Nymphée
Société française d’imprimerie et de librairie (p. 116-119).

IV

Le chenal


Décidé à rejoindre Sabine, je m’ingéniai à en trouver les moyens. Un des petits troncs d’arbre de notre plancher, je le façonnai en godille avec mon couteau et, l’exercice de cette espèce d’aviron m’étant familier depuis l’enfance, j’arrivai à parcourir quatorze à quinze mètres à la minute. Certes, il faudrait ainsi bien des heures pour atteindre la rive invisible, mais l’action me coûtait moins que l’inaction ; j’étais heureux de me prodiguer pour mon amie, et je sentais déjà en récompense de l’effort me venir l’espoir.

Tout le reste du jour, ma godille tourna dans l’eau.

Le soleil déclinait lorsque j’aperçus les premiers arbres et les premières collines de la rive. Dans l’indécision sur le choix de mon atterrage, j’éveillai l’enfant. Il me montra, à un kilomètre sur la droite, un point marqué par le moutonnement d’une grande forêt. Bientôt nous trouvâmes l’entrée d’un vaste chenal et, sur l’ordre de l’enfant, j’y engageai le radeau. Les eaux étaient si lentes qu’elles semblaient plutôt sortir d’un lac que descendre d’une montagne. À droite et à gauche, sur les bords, en piliers colosses, des arbres jaillissaient du fleuve, formaient de gigantesques colonnades. Une impression de froid tombait des branches ouvertes comme de vastes mains. Le couchant se tenait au fond du chenal, et l’onde apportait dans ses plis quelques sanglantes clartés. On voyait, sous l’eau, le tronc des arbres à quinze pieds. Il errait de gros poissons aveugles, d’énormes crustacés verdis d’algues et surtout des céphalopodes d’une espèce inconnue, aux yeux immenses. Tout dénonçait la vie de l’ombre, pâle, fiévreuse, la fécondité blême des bêtes et des plantes qui ont renoncé à la lumière. Des algues admirables tapissaient les endroits peu profonds, longues de plusieurs mètres, traînant leurs cheveux fauves dans le sens du courant, des lichens, largement ciselés, s’étendaient en strates bizarres, et partout pâturaient des insectes semblables à des tortues aux énormes boucliers ovales. Une araignée, grosse comme le poing, suspendue aux branches par un fil, plongeait pour saisir des proies molles ; de grosses mouches blanches volaient sur des champignons livides. Ma godille dérangea un mammifère à bec d’ornithorynque, et il voletait des nuées de chauves-souris.

À mesure que nous avancions, l’ombre tombait davantage. Le chenal levait plus haut ses collines, ses arbres penchés, et j’avançais dans une grandiose horreur, dans une passion de ces terribles choses qui n’avaient de comparable que mon désir de revoir Sabine. L’enfant s’était rendormi Les dernières draperies sanglantes se plissèrent sur le flot. Des ténèbres absolues voilèrent la route. Je me mis à l’avant du radeau et je pagayai une bonne partie de la nuit dans l’obscurité.