A. Quantin, imprimeur-éditeur (Célébrités contemporaines).

CÉLÉBRITÉS CONTEMPORAINES


O. FEUILLET


PAR


JULES CLARETIE



PARIS
A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
7, RUE SAINT-BENOIT, 7
1883




OCTAVE FEUILLET




C’est Alfred de Vigny qui a dit, à propos de Benjamin Constant : « Noble profil. Des formes polies et gracieuses. Homme du monde et homme de lettres, alliance rare, assemblage exquis. » Je mettrais volontiers ces deux lignes en épigraphe avant de parler du parfait lettré et de l’homme exquis, pour répéter le mot, dont je viens d’écrire le nom. M. Octave Feuillet garde en effet, dans la littérature de ce temps, une physionomie particulière : c’est un gentleman dans toute la force du terme, d’une grâce charmante, accueillante, d’un esprit raffiné, très simple en même temps, sans nulle morgue, aimant la gloire et détestant le bruit, et c’est un romancier hardi, un dramaturge qui a plus osé que bien d’autres, mais qui, dans les analyses les plus subtiles et les plus troublantes de ses romans, comme dans les situations les plus poignantes de ses pièces, garde toujours je ne sais quelle correction supérieure et quelle grâce gentilhommesque qui lui permettent de tout dire et de tout risquer.

J’appuie, dès les premiers mots, sur cette vertu, qui est celle des nerveux : ils ont la force sans avoir l’effort. Une badine vaut une massue et je crois même qu’au bout d’un fin poignet une épée de pur acier est plus redoutable et plus puissante qu’un sabre de cavalerie dans la main d’un rustre. Octave Feuillet, qui a souvent frappé fort, a toujours visé juste. Son escrime est savante, brillante, correcte et loyale. Il y a des éclairs dans ce jeu rapide et sûr ; et je songe volontiers à une lame bien trempée, damasquinée d’or et emmanchée à une poignée ciselée par un maître lorsque je pense à la plume qui a écrit Monsieur de Camors et Julia de Trêcœur, deux des œuvres les plus hardies de ce temps.

Et, avant tout, entendons-nous sur ce mot : la hardiesse. Un homme est brave, généreux, ardent, dédaigneux du danger, aimable et souriant dans le péril ; il se jette au feu le front haut ; voilà un compagnon hardi ; et je le salue. Un lourdaud parle haut, crie à tue-tête, rudoie et bouscule les gens, écrase les pieds ; sa hardiesse prend un autre nom et je sais bien comment je l’appelle. M. Octave Feuillet est hardi comme un cavalier du bon temps et ses hardiesses sont séduisantes comme toutes les audaces des délicats. On peut avec lui aller partout sans crainte de s’égarer jamais et, si l’on traverse parfois quelque boudoir où la tête défaille dans une atmosphère de parfums, on est bien certain qu’on se retrouvera tout à l’heure, la porte ouverte, dans un salon de bon esprit et de belle compagnie.

Et quand je pense que ce mondain, je veux dire ce conteur pour qui le monde se passionne, a longtemps savouré, comme un raffiné d’intimité, sa gloire du fond de sa province même, au temps où son ancien collaborateur Paul Bocage lui écrivait rue Torteron, à Saint-Lô (Manche) pour lui demander du cidre normand… ! Lamartine parle quelque part de la joie profonde, un peu amère, j’imagine, qu’il avait à s’enfoncer, avec Béranger à son bras, dans les quartiers populaires, les boulevards qui vont vers la Bastille, et à passer, ainsi coudoyé, inaperçu et ignoré, dans cette foule emplie de leurs deux noms. M. Octave Feuillet eut, lui aussi, des sensations pareilles, d’une pareille saveur et d’une semblable mélancolie. « Parler du passé, me disait de lui hier quelqu’un qui l’aime, le connaît et l’admire, parler de son jadis lui semble pénible ; il le compare au présent. Une fois cependant il m’a parlé, avec une sorte d’animation attendrie, de sa vie d’autrefois, à Saint-Lô, de la petite maison qu’il avait là-bas et qu’il n’a plus. Ses fils grandissaient et, pour leur éducation, il fallait venir s’installer à Paris. « Je suis, me disait-il, attaché avec une espèce de fanatisme à mes souvenirs d’enfance. » Et il me faisait remarquer que la plupart de ses œuvres, si essentiellement mondaines et parisiennes, avaient été écrites dans le silence et dans la paix d’une petite maison de Saint-Lô. Au temps de ses plus grands succès, il a passé des hivers entiers, enterré là, presque ignoré. Pour les gens de là-bas, bien longtemps il a été le fils de M. Feuillet, le fi, comme ils disent. » Son père était un personnage local, ancien secrétaire général de la préfecture. Très distingué, d’ailleurs. Il avait été quelque chose ; Octave Feuillet n’était que quelqu’un. En province c’est beaucoup moins. On le mettait, dans les dîners de cérémonie, au bout de la table. Cependant, tout d’un coup, il devint quelque chose. Il venait d’être élu membre de l’Académie française ! Il ne fit qu’un bond de l’extrémité de la table à la droite de la maîtresse de la maison. Sainte-Beuve raconte à un ami, dans une de ses lettres, qu’on ne s’aperçut de sa valeur mortelle, à lui, Sainte-Beuve, que lorsqu’il fut sacré immortel.

