, dont la vérité n’importe plus.

Salluste, d’un esprit assez opposé, donne autant au naturel que Tacite à la politique. Le plus grand soin du premier, est de bien connaître le génie des hommes : les affaires viennent après naturellement, par des actions peu recherchées de ces mêmes personnes qu’il a dépeintes.

Si vous considérez avec attention l’éloge de Calilina, vous ne vous étonnerez ni de cet horrible dessein d’opprimer le sénat, ni de ce vaste projet de se rendre maître de la république, sans être appuyé des légions. Quand vous ferez réflexion sur sa souplesse, ses insinuations, son talent à inspirer ses mouvements et à s’unir les factieux ; quand vous songerez que tant de dissimulations étoient soutenues par tant de fierté où il étoit besoin d’agir, vous ne serez pas surpris qu’à la tête de tous les ambitieux et de tous les corrompus, il ait été si près de renverser Rome, et de ruiner sa patrie.

Mais Salluste ne se contente pas de nous dépeindre les hommes dans les éloges, il fait qu’ils se dépeignent eux-mêmes dans les harangues, où vous voyez toujours une expression de leur naturel. La harangue de César nous découvre assez qu’une conspiration ne lui déplaît pas. Sous le zèle qu’il témoigne à la conservation des lois et à la dignité du sénat, il laisse apercevoir son inclination pour les conjurés. Il ne prend pas tant de soin à cacher l’opinion qu’il a des enfers ; les dieux lui sont moins considérables que les consuls ; et, à son avis, la mort n’est autre chose que la fin de nos tourments et le repos des misérables. Caton fait lui-même son portrait, après que César a fait le sien. Il va droit au bien, mais d’un air farouche : l’austérité de ses mœurs est inséparable de l’intégrité de sa vie ; il mêle le chagrin de son esprit et la dureté de ses manières avec l’utilité de ses conseils. Ce seul mot d’optimo consuli, qui fâcha tant Cicéron, pour ne pas donner à son mérite assez d’étendue, me fait pleinement comprendre, et les bonnes intentions, et la vaine humeur de ce consul. Enfin, par diverses peintures de différents acteurs, non-seulement je me représente les personnes, mais il me semble voir tout ce qui se passa dans la conjuration de Catilina.

Vous pouvez observer la même chose dans l’histoire de Jugurtha. La description de ses qualités et de son humeur vous prépare à voir l’invasion du royaume ; et trois lignes nous dépeignent toute sa manière de faire la guerre. Vous voyez dans le caractère de Métellus, avec le rétablissement de la discipline, un heureux changement des affaires des Romains.

Marius conduit l’armée en Afrique, du même esprit qu’il harangue à Rome. Sylla parle à Bocchus avec le même génie qui paroît dans son éloge ; peu attaché au devoir et à la régularité, donnant toutes choses à la passion de se faire des amis : dein parentes abundè habemus ; amicorum, neque nobis neque cuiquam omnium satis fuit. Ainsi Salluste fait agir les hommes par tempérament, et croît assez obliger son lecteur de les bien faire connoître. Toute personne extraordinaire qui se présente est exactement dépeinte, quand même elle n’auroit pas une part considérable à son sujet. Tel est l’éloge de Sempronia, selon mon jugement, inimitable. Il va même chercher des considérations éloignées, pour nous donner les portraits de Caton et de César, si beaux à la vérité, que je les préfèrerois à des histoires toutes entières.

Pour conclure mon observation sur ces deux auteurs, l’ambition, l’avarice, le luxe, la corruption, toutes les causes générales des désordres de la république, sont très-souvent alléguées par celui-ci. Je ne sais s’il descend assez aux intérêts et aux considérations particulières. Vous diriez que les conseils subtils et raffinés lui semblent indignes de la grandeur de la république ; et c’est peut-être par cette raison qu’il va chercher dans la spéculation peu de choses, presque tout dans les passions et dans le génie des hommes.

On voit dans l’histoire de Tacite plus de vices encore, plus de méchancetés, plus de crimes ; mais l’habileté les conduit, et la dextérité les manie : on y parle toujours avec dessein, on n’agit point sans mesure ; la cruauté est prudente, et la violence avisée. En un mot, le crime y est trop délicat, d’où il arrive que les plus gens de bien goûtent un art de méchanceté qui ne se laisse pas assez connoître, et qu’ils apprennent, sans y penser, à devenir criminels, croyant seulement devenir habiles. Mais laissant là Salluste et Tacite dans leurs caractères différents, je dirai qu’on rencontre peu souvent ensemble, une connoissance délicate des hommes, et une profonde intelligence des affaires.

Ceux qui sont élevés dans les compagnies, qui parlent dans les assemblées, apprennent l’ordre, les formes et toutes les matières qui s’y traitent. Passant de là par les ambassades, ils s’instruisent des affaires du dehors ; et il y en a peu, de quelque nature qu’elles soient, dont ils ne deviennent capables par l’application et l’expérience. Mais quand ils viennent à s’établir dans les cours, on les voit grossiers au choix des gens, sans aucun goût du mérite, ridicules dans leurs dépenses et dans leurs plaisirs.

