Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 108-109).

LETTRE XXIX.

Paris, 2 mars, III.

Je n’aime pas un pays où le pauvre est réduit à demander au nom du ciel. Quel peuple que celui chez qui l’homme n’est rien par lui-même !

Quand ce malheureux me dit : Que la bonne Vierge !... Quand il m’exprime ainsi sa triste reconnaissance, je ne me sens point porté à m’applaudir dans un secret orgueil, parce que je suis libre de chaînes ridicules ou adorées, et de ces préjugés contraires qui mènent aussi le monde. Mais plutôt ma tête se baisse sans que j’y songe, mes yeux se fixent vers la terre, je me sens affligé, humilié, en voyant l’esprit de l’homme si vaste et si stupide.

Lorsque c’est un homme infirme qui mendie tout un jour, avec le cri des longues douleurs, au milieu d’une ville populeuse, je m’indigne, et je heurterais volontiers ces gens qui font un détour en passant auprès de lui, qui le voient et ne l’entendent pas. Je me trouve avec humeur au milieu de cette tourbe de plats tyrans ; j’imagine un plaisir juste et mâle à voir l’incendie vengeur anéantir ces villes et tout leur ouvrage, ces arts de caprice, ces livres inutiles, ces ateliers, ces forges, ces chantiers. Cependant sais-je ce qu’il faudrait, ce que l’on peut faire ? Je ne voudrais rien.

Je regarde les choses positives : je rentre dans le doute ; je vois une obscurité profonde. J’abandonnerai l’idée même d’un monde meilleur ! Las et rebuté, je plains seulement une existence stérile et des besoins fortuits. Ne sachant où je suis, j’attends le jour qui doit tout terminer et ne rien éclaircir.

A la porte d’un spectacle, à l’entrée pour les premières loges, l’infortuné n’a pas trouvé un seul individu qui lui donnât : ils n’avaient rien ; et la sentinelle qui veillait pour les gens comme il faut le repoussa rudement. Il alla vers le bureau du parterre, où la sentinelle chargée d’un ministère moins auguste tâcha de ne pas l’apercevoir. Je l’avais suivi des yeux. Enfin un homme qui me parut un garçon de boutique, et qui tenait déjà la pièce qu’il fallait pour son billet, le refusa doucement, hésita, chercha dans sa poche et n’en tira rien ; il finit par lui donner la pièce d’argent, et s’en retourna. Le pauvre sentit le sacrifice ; il le regardait s’en aller, et fit quelques pas selon ses forces : il était entraîné à le suivre.