Parfois, au fond de sa province, une certaine tristesse s’emparait de l’auteur de Dalila, le désir de Paris, le désir de voir, de sentir ses succès. Mais son père était fort malade. Octave Feuillet restait. Il ne faisait que de courts voyages à Paris, passant brusquement du silence de sa petite ville de province au grand tapage de Paris, n’étant plus le fi de M. Feuillet, redevenant Octave Feuillet. L’impression devait être délicieuse. Et là, ou plutôt ici, Octave Feuillet était charmant, causait à merveille ; on se l’arrachait, les femmes surtout. Ce n’est pas lui qui m’a dit cela, mais je le sais. Par lui, on ne saurait de lui que peu de chose et cela est à son honneur. Il n’a jamais été de ces gens qui parlent d’eux-mêmes avec de perpétuels transports ; au contraire, il s’efface et se dérobe dès qu’on veut le mettre sur son propre compte.

La vie d’un homme célèbre appartient cependant, quoi qu’il fasse, à ses contemporains. On veut aujourd’hui tout savoir de ceux qu’on aime. On demande l’histoire de ceux-là mêmes qui n’ont d’autre histoire que celle de leurs œuvres, de leurs batailles, artistiques et littéraires, de leurs succès. M. Octave Feuillet s’est d’ailleurs laissé aller, dans une page intime, ignorée ou plutôt oubliée, à conter un de ses souvenirs de jeunesse, de ses plus chers souvenirs, je gage : une journée à Monte-Cristo, chez Dumas père, dans ce logis si rapproché de Saint-Germain-en-Laye où parfois l’auteur de Sibylle passe l’été, aujourd’hui…

Ce grand et cher Dumas ! Il apparaît, au début de presque tous les écrivains célèbres, qui avaient, lorsqu’il était dans toute sa gloire, vingt-cinq ou trente ans, il se montre comme un bon gros génie bienveillant et rieur qui encourage et dit : En avant ! Joseph Autran, arrivant de Marseille avec la Fille d’Eschyle dans sa poche, loge chez Dumas, à Monte-Cristo et l’entend, la nuit, rire gaiement de ce qu’il improvise. Octave Feuillet, malade, est recueilli par Dumas père comme un enfant et soigné par Dumas fils comme un frère. Puis, des années après, lorsqu’il est déjà l’auteur de Rédemption, de Bellah, de la Clef d’or, du Village, de la Crise, lorsqu’il est devenu un maître, Octave Feuillet écrit à Alexandre Dumas, qui vient de fonder un journal quotidien, le Mousquetaire ; il lui écrit de « son pays, du temps de Louis XIV, où le coche n’arrive qu’une fois la semaine, quand il fait beau » et il lui rappelle les bonnes journées où, débutant, il s’en allait trouver Dumas et se sentait heureux de ne point se heurter contre un piédestal et de rencontrer chez le grand homme une affection touchante et presque paternelle :