Nos ministres, en France, sont tout à fait exempts de ces défauts-là, je le puis dire de tous sans flatterie, et m’étendre un peu sur M. de Lionne3, que je connois davantage. C’est en lui proprement que les talents séparés se rassemblent ; c’est en lui que se rencontrent une connoissance délicate du mérite des hommes, et une profonde intelligence des affaires.

Dans la vérité, je me suis étonné mille fois qu’un ministre qui a confondu toute la politique des Italiens, qui a mis en désordre la prudence concertée des Espagnols, qui a tourné dans nos intérêts tant de princes d’Allemagne, et fait agir, selon nos desseins, ceux qui se remuent si difficilement pour eux-mêmes ; je me suis étonné, dis-je, qu’un homme si consommé dans les négociations, si profond dans les affaires, puisse avoir toute la délicatesse des plus polis courtisans pour la conversation et pour les plaisirs. On peut dire de lui ce qu’a dit Salluste d’un grand homme de l’antiquité : que son loisir est voluptueux, mais que par une juste dispensation de son temps, avec la facilité du travail dont il s’est rendu le maître, jamais affaire n’a été retardée par ses plaisirs4.

Parmi les divertissements de ce loisir, parmi ses occupations les plus importantes, il ne laisse pas de donner quelques heures aux belles-lettres, dont Atticus, cet honnête homme des anciens, n’avoit pas acquis une connoissance plus délicate dans la douceur de son repos, et la tranquillité de ses études. Il sait de toutes choses infiniment, et la science qui gâte bien souvent le naturel, ne fait qu’embellir le sien : elle quitte ce qu’elle a d’obscur, de difficile, de rude, et lui apporte pleinement tous ses avantages, sans intéresser la netteté et la politesse de son esprit. Personne ne connaît mieux que lui les beaux ouvrages ; personne ne les fait mieux : il sait également juger et produire ; et je suis en peine si on doit estimer plus en lui la finesse du discernement, ou la beauté du génie. Il est temps de quitter le sien, pour venir à celui des courtisans.

Comme ils sont nourris auprès des rois, comme ils font leur séjour ordinaire auprès des princes, ils se forment un talent particulier à les bien connoître : il n’y a point d’inclination qui leur soit cachée, point d’aversion inconnue, point de faible qui ne leur soit découvert. De là viennent les insinuations, les complaisances, et toutes ces mesures délicates qui font un art de gagner les cœurs, ou de se concilier au moins les volontés : mais, soit manque d’application, soit pour tenir au-dessous d’eux les emplois où l’on s’instruit des affaires, ils les ignorent toutes également, et leurs agréments venant à manquer avec l’âge, rien ne leur apporte de la considération et du crédit.

Ils vieillissent donc dans les cabinets, exposés à la raillerie des jeunes gens, qui ne peuvent souffrir leur censure ; avec cette différence que ceux-ci d’ordinaire font les choses qui leur conviennent, et que les autres ne peuvent s’abstenir de celles qui ne leur conviennent plus ; et certes le plus honnête homme, dont personne n’a besoin, a de la peine à s’exempter du ridicule en vieillissant. Mais il en est comme de ces femmes galantes, à qui le monde plaît encore quand elles ne lui plaisent plus. Si nous étions sages, notre dégoût répondroit à celui qu’on a pour nous : car dans l’inutilité des conditions où l’on ne se soutient que par le mérite de plaire, la fin des agréments doit être le commencement de la retraite.

Les gens de robe, au contraire, paroissent moins honnêtes gens quand ils sont jeunes, par un faux air de cour qui les fait réussir dans la ville, et les rend ridicules aux courtisans : mais enfin, la connoissance de leur intérêt les ramène à leur profession ; et devenus habiles avec le temps, ils se trouvent en des postes considérables, où tout le monde généralement a besoin d’eux. Il est bien vrai que les courtisans qui s’élèvent aux honneurs par de grands emplois, ne laissent rien à désirer en leur suffisance ; et leur mérite se trouve pleinement achevé, quand ils joignent à une délicatesse de cour la connoissance des affaires, et l’expérience dans la guerre.


NOTES DE L’ÉDITEUR

1. Isaac Vossius, fils de Gérard-Jean. Voy. t. I, p. 107.

2. Voyez sup., les Réflexions sur les divers génies du peuple romain, page 119 et 126.

3. Le comte de Lionne, dont il a été déjà question au tome I, page 109, et dans l’Introduction. Hugues de Lionne étoit, en ce temps-là, ministre des affaires étrangères.

4. Igitur Sulla gentis patritiæ nobilis fuit, familia prope jam exstincta majorum ignavia, litteris Græcis atque Latinis juxta atque doctissimè eruditus, anima ingenti : cupidus voluptatum, sed gloriæ cupidior, otio luxurioso esse, tamen ab negotiis numquam voluptas remorata, etc. Salluste, de Bello Jugurt. 95.