Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 374-378).

LETTRE LXXXIV.

Saint-Maurice, 7 octobre, IX.

Un Américain ami de Fonsalbe vient de passer ici pour se rendre en Italie. Ils sont allés ensemble jusqu’à Saint-Branchier, au pied des montagnes. Je les accompagnai : je comptais m’arrêter à Saint-Maurice, mais j’ai continué jusqu’à la cascade de Pissevache, qui est entre cette ville et Martigni, et que j’avais vue autrefois seulement depuis la route.

Là, j’ai attendu le retour de la voiture. Il faisait un temps agréable, l’air était calme et très-doux : j’ai pris, tout habillé, un bain de vapeurs froides. Le volume d’eau est considérable, et la chute a près de trois cents pieds. Je m’en approchai autant qu’il me parut possible ; et en un moment je fus mouillé comme si j’eusse été plongé dans l’eau.

Je retrouvai pourtant quelque chose des anciennes impressions lorsque je fus assis dans la vapeur qui rejaillit vers les nues, au bruit si imposant de cette eau qui sort d’une glace muette, et coule sans cesse d’une source immobile, qui se perd avec fracas sans jamais finir, qui se précipite pour creuser des abîmes, et qui semble tomber éternellement. Nos années et les siècles de l’homme descendent ainsi : nos jours s’échappent du silence, la nécessité les montre, ils glissent dans l’oubli. Le cours de leurs fantômes pressés s’écoule avec un bruit uniforme, et se dissipe en se répétant toujours. Il en reste une fumée qui monte, qui rétrograde, et dont les ombres déjà passées enveloppent cette chaîne inexplicable et inutile, monument perpétuel d’une force inconnue, expression bizarre et mystérieuse de l’énergie du monde.

Je vous avoue qu’Imenstrôm, et mes souvenirs, et mes habitudes, et mes projets d’enfant, mes arbres, mon cabinet, tout ce qui a pu distraire mes affections, fut alors bien petit, bien misérable à mes yeux. Cette eau active, pénétrante, et comme remplie de mouvement, ce fracas solennel d’un torrent qui tombe, ce nuage qui s’élance perpétuellement dans les airs, cette situation du corps et de la pensée, dissipa l’oubli où des années d’efforts parvenaient peut-être à me plonger.

Séparé de tous les lieux par cette atmosphère d’eau et par ce bruit immense, je voyais tous les lieux devant moi, je ne me voyais plus dans aucun. Immobile, j’étais ému pourtant d’un mouvement extraordinaire. En sécurité au milieu des ruines menaçantes, j’étais comme englouti par les eaux et vivant dans l’abîme. J’avais quitté la terre, et je jugeais ma vie ridicule ; elle me faisait pitié : un songe de la pensée remplaça ces jours puérils par des jours employés. Je vis plus distinctement que je ne les avais jamais vues ces pages heureuses et éloignées du rouleau des temps. Les Moïse, les Lycurgue, prouvèrent indirectement au monde leur possibilité : leur existence future m’a été prouvée dans les Alpes.

Quand les hommes des temps où il n’était pas ridicule d’être un homme extraordinaire se retiraient dans une solitude profonde, dans les antres des montagnes, ce n’était pas seulement pour méditer sur les institutions qu’ils préparaient ; on peut aussi penser chez soi, et, s’il faut du silence, on peut le trouver dans une ville. Ce n’était pas seulement pour imposer aux peuples ; un simple miracle de la Magie eût été plus tôt fait, et n’eût pas eu moins de pouvoir sur les imaginations. Mais l’âme la moins assujettie n’échappe pas entièrement à l’empire de l’habitude, à cette conclusion si persuasive pour la foule, et spécieuse pour le génie lui-même, à cet argument de la routine qui tire de l’état le plus ordinaire de l’homme un témoignage naturel et une preuve de sa destination. Il faut se séparer des choses humaines, non pas pour voir qu’elles pourraient être changées, mais pour oser le croire. On n’a pas besoin de cet isolement pour imaginer les moyens qu’on veut employer, mais pour en espérer le succès. On va dans la retraite, on y vit ; l’habitude des choses anciennes s’affaiblit, l’extraordinaire est jugé sans partialité, il n’est plus romanesque : on y croit, on revient, on réussit.