Parmi ces souvenirs datés de votre cour de Saint-Germain où vous succédiez à Jacques II, il en est un, écrivait M. Feuillet à Dumas, qui m’est demeuré cher entre tous. Je venais de traverser votre capitale, et je regagnais à toutes voiles le pays où les pommiers fleurissent. J’étais souffrant, comme toujours, et je trouvai le moyen, inconnu jusqu’alors, de faire naufrage sur la côte de Poissy. Je vous connaissais à peine. Je n’en résolus pas moins, dans ma détresse, d’aller m’échouer à votre porte. J’arrivai, vous le rappelez-vous ? — Sentimental comme une épave. Vous me reçûtes comme si vous aviez été le plus vieil ami de mon père. Votre villa me servit d’infirmerie, et vous, maître, de sœur de charité. — Le lendemain était un dimanche ; ce souvenir m’est présent comme s’il était d’hier. — Chaque dimanche vous aviez coutume d’inviter à votre table une vingtaine de convives, pour varier avec les autres jours de la semaine où les convives s’invitaient eux-mêmes. — Vous auriez, en effet, donné des leçons d’hospitalité à un Arabe. Votre maison, ouverte à tous, au mendiant comme au prince (sans figure ! car j’ai vu l’un et l’autre), me rappelait ces anciennes résidences chevaleresques où l’hôte était un être sacré, et dont la herse se levait nuit et jour avec respect devant le voyageur envoyé par Dieu. — Ce jour-là, vos convives étaient nombreux et choisis : je vis paraître tour à tour Hugo, Delacroix, Rachel, Duprez, Boulanger, Maindron, Dréault, et bien d’autres, célèbres ou ignorés : car, aux poètes et aux artistes qui venaient remercier leur maître ou serrer la main d’un frère d’armes, vous réunissiez toujours plusieurs pèlerins des deux mondes qui, entrés chez vous pour saluer, comme le disait un d’entre eux, un monument vif de notre pays, devaient en sortir avec le souvenir d’un ami. — Vous n’étiez pas encore installé dans votre féerie de Monte-Cristo : vous habitiez une blanche villa, dont la pelouse entourée de bosquets était suspendue sur les bords de cette admirable terrasse de Saint-Germain. Votre maison étant petite, comme celle de Socrate, vous aviez profité d’une magnifique soirée du mois d’août pour dresser votre banquet sur la pelouse. — Des fenêtres d’une jolie chambre tapissée de perse rose, — où ma souffrance me reléguait, j’avais le spectacle de cette fête riante et somptueuse, où tant de beaux esprits épanchaient, pour leur seul plaisir, leurs dons et leurs trésors. J’entendais avec émotion ces voix, aimées du monde entier, retentir familièrement à mon oreille ; je croyais écouter des génies conversant entre eux dans leur région surnaturelle. — Des amphores antiques, pleines de glace, étaient répandues sur le gazon ; de grands vases d’or, aux formes orientales, servaient aux ablutions des convives. Au loin, la belle vallée de la Seine, étendant des clochers de Saint-Denis à l’aqueduc de Louveciennes ses doux horizons, adoucis encore par le soleil couchant, entourait d’un cadre grandiose et charmant cette scène qui me transportait, tantôt dans un coin des toiles de Véronèse, tantôt sous les pampres du Décaméron. Ce fut une heureuse soirée d’extase et de rêve dont je vous remercierai toujours.

Cependant votre fils Alexandre, l’auteur de Diane de Lys, héritier de votre brave cœur comme de tout le reste, s’arrachait de temps à autre à toutes ces magies pour venir s’informer du malade, qui n’était plus qu’un heureux visionnaire. — Merci, Alexandre ; si je n’y vois pas, je me souviens.

Puis cette éblouissante fantasmagorie s’effaça peu à peu dans les ombres élyséennes d’une nuit d’été. Vos convives s’en allèrent, ou s’envolèrent, je ne sais. Vous seul, longtemps encore, au milieu d’un groupe plus intime que vous enchantiez de vos récits, vous ressembliez au conteur arabe prolongeant la veillée de la tribu sous le ciel étoile du désert.

Le lendemain, je partais dans votre plus douce calèche : j’allais rassurer mon père et lui parler de vous. Lui aussi se souvient, n’en doutez pas.

Cette lettre de M. Octave Feuillet a paru dans le Mousquetaire du 21 décembre 1855 et c’est la seule fois de sa vie que l’auteur de Monsieur de Camors ait parlé de lui-même ; encore était-ce pour payer une dette et avoir l’occasion de parler de Dumas.

En 1855, Octave Feuillet avait un peu plus que la trentaine. Il est né le 11 août 1822 à Saint-Lô. Élevé à Paris, on trouverait ce nom, déjà applaudi, d’Octave Feuillet sur le palmarès de Louis-le-Grand. À vingt-trois ans, le romancier débutait tout naturellement par un roman, le Grand Vieillard, qu’il écrivait en collaboration avec son camarade de collège, M. Paul Bocage, imagination puissante, et Alfred Aubert, dont je connais un joli livre fantaisiste, l’Histoire de M. Boudin. Les trois amis avaient choisi un pseudonyme commun à leur trio : Désiré Hazard. Il y aurait à retrouver ce Grand Vieillard dans le feuilleton du National de 1845. C’est affaire aux curieux. M. Octave Feuillet date pour moi de ses premiers articles dans le Diable à Paris (1846), dialogues charmants sous les marronniers des Tuileries et les tilleuls de la place Royale ; il date aussi de sa première pièce, le Bourgeois de Rome, une comédie, un acte joué en 1846 sur ce théâtre de l’Odéon où débutaient autrefois tous les littérateurs d’avenir. Je vois bien, noté par un biographe, un vaudeville représenté, avant le Bourgeois de Rome, sur la scène du Palais-Royal ; mais j’avoue que je ne l’ai point lu.

