Nymphée
Société française d’imprimerie et de librairie (p. 91-94).


DEUXIÈME PARTIE




I

Poursuite des Sombres


Ma fureur éveilla les Hommes-des-Eaux et d’abord notre ami. J’allai vers lui comme la tempête vers les chênes et, dans un délirant désespoir, j’implorais son aide, je lui montrais avec des gestes d’insensé la couche vide de Sabine. Un cercle d’hommes et de femmes se formait autour de moi dans la pâleur de l’aube, et les yeux d’escarboucles, les larges prunelles rigides me regardaient avec une évidente compassion.

Les brumes se levaient au soleil ; l’horizon, sauf vers l’orient et l’occident, devenait d’une clarté précise, et je pus voir, loin dans le nord, une tache imperceptiblement mouvante que je signalai à mon frère des eaux. Il fixa la direction dans sa tête, courut vers le lac et plongea… Je le vis dans les voiles cristallins, tout grossi et déformé par une ondulation légère, la tête tournée vers le nord. Je compris que ses vastes prunelles cueillaient sous l’eau les lents et lointains rayons, et mon impatience se compliquait d’une sensation de prodige. Il reparut enfin. Son cri batracien annonça la nouvelle à ses frères et il disparut vers le nord avec une foudroyante rapidité. Une centaine de ses compagnons, armés de harpons hélicoïdaux, se jetèrent dans son sillage.

Le même radeau où, naguère encore, je m’installais avec Sabine dans nos flâneries sur le lac, fut aménagé. J’y pris place, muni de ma carabine et de mon couteau, et, bientôt, je fus entraîné avec une vitesse surprenante, mais pas plus considérable que celle dont l’autre radeau, là-bas, filait, lui aussi, emportant dans l’épouvante ma fiancée.

Toutefois, cette vitesse, le sommeil du vent et de l’eau, apaisèrent un peu mon angoisse. J’examinai la situation avec plus de sang-froid. De tout ce que j’avais vu, tant chez les Hommes-des-Eaux noirs que chez les autres, j’osai conclure avec assez d’assurance que le jeune ravisseur n’userait pas d’abord de sa force. N’avais-je pas assisté à leurs patientes aventures, à leurs longs circuits amoureux, à tout ce que déployait de ruses gracieuses, de douces implorations, l’amant pour obtenir les faveurs de son élue ? Et quelle probabilité que le chef noir en usât autrement avec Sabine ? La singularité même de l’aventure ne devait-elle pas exciter les tendances de la race qui allaient plutôt au charme qu’à la violence ? Puis, les mœurs ne s’enfreignent pas aisément chez les peuplades primitives. En supposant que sa tribu lui eût octroyé Sabine, encore le jeune chef serait-il probablement obligé de se soumettre aux coutumes. Or, nous n’étions pas à la lune nouvelle, unique période du Choix : près de deux semaines nous en séparaient.