Nurmahal (1862)
Poèmes barbaresLibrairie Alphonse Lemerre (p. 136-142).





À l’ombre des rosiers de sa fraîche terrasse,
Sous l’ample mousseline aux filigranes d’or,
Djihan-Guîr, fils d’Akbar, et le chef de sa race,
Est assis sur la tour qui regarde Lahor.

Deux Umrahs sont debout et muets, en arrière.
Chacun d’eux, immobile en ses flottants habits,
L’œil fixe et le front haut, tient d’une main guerrière
Le sabre d’acier mat au pommeau de rubis.

Djihan-Guîr est assis, rêveur et les yeux graves.
Le soleil le revêt d’éclatantes couleurs ;
Et le souffle du soir, chargé d’odeurs suaves,
Soulève jusqu’à lui l’âme errante des fleurs.


Il caresse sa barbe, et contemple en silence
Le sol des Aryas conquis par ses aïeux,
Sa ville impériale, et l’horizon immense,
Et le profil des monts sur la pourpre des cieux.

La terre merveilleuse où germe l’émeraude
Et qui s’épanouit sous un dais de saphir,
Dans sa sérénité resplendissante et chaude,
Pour saluer son maître exhale un long soupir.

Un tourbillon léger de cavaliers Mahrattes
Roule sous les figuiers rougis par les fruits mûrs ;
Des éléphants, vêtus de housses écarlates,
Viennent de boire au fleuve, et rentrent dans les murs.

Aux carrefours où l’œil de Djihan-Guîr s’égare,
Passe, auprès des Çudrâs au haillon indigent,
Le Brahmane traîné par les bœufs de Nagare,
Dont le poil est de neige et la corne d’argent.

En leurs chariots bas viennent les courtisanes,
Les cils teints de çurma, la main sous le menton ;
Et les fakirs, chantant les légendes persanes
Sur la citrouille sèche aux trois fils de laiton.

Là, les riches Babous, assis sous les varangues,
Fument des hûkas pleins d’épices et d’odeurs,
Ou mangent le raisin, la pistache et les mangues
Tandis que les Çaïs veillent les chiens rôdeurs.


Et de noirs cavaliers aux blanches draperies
Escortent, au travers de la foule, à pas lents,
Sous le cône du dais brodé de pierreries,
Le palankin doré des Radjahs indolents.

Bercé des mille bruits que la nuit proche apaise,
De son peuple innombrable et du monde oublieux,
Djihan-Guîr reste morne, et sa gloire lui pèse ;
Une larme furtive erre au bord de ses yeux.

Des djungles du Pendj-Ab aux sables du Karnate,
Il a pris dans son ombre un empire soumis
Et gravé le Coran sur le marbre et l’agate ;
Mais son âme est en proie aux songes ennemis.

Il n’aime plus l’éclair de la lance et du sabre,
Ni, d’une ardente écume inondant l’or du frein,
Sa cavale à l’œil bleu qui hennit et se cabre
Au cliquetis vibrant des cymbales d’airain ;

Il n’aime plus le rire harmonieux des femmes ;
La perle de Lanka charge son front lassé ;
Que le soleil éteigne ou rallume ses flammes,
Le Roi du monde est triste, un désir l’a blessé.

Une vision luit dans son cœur, et le brûle ;
Mais du mal qu’il endure il ne craint que l’oubli :
Tous les biens qu’à ses pieds le destin accumule
Ne valent plus pour lui ce songe inaccompli.


Les constellations éclatent aux nuées ;
Le fleuve, entre ses bords que hérissent les joncs,
Réfléchit dans ses eaux lentement remuées
La pagode aux toits lourds et les minarets longs.

Mais voici que, du sein des massifs pleins d’arôme
Et de l’ombre où déjà le regard plonge en vain,
Une voix de cristal monte de dôme en dôme
Comme un chant des hûris du Chamelier divin.

Jeune, éclatante et pure, elle emplit l’air nocturne,
Elle coule à flots d’or, retombe et s’amollit,
Comme l’eau des bassins qui, jaillissant de l’urne,
Grandit, plane, et s’égrène en perles dans son lit.