Ce que j’ai lu, relu, ce qui m’a fort ému et attiré, dans mes premières lectures, ce sont les comédies d’aventures et les drames romantiques des débuts d’Octave Feuillet. Toutes ces pièces de la vingtième année, spirituelles comme Échec et Mat (1846), ce Pinto rajeuni et vivifié, ou fougueuses comme PalmaPalma ou la Nuit du vendredi saint (1847), — étaient écrites en collaboration avec Paul Bocage. Le comédien Bocage, oncle du littérateur, jouait lui-même Échec et Mat à l’Odéon. Ce fut un grand succès. Les deux auteurs devaient donner encore Palma à la Porte-Saint-Martin, la Vieillesse de Richelieu à la Comédie-Française (1849) et York, nom d’un chien ! au Palais-Royal (1852), puis chacun d’eux reprenait sa liberté et à son gré faisait sa vie, Octave Feuillet de plus en plus soucieux, chaque jour, des ciselures de l’art des délicats, Paul Bocage entraîné par Dumas dans le grand courant du roman qui remue les foules, au bas des feuilletons et sur les planches des théâtres, et préparant déjà ses futurs Puritains de Paris[1]. On m’a dit que M. Feuillet et M. Bocage n’étaient pas étrangers à cette jolie pièce de Dumas, Romulus qui ressemble à une oeuvre d’Iffland spiritualisée à la française.

Ce n’était point sans résistance que M. Feuilet le père avait laissé son fils devenir « homme de théâtre ». Il le destinait au barreau et Octave Feuillet, peu fait pour les habiletés du métier d’avocat, n’a peut-être jamais plaidé qu’une cause, la sienne, celle de sa vocation, devant ce père tendrement aimé et doucement sévère qui, a-t-on dit, ne combattait ses désirs que pour mieux contraindre son fils à lui prouver sa constance et qui « allait être bientôt le confident heureux et le juge éclairé de ses succès ». — « Pardonnez-moi, monsieur, de réveiller ces souvenirs, disait, aux bravos du public académique, M. Vitet à M. Feuillet succédant à M. Scribe ; les affections de la famille, les joies intimes du foyer font partie de votre talent : ce serait un oubli sans excuse, quand on doit parler de vos œuvres, que d’omettre les leçons pratiques reçues par vous dès votre enfance. »

Octave Feuillet est, en effet, pénétré de ces poésies familiales qui donnent une saveur douce aux œuvres humaines. Je ne sais quel critique ou plutôt je sais bien quel critique fantaisiste disait un jour, en parlant de la Jeunesse d’Émile Augier, que le poète avait « mis des ailes au pot-au-feu ». Ne médisons ni du pot-au-feu ni de la bouilloire. De grands poètes ont fait de beaux rêves bercés au sifflement de l’un et au ron-ron de l’autre. On n’est point, comme on l’affirme, un bourgeois parce qu’on a, dans ce monde, un foyer et qu’on loge ses amours sous le grand manteau de la cheminée de famille. Chacun des romans de ce poète pénétrant, depuis la Petite Comtesse jusqu’à l’Histoire d’une Parisienne en passant par le Roman d’un jeune homme pauvre, l’Histoire de Sibylle, Monsieur de Camors, Julia de Trécœur, les Amours de Philippe, chacun de ces livres d’un charme aiguisé, irrésistible, d’une essence supérieure et d’un grain très fin, semble donner raison à ce joli mot de Vitet parlant de Rédemption, de l’Urne, du Village et du Fruit défendu : « La dernière de vos œuvres qu’on regarde est toujours celle qu’on croit aimer le plus. »

Dans les Scènes et Proverbes de Feuillet et dans les Scènes et Comédies, M. Vitet, comparant l’auteur de la Crise à l’auteur du Caprice, louait surtout ces causeries délicates et attachantes, qu’il comparait — en vrai critique d’art faisant de la critique littéraire — à des œuvres qui auraient « le fini de la miniature et le négligé du croquis ». Je n’abuserai pas de la facile méthode du parallèle en littérature. L’art des comparaisons est usé. Il faut prendre un homme tel qu’il est et de pied en cap, — dans son idiosyncrasie, diraient les philosophes, — dans son tempérament, pour parler la langue d’aujourd’hui. Sainte-Beuve, à propos d’Octave Feuillet, a cité ce mot qui n’est qu’un mot parfaitement injuste comme tous les mots : le Musset des familles — il est de Jules ou d’Edmond de Goncourt, ce calembour trop rabâché.

