Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 344-347).

LETTRE LXXVII.

6 juillet, IX.

Dans cette contrée inégale où les incidents de la nature, réunis dans un espace étroit, opposent les formes, les produits, les climats, l’espèce humaine elle-même ne peut avoir un caractère uniforme. Les différences des races y sont plus marquées qu’ailleurs ; elles furent moins confondues par le mélange dans ces terres reculées, qu’on crut longtemps inaccessibles, dans ces vallées profondes, retraite antique des hordes fugitives ou épuisées. Ces tribus étrangères les unes aux autres sont restées isolées dans leurs limites sauvages ; elles ont conservé autant d’habitudes particulières dans l’administration, dans le langage et les mœurs, que leurs montagnes ont de vallons, ou quelquefois de pâturages et de hameaux. Il arrive qu’en passant un torrent six fois dans une route d’une heure, on trouve autant de races d’une physionomie distincte, et dont les traditions confirment la différente origine.

Les cantons subsistants maintenant[1] sont formés d’une multitude d’États. Les faibles ont été réunis par crainte, par alliance, par besoin ou par force, aux républiques déjà puissantes. Celles-ci, à force de négocier, de s’arrondir, de gagner les esprits, d’envahir ou de vaincre, sont parvenues, après cinq siècles de prospérités, à posséder toutes les terres qui peuvent entendre les cloches de leurs capitales.

Respectable faiblesse ! si on a su, si on a pu y trouver les moyens de ce bonheur public vraisemblable dans une enceinte marquée par la nature des choses, impossible dans une contrée immense livrée au sinistre orgueil des conquêtes, et à l’ostentation de l’empire, plus funeste encore.

Vous jugez bien que je voulais parler seulement des traits du visage ; je suis persuadé que vous me rendrez cette justice. Dans de certaines parties de l’Oberland, dans ces pâturages dont la pente générale est à l’ouest et au nord-ouest, les femmes ont une blancheur que l’on remarquerait dans les villes, et une fraîcheur de teint que l’on n’y trouverait pas. Ailleurs, au pied des montagnes assez près de Fribourg, j’ai vu des traits d’une grande beauté dont le caractère général était une majesté tranquille. Une servante de fermier n’avait de remarquable que le contour de la joue ; mais il était si beau, il donnait à tout le visage une expression si auguste et si calme, qu’un artiste eût pu prendre sur cette tête l’idée d’une Sémiramis.

Mais l’éclat du visage et certains traits étonnants ou superbes sont très-loin de la perfection générale des formes et de cette grâce pleine d’harmonie qui fait la vraie beauté. Je ne veux pas juger une question qu’on peut trouver très-délicate ; mais il me semble qu’il y ait ici quelque rudesse dans les formes, et qu’en général on y voie des traits frappants ou une beauté pittoresque, plutôt qu’une beauté finie. Dans les lieux dont je vous parlais d’abord, le haut de la joue est très-saillant ; cela est presque universel, et Porta trouverait le modèle commun dans une tête de brebis.

S’il arrive qu’une paysanne française[2] soit jolie à dix-huit ans, avant vingt-deux ans son visage hâlé paraît fatigué, abruti ; mais dans ces montagnes les femmes conservent, en fanant leurs prés, tout l’éclat de la jeunesse. On ne traverse point leur pays sans surprise : cependant, à ne prendre même que le visage, si un artiste y trouvait un modèle, ce serait une exception.

On assure que rien n’est si rare dans la plus grande partie de la Suisse qu’un beau sein. Je sais un peintre qui va jusqu’à prétendre que beaucoup de femmes du pays n’en ont pas même l’idée. Il soutient que certains défauts y sont assez universels pour que la plupart n’imaginent pas que l’on doive être autrement, et pour qu’elles regardent comme chimériques des tableaux faits d’après nature en Grèce, en Angleterre, en France. Quoique ce genre de perfection paraisse appartenir à une sorte de beauté qui n’est pas celle du pays, je ne puis croire qu’il y manque universellement, comme si les grâces les plus intéressantes étaient exclues par le nom moderne qui réunit tant de familles dont l’origine n’a rien de commun, et dont les différences très-marquées subsistent encore.

Si pourtant cette observation se trouvait fondée, ainsi que celle d’une certaine irrégularité dans les formes, on l’expliquerait par cette rudesse qui semble appartenir à l’atmosphère des Alpes. Il est très-vrai que la Suisse, qui a de beaux hommes, et plus particulièrement vers les montagnes, comme dans l’Hasli et le haut Valais, contient néanmoins une quantité remarquable de crétins, et surtout de demi-crétins goîtreux, imbéciles, difformes. Beaucoup d’habitants, sans avoir des goîtres, paraissent attaqués de la même maladie que les goîtreux. On peut attribuer ces gonflements, ces engorgements, à des parties trop brutes de l’eau, et surtout de l’air, qui s’arrêtent, embarrassent les conduits, et semblent rapprocher la nutrition de l’homme de celle de la plante. La terre y serait-elle assez travaillée pour les autres animaux, mais trop sauvage encore pour l’homme ?

Ne se pourrait-il point que les plaines couvertes d’un humus élaboré par une trituration perpétuelle donnassent à l’atmosphère des vapeurs plus assimilées au besoin de l’être très-organisé, et qu’il émanât des rochers, des fondrières et des eaux toujours dans l’ombre, des particules grossières, trop incultes en quelque sorte, et funestes à des organes délicats ? Le nitre des neiges subsistantes au milieu de l’été peut s’introduire trop facilement dans nos pores ouverts. La neige produit des effets secrets et incontestables sur les nerfs et sur les hommes attaqués de goutte ou d’un rhumatisme ; un effet encore plus caché sur notre organisation entière n’est pas invraisemblable. Ainsi la nature qui mélange toutes choses aurait compensé par des dangers inconnus les romantiques beautés des terres que l’homme n’a pas soumises.


  1. Avant la dernière révolution de la Suisse.
  2. Le mot française est trop général.