Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 102-105).

LETTRE XXV.

Fontainebleau, 6 novembre, II.

Je quitte mes bois. J’avais eu quelque intention d’y rester pendant l’hiver ; mais, si je veux me délivrer enfin des affaires qui m’ont rapproché de Paris, je ne puis les négliger plus longtemps. On me rappelle, on me presse, on me fait entendre que, puisque je reste tranquillement à la campagne, apparemment je puis me passer que tout cela finisse. Ils ne se doutent guère de la manière dont j’y vis : s’ils le savaient, ils diraient plutôt le contraire, ils croiraient que c’est par économie.

Je crois encore que même, sans cela, je me serais décidé à quitter la forêt. C’est avec beaucoup de bonheur que je suis parvenu à être ignoré jusqu’à présent. La fumée me trahirait ; je ne saurais échapper aux bûcherons, aux charbonniers, aux chasseurs ; je n’oublie pas que je suis dans un pays très-policé. D’ailleurs je n’ai pu prendre les arrangements qu’il faudrait pour vivre ainsi en toute saison ; il pourrait m’arriver de ne savoir trop que devenir pendant les neiges molles, pendant les dégels et les pluies froides.

Je vais donc laisser la forêt, le mouvement, l’habitude rêveuse, et la faible mais paisible image d’une terre libre.




Vous me demandez ce que je pense de Fontainebleau, indépendamment et des souvenirs qui pouvaient me le rendre plus intéressant, et de la manière dont j’y ai passé ces moments-ci.

Cette terre-là est peu de chose en général, et il faut aussi fort peu de chose pour en gâter les meilleurs recoins. Les sensations que peuvent donner les lieux auxquels la nature n’a point imprimé un grand caractère sont nécessairement variables et en quelque sorte précaires. Il faut vingt siècles pour changer une Alpe. Un vent du nord, quelques arbres abattus, une plantation nouvelle, la comparaison avec d’autres lieux, suffisent pour rendre des sites ordinaires très-différents d’eux-mêmes. Une forêt remplie de bêtes fauves perdra beaucoup si elle n’en contient plus ; et un endroit qui n’est qu’agréable perdra plus encore si on le voit avec les yeux d’un autre âge.

J’aime ici l’étendue de la forêt, la majesté des bois dans quelques parties, la solitude des petites vallées, la liberté des landes sablonneuses ; beaucoup de hêtres et de bouleaux ; une sorte de propreté et d’aisance extérieure dans la ville ; l’avantage assez grand de n’avoir jamais de boues, et celui non moins rare de voir peu de misère ; de belles routes, une grande diversité de chemins, et une multitude d’accidents, quoique, à la vérité, trop petits et trop semblables. Mais ce séjour ne saurait convenir réellement qu’à celui qui ne connaît et n’imagine rien de plus. Il n’est pas un site d’un grand caractère auquel on puisse sérieusement comparer ces terres basses, qui n’ont ni vagues, ni torrents, rien qui étonne ou qui attache ; surface monotone, à qui il ne resterait plus aucune beauté si l’on en coupait les bois ; assemblage trivial et muet de petites plaines de bruyère, de petits ravins et de rochers mesquins uniformément amassés ; terre des plaines dans laquelle on peut trouver beaucoup d’hommes avides du sort qu’ils se promettent, et pas un satisfait de celui qu’il a.

La paix d’un lieu semblable n’est que le silence d’un abandon momentané ; sa solitude n’est point assez sauvage. Il faut à cet abandon un ciel pur du soir ; un ciel incertain mais calme d’automne, le soleil de dix heures entre les brouillards. Il faut des bêtes fauves errantes dans ces solitudes : elles sont intéressantes et pittoresques, quand on entend des cerfs bramer la nuit à des distances inégales, quand l’écureuil saute de branches en branches dans les beaux bois de Tillas avec son petit cri d’alarme. Sons isolés de l’être vivant ! vous ne peuplez point les solitudes, comme le dit mal l’expression vulgaire, vous les rendez plus profondes, plus mystérieuses ; c’est par vous qu’elles sont romantiques.