Non, Octave Feuillet n’est point cela. Il est Octave Feuillet, c’est-à-dire un des talents les plus rares et une des natures les plus exquises de ce temps. Je me suis lassé, avec l’âge, d’admirer les pénibles tours de force des hercules forains et je ne trouve aujourd’hui, avec raison, de véritable puissance littéraire que chez les gens qui savent avoir l’audace sans la tension de muscles, et qui, risquant une hardiesse, gardent encore la grâce, l’aisance, et peuvent faire, devant eux, plier le colosse en serrant sa grosse main lourde dans leur fine main gantée. La force, c’est le contraire de l’effort. Le maréchal de Saxe donne en souriant une leçon au maréchal ferrant. L’auteur de Dalila, de Julia de Trécœur, de Monsieur de Camors, de Mont-joye, de sa dernière œuvre, si vaillante, Un Roman parisien, peut avoir dans son talent tout le charme enveloppant de la grâce féminine, il est de la race de ceux qui, avec leur élégance nerveuse, donnent à leurs créations l’accent et le sexe mâles.

Je viens de relire encore Julia de Trécœur. Lorsque Sainte-Beuve consacrait, en 1863, à M. Octave Feuillet les deux Causeries qui ouvrent le tome cinquième des Nouveaux Lundis, l’auteur du Roman d’un jeune homme pauvre venait de publier l’Histoire de Sibylle et, en pleine vogue, choyé d’un public à la fois selected et nombreux qui lui est resté fidèle.

M. Feuillet avait écrit Dalila, un chef-d’œuvre ou la passion parle tour à tour le langage le plus ardent et le plus chaste, Dalila, un des rêves de notre jeunesse où la prose semble avoir comme un musical accompagnement le lamento du vieux musicien voyant mourir sa fille ; il avait signé le Parc, Bellah, Onesta, une admirable nouvelle italienne, du Stendhal passionné et charmant, le Village, ce songe de bonheur intime et tous ces Proverbes où, selon le mot de Sainte-Beuve lui-même, il n’imitait point Musset, il le contredisait et lui répliquait. Le critique des Lundis conseillait à M. Feuillet de « plonger dans ce vaste océan qu’on appelle la nature humaine ». Feuillet y plongea et il en rapporta une perle après un trésor, Julia de Trécœur après Monsieur de Camors.

Si j’avais la prétention d’enfermer en un volume un talent aussi rare, aussi divers, aussi sensitif et aussi profond que celui de M. Feuillet, je dirais que, de toutes ses œuvres, celle qui donna, plus que toutes les autres, la caractéristique de la nature même de son auteur, c’est Julia de Trécœur. Cette nouvelle, ce roman, concentré comme certaines essences dont une goutte vaut une fortune, est à mon sens, avec Dalila et Monsieur de Camors, avec Montjoie aussi et certaines scènes de Julie, ce qu’a signé de plus complet cette élégante plume de gentilhomme. Sainte-Beuve, le difficile, n’eût plus donné de conseils : il eût sans réserves applaudi.

Julia de Trécœur, ce chef-d’œuvre d’un charme étrange, produit sur le cerveau l’effet de l’odeur des fleurs ; elle procure une sorte d’enivrement bizarre et exquis. L’héroïne de Julia de Trécœur, comme l’héroïne du Sphinx, est une de ces créatures féminines inexplicables, agitées par toutes les fièvres, secouées par une sorte d’hystérie, capables dans la même journée et dans la même heure d’héroïsme et d’infamie, âmes troublées et corps souffrants appartenant plutôt à la physiologie qu’à la psychologie, et qui font le malheur de ceux qu’elles rencontrent en même temps qu’elles se détruisent elles-mêmes comme de leurs propres mains. Le roman et le théâtre contemporains ont peut-être abusé de l’étude de ces créatures d’exception. Mais, à tout prendre, ces caractères excentriques et fous sont bien modernes, et chacun décrit ce qu’il a sous les yeux. Lorsqu’il a affaire à un tel type, M. Dumas fils est implacable ; c’est la femelle de Caïn, il la tue sans pitié. M. Feuillet généralement fait tuer cette dame Caïn par elle-même. Julia de Trécœur se précipite dans la mer, à cheval, du haut d’une falaise à pic. Un coup d’éperon, un coup de cravache, et c’en est fait. Blanche de Chelles, cette sœur de Julia de Trécœur, avale un verre de poison et meurt dans des convulsions horribles. Et c’est ainsi que M. Feuillet, qui satisfait les mangeuses de fruit défendu en les montrant si séduisantes, si provocantes, si spirituelles et si belles, satisfait aussi la morale en leur infligeant une agonie finale qui rétablit les choses.

Dans la première partie de son œuvre — celle de sa première manière, comme on l’a dit, — M. Feuillet s’attachait à calmer doucement et finement, avec un léger ton d’attendrissement railleur, ces crisiaques du mariage. Il a plus d’une fois rendu service à des maris, ses spectateurs. On dit qu’un jour l’auteur de Malvina reçut de la main d’une mère ces mots pleins d’émotion : « Merci, monsieur, je vous dois ma fille, votre comédie lui a rendu la raison. » — « Que de confidences de ce genre vous auriez droit à recevoir, disait fort joliment M. Vitet à l’auteur de la Crise. Si la gratitude conjugale écrit aussi de tels billets, vous devez en être accablé !»