Je me rapprochai de la route avant le retour de Fonsalbe. J’étais très-mouillé ; il prétendit qu’on eût pu arriver jusqu’à l’endroit même de la chute sans cet inconvénient-là. C’est où je l’attendais : il réussit d’abord ; mais la colonne d’eau qui s’élève était très-mobile, quoiqu’il n’y eût aucun vent sensible dans la vallée. Nous allions nous retirer, lorsqu’en une seconde il fut inondé ; alors il se laissa entraîner, et je le menai à la place même où je m’étais assis. Mais je craignais que les variations inopinées de la pression de l’air n’affectassent sa poitrine, moins forte que la mienne ; nous nous retirâmes presque aussitôt. J’avais essayé en vain de m’en faire entendre autrement que par signes ; mais, lorsque nous fûmes éloignés de plusieurs toises, je lui demandai, avant que son étonnement cessât, ce que devenaient dans une semblable situation les habitudes de l’homme, ou même ses affections les plus puissantes, et les passions qu’il croit indomptables.

Nous nous promenions, allant et revenant de la cascade à la route. Nous convînmes que l’homme le plus fortement organisé peut n’avoir aucune passion positive, malgré son aptitude à toutes, et qu’il y eut plusieurs fois de tels hommes, soit parmi les maîtres des peuples, soit parmi les mages, les gymnosophistes, soit parmi les fidèles vrais et persuadés de certaines religions, comme l’islamisme, le christianisme, le bouddhisme.

L’homme supérieur a toutes les facultés de l’homme, et il peut éprouver toutes les affections humaines ; il s’arrête aux plus grandes de celles que sa destinée lui donne. Celui qui fait céder de grandes pensées à des idées petites ou personnelles, celui qui, ayant à faire ou à décider des choses importantes, est ému par de petites affections et des intérêts misérables, n’est pas un homme supérieur.

L’homme supérieur voit toujours au delà de ce qu’il est et de ce qu’il fait ; loin de rester en arrière de sa destinée, il devance toujours ce qu’elle peut lui permettre, et ce mouvement naturel de son âme n’est point la passion du pouvoir ou des grandeurs. Il est au-dessus des grandeurs et du pouvoir : il aime ce qui est utile, noble et juste ; il aime ce qui est beau. Il reçoit la puissance, parce qu’il en faut pour rétablir ce qui est utile et beau ; mais il aimerait une vie simple, parce qu’une vie simple peut être pure et belle. Il fait quelquefois ce que les passions humaines peuvent faire ; mais il y a dans lui une chose impossible, c’est qu’il le fasse par passion. Non-seulement l’homme supérieur, le véritable homme d’État n’est point passionné pour les femmes, n’aime point le jeu, n’aime point le vin, mais je prétends qu’il n’est pas même ambitieux. Quand il agit comme les êtres nés pour le regarder avec surprise, il ne le fait point par les mobiles qu’ils connaissent. Il n’est ni défiant ni confiant, ni dissimulé ni ouvert, ni reconnaissant ni ingrat ; il n’est rien de tout cela : son cœur attend, son intelligence conduit. Pendant qu’il est à sa place, il marche à sa fin, qui est l’ordre en grand, et une amélioration du sort des hommes. Il voit, il veut, il fait. Celui dont on peut dire : Il a tel faible ou tel penchant, sera un homme comme les autres. Mais l’homme né pour gouverner est juste et absolu. Désabusé, il serait plus encore ; il ne serait pas absolu, il ne serait pas le maître : il deviendrait un sage.