Depuis, dans l’Histoire d’une Parisienne, dans le Journal d’une femme, M. Feuillet a parfois poussé plus loin les choses, mais je ne sais quelle chevalerie de dévouement et quels scrupules d’homme d’honneur apparaissent tout à coup dans le roman et font ressouvenir, en ces hardiesses mêmes, des délicatesses d’autrefois. Ce qui est certain, c’est que M. Feuillet connaît la femme. Un peintre de portraits vit surtout par ses portraits de femmes. La postérité, comme la police, cherche la femme partout. L’auteur de Julie a sondé ces âmes féminines. Il a surpris leurs rêveries accoudées, écouté leurs confidences qui soupiraient, entendu gronder leurs révoltes. « Toutes les femmes n’ont certes pas fait ce que Feuillet fait faire à ses héroïnes, me disait avec franchise une fine Parisienne, très charmante et fort raisonnable, mais toutes ont rêvé cela, rêvassé si vous voulez ! La femme est un grand enfant qu’on ne berce plus mais qui se berce elle-même de chimères. »

Une femme de Feuillet, car le nom est courant maintenant, des mieux étudiées par l’auteur c’est la Julie de son drame, Julie de Cambre. Le cœur vide, le cerveau inoccupé, la vie dépensée en parties de cheval, en courses dans les bois, Julie s’ennuie. Qui ne s’ennuierait ainsi ? Il lui faut M. de Turgy pour combler son vague à l’âme. Elle appelle son mariage un enfer. Un enfer, quand elle a des enfants ! Pauvre femme, sybarite de la vie à deux et qu’un pli de roses égratigne, elle ne sait donc pas ce que c’est que de souffrir ? La vie, l’âpre et dure vie l’a donc épargnée, qu’elle prend son dépit pour une douleur ? Mais quoi, c’est bien là la femme d’aujourd’hui, vaine et tombant sans passion, attirée fatalement vers la chute par l’énervement et la fatigue. Les héroïnes exaltées des drames romantiques, les pauvres folles, les Adèle d’Hervay, pouvaient du moins se vanter de connaître la souffrance ; les femmes de la race de Julie ne connaissent que le caprice. A-t-elle réellement du remords cette Mme de Cambre, l’adultère une fois commis ? Cette femme, ce n’est qu’une malade. Sa chute n’a été qu’une affaire de baromètre. Son remords n’est que la suite de son anévrisme. J’ai dit le mot : une, femme de Feuillet. Il les a peintes toutes, je veux dire une catégorie de femmes, d’une touche inoubliable.

Je dirai volontiers qu’au point de vue littéraire Monsieur de Camors est le frère de Julia de Trécœur. Certes le Roman d’un jeune homme pauvre a des qualités rares de récits d’invention, d’émotion, mais Camors est autrement vivant et saisissant. Là encore le roman est mâle, hardi et puissant. Les audacieux d’aujourd’hui n’ont rien imaginé de plus saisissant que le début de ce livre, le débauché souffleté par le chiffonnier.

M. de Camors est un peu une épreuve nouvelle d’un personnage très saisissant de Feuillet, Montjoie. La comédie remarquable s’est faite admirable roman. Montjoie, comme Camors, est un homme fort, ennemi de ce qu’il appelait le bleu dans les sentiments et tout prêt à voir couler, sans trouble aucun, « les larmes des femmes et le sang des hommes ». Entre ces deux caractères, la seule différence qui existe, c’est que Montjoie, homme d’affaires véreuses, enrichi par une série de spéculations louches, s’inquiète fort peu de l’honnêteté, tandis que M. de Camors, tout ambiteux et débauché qu’il est, se promet pourtant de garder intact en lui un sentiment, celui de l’honneur.

Il est plusieurs sortes d’honneurs, sans doute. L’honneur de Camors est celui du mondain et du gentleman. Cela ne suffit pas. Regardez-le. Est-il assez élégant, assez séduisant, assez intelligent, assez clairvoyant ! Il est fait pour appeler et supporter toutes les bonnes fortunes, et pour braver toutes les mauvaises. Habile à deviner les dangers, à les éviter avec tact, il est capable comme personne de les regarder en face et de les combattre en paladin, après avoir essayé de les détourner en politique. Il connaît à la fois et à fond l’escrime du monde et celle des salles d’armes ; il se défend dans un salon comme sur le terrain ; il est à l’aise sur le terrain comme dans un boudoir. C’est qu’on est toujours le fils de quelqu’un, surtout en littérature. Camors a reçu de ses frères aînés toute leur science pratique et toutes leurs qualités romanesques. Il traite les affaires avec la sûreté de coup d’œil de Montjoie et monte à cheval, rime et dessine « avec la grâce du jeune homme pauvre». Rien dans le cœur au surplus qu’un vide immense, rien dans le cerveau qu’une façon de délire ambitieux, mais cela suffit encore pour marcher droit au but déterminé et pour se tirer à son honneur de la bataille humaine.

Eh bien ! encore une fois non, cela ne suffit pas. La preuve, c’est que M. de Camors est battu ; sa barque sombre et sa fortune avec elle. Il lui manque l’étoile qui dirige le pilote, la clarté d’en haut qui le guide ; il se perd faute d’idéal. Là est la conception supérieure du livre. Et voilà un homme à la mer ! L’honneur, paraît-il, ne saurait le tenir bien longtemps sur l’eau, et je ne m’en étonne guère, car M. de Camors a jeté cet honneur-là par-dessus tous les moulins et toutes les aventures. En manière de passe-temps il a pris, un jour qu’il pleuvait, la femme de son meilleur ami ; un autre jour, la femme de son protecteur, le vieux général de Campvallon. Il a épousé Mlle Marie de Tècle après avoir, très chastement, il est vrai, adoré la mère. Il a trompé la pauvre femme, il s’est joué d’elle, et c’est à peine, si à la fin, il s’est senti désarmé par les sourires de son enfant. Mais, en vérité, qu’est-ce donc que cet homme d’honneur qui prend de tels chemins, si effroyablement boueux, avec la prétention de ne point se salir ?

On cherchait à deviner, lorsque Monsieur de Camors parut, qui M. Feuillet avait voulu peindre. « Il ne faut pas, dit Alfred de Vigny, en vouloir au public, que nous décevons par l’art, de chercher à se reconnaître et à savoir jusqu’à quel point il a tort ou raison de se faire illusion. Le nom des personnages réels ajoute à l’illusion d’optique du théâtre et des livres, et la meilleure preuve du succès est la chaleur que met le public à s’informer de la réalité de l’exemple qu’on lui donne. »

Monsieur de Camors n’avait pas besoin de cet adjuvant au succès, et je ne sais pas jusqu’à quel point, quoi qu’on en ait dit, l’auteur avait choisi son personnage parmi les gens qu’il avait vus passer sous ses yeux. M. de Camors était mieux qu’un portrait ; c’était un type, le type de l’homme qui, restant fidèle à son honneur à lui, croit pouvoir braver les hommes et déshonorer les femmes. Qu’est-ce que l’honneur ? M. de Camors tuerait quelqu’un pour une allusion impertinente et il emporte sur sa joue le soufflet du balayeur des rues.

Quand je pense que nous avons, un moment, étudié ce livre à travers ces lunettes spéciales de la politique qui grossissent et déforment tout ! Fi de la mégère ! Elle se traîne dans sa science variable du relatif et l’art plane dans l’absolu. Elle se déjuge quotidiennement dans les recherches de l’utile, qui est l’utile réclamé au nom de tous, appliqué à l’égoïsme et à l’ambition de chaque réclamant ; le beau, au contraire, ne connaît pas ces variations hygrométriques : il est ou il n’est pas. Combien de ministères, de régimes et de politiques Monsieur de Camors a-t-il déjà enterrés !

Nous lui reprochions de venir de Compiègne. Nous avons connu depuis des héros de roman qui venaient de la Courtille. Il n’est pas mauvais de se reposer avec des gens qui sentent bon, et les personnages de M. Feuillet, qui ont leurs vices, ont toujours les mains propres. Ils ont en outre presque tous, à un moment donné, le dégoût de leurs propres fautes et le repentir au dernier moment. L’auteur pousse même parfois un peu loin cet amour de la pénitence finale.

M. de Camors, après avoir commencé comme don Juan, finit comme René ou Obermann. La douleur le dompte et le brise. Les coquins que M. Feuillet étudie ont décidément l’habitude de ces conversions dernières. Montjoie, l’ennemi du bleu pendant quatre heures, sentait, au cinquième acte, se fondre toute sa carapace de froideur. Le Mercadet se convertissait au dénouement. Le matérialiste Camors, si sa maladie ne l’emportait brutalement, quitterait presque la tribune pour la chaire. Je n’ai qu’un regret, c’est que les Camors et les Montjoie, que nous coudoyons tous les jours, pratiquent si peu cette facile méthode. Mais c’est le charme même de ces romans de nous montrer à la fois la vie de certaines créatures telle qu’elle a duré, puis telle qu’elle devrait finir. Au surplus, au fond de l’être le plus vil, de la femme la plus perverse, il est un germe, étouffé parfois, que peut faire entr’ouvrir une larme. Il n’est pas défendu de la verser, cette larme, et de montrer quelque chose comme l’épanouissement du germe ignoré. Cela console. On oublie. Il suffit d’une conversion et d’une rédemption pour faire oublier bien des incorrigibles. Le difficile, c’est moins de trouver les pénitents et les pénitentes (il en est beaucoup) qu’un rédempteur comme M. Feuillet, et je n’en connais pas d’autre.

J’ai traversé naguère la Bretagne ; j’ai voulu voir la tour d’Elven où le jeune homme pauvre a passé. Pour tout voyageur sentimental, un héros de roman est aussi vivant qu’un personnage de l’histoire. Duguesclin a fait sonner sans doute ses éperons à Elven. Ce n’est pourtant pas Duguesclin que j’y ai vu, c’est le héros de M. Feuillet. On les comprend, quand on a vu ces vieux châteaux de province, les romans du charmeur où les jeunes comtesses et les petites marquises passent sous l’ombre des vieux ormes et dans les vieilles salles des châteaux, parfois écroulées à demi. Leurs jeunes rires ou leurs précoces mélancolies ont pour cadres ces pierres ou ces paysages. De vieilles femmes aux cheveux argentés apportent aux romans d’amour leurs bons sourires d’autrefois. Il y a parfois, dans quelqu’un de ces vieux logis, quelque corsaire moribond qui rumine ses batailles de jadis. Mais on s’aime en ces vieux logis. Les bois sont faits pour les idylles. M. Feuillet affectionne ces scènes amoureuses par les forêts, sous la feuillée, au bord des étangs, au haut des vieilles tours bretonnes, par les clairs de lune romantiques, per arnica silentia lunæ. Il aime ces paysages d’automne qui donnent une mélancolie aux amours printanières, ces promenades à cheval par les sentiers emplis de feuilles sèches ou dans les allées criblées de lumière, cavalcades heureuses où l’amour monte en croupe ; ces sourires des choses encadrant les scènes de passion. On dirait parfois Marivaux soupirant dans une forêt de Shakespeare.

Au théâtre comme dans le roman, M. Octave Feuillet a obtenu des succès éclatants et il est le plus complet exemple de l’injustice qu’il y a à refuser à tout conteur les qualités qui font le dramaturge. Et pourquoi un romancier qui, dans son livre, est son propre metteur en scène, son propre décorateur, son et ses propres acteurs, ne serait-il pas l’homme de ces planches poudreuses, moins difficiles à animer qu’une rame de papier ? L’auteur de Montjoie — une œuvre hors de pair — de Dalila, du Jeune homme pauvre, du Cheveu blanc, de l’Acrobate, de Rédemption, du Sphinx et du Roman parisien (tant de pièces centenaires), a sa maîtrise, au théâtre comme dans le livre. Il y réussit par ces mêmes qualités de sentiment et de style, de charme pénétrant et de puissance rare qui, tour à tour, emportent une salle et mettent au coin des yeux des spectateurs une larme douce.

« Ô cœur humain ! ô corps humain ! » s’écrie, dans la plus terrible et la plus courte de ses comédies, Alexandre Dumas fils. M. Octave Feuillet a parfois déshabillé le corps humain, mais c’est le cœur humain, dans ses plus intimes replis, qu’il a étudié et analysé, dont il a compté les battements et noté les douleurs. Là est son œuvre. Il s’est moins occupé de l’extérieur des choses que de l’intérieur des âmes. C’est le romancier et le dramaturge des sentiments.

Les œuvres s’expliquent par l’existence de leurs auteurs. Pour avoir cette délicatesse de touche unie à tant de vigueur nerveuse, ces vibrations de fin cristal, ce tact et ce goût, il faut avoir un foyer chéri, une femme adorée et supérieure, des enfants à qui l’on veut fièrement léguer un nom glorieux. Tout le secret des élucubrations de certaines gens est dans ceci : ce ne sont point des pères de famille, leur littérature est de la littérature de célibataires. Ce qui me plaît ici, tout au contraire, c’est cet amour de la famille, du coin du feu, des souvenirs d’antan, c’est la sainte affection de la compagne, les espérances mises au front des fils… Mais ai-je le droit d’aller plus loin ? Il se faut arrêter au seuil de toute vie privée, surtout lorsqu’elle est si paisible, si recueillie et si simple. Après avoir trop brièvement expliqué l’œuvre, il est cependant permis de saluer, en l’auteur, un des plus purs exemples de conviction et d’honneur mis au service de nos éternelles consolatrices, les lettres.

  1. Il a collaboré également aux Mohicans de Paris.