Et Djihan-Guîr écoute. Un charme l’enveloppe.
Son cœur tressaille et bat, et son œil sombre a lui :
Le tigre népâlais qui flaire l’antilope
Sent de même un frisson d’aise courir en lui.

Jamais, sous les berceaux que le jasmin parfume,
Aux roucoulements doux et lents des verts ramiers,
Quand le hûka royal en pétillant s’allume
Et suspend sa vapeur aux branches des palmiers ;

Quand l’essaim tournoyant des Lall-Bibis s’enlace
Comme un souple python aux anneaux constellés ;
Quand la plus belle enfin, voluptueuse et lasse,
Vient tomber à ses pieds, pâle et les yeux troublés ;


Jamais, au bercement des chants et des caresses,
Baigné d’ardents parfums, d’amour et de langueur,
Djihan-Guîr n’a senti de plus riches ivresses
Telles qu’un flot de pourpre inonder tout son cœur.

Qui chante ainsi ? La nuit a calmé les feuillages,
La tourterelle dort en son nid de çantal,
Et la Péri rayonne aux franges des nuages…
Cette voix est la tienne, ô blanche Nurmahal !

Les grands tamariniers t’abritent de leurs ombres ;
Et, couchée à demi sur tes soyeux coussins,
Libre dans ces beaux lieux solitaires et sombres,
Tu troubles d’un pied nu l’eau vive des bassins.

D’une main accoudée, heureuse en ta mollesse,
De l’haleine du soir tu fais ton éventail ;
La lune glisse au bord des feuilles et caresse
D’un féerique baiser ta bouche de corail.

Tu chantes Leïlah, la vierge aux belles joues,
Celle dont l’œil de jais blessa le cœur d’un roi ;
Mais tandis qu’en chantant tu rêves et te joues,
Un autre cœur s’enflamme et se penche vers toi.

Ô Persane, pourquoi t’égarer sous les arbres
Et répandre ces sons voluptueux et doux ?
Pourquoi courber ton front sur la fraîcheur des marbres ?
Nurmahal, Nurmahal, où donc est ton époux ?


Ali-Khan est parti, la guerre le réclame ;
Son trésor le plus cher en ces lieux est resté :
Mais le nom du Prophète, incrusté sur sa lame,
Garantit son retour et ta fidélité.

Car jusques au tombeau tu lui seras fidèle,
Femme ! tu l’as juré dans vos adieux derniers ;
Et, pour aiguillonner l’heure qui n’a plus d’aile,
Tu chantes Leïlah sous les tamariniers.

Tais-toi. L’âpre parfum des amoureuses fièvres
Se mêle avec ton souffle à l’air tiède du soir.
C’est un signal de mort qui tombe de tes lèvres…
Djihan-Guîr pour l’entendre est venu là s’asseoir.

Au fond du harem frais, au mol éclat des lampes,
Laisse plutôt la gaze en ses plis caressants
Enclore tes cheveux dénoués sur tes tempes,
Ouvre plutôt ton cœur aux songes innocents.

Un implacable amour plane d’en haut et gronde
Autour de toi, dans l’air fatal où tu te plais.
Ne sois pas Nurdjéham, la lumière du monde !
Sois toujours nurmahal, l’étoile du palais !

Mais va ! ta destinée au ciel même est écrite.
Les jours se sont enfuis. Sous les arbres épais
Tu ne chanteras plus ta chanson favorite ;
Djihan-Guîr sur sa tour ne reviendra jamais.


Maintenant les saphirs et les diamants roses
S’ouvrent en fleurs de flamme autour de ta beauté
Et constellent la soie et l’or où tu reposes
Sous le dôme royal de ton palais d’été.

Deux rançons de radjah pendent à tes oreilles ;
Golkund et Viçapur ruissellent de ton col ;
Tu sièges, ô Persane, au milieu des merveilles,
Auprès du fils d’Akbar, sur le trône mongol.

Et la maison d’Ali désormais est déserte.
Les jets d’eau se sont tus dans les marbres taris.
Plus de gais serviteurs sous la varangue ouverte,
Plus de paons familiers sous les berceaux flétris !

Tout est vide et muet. La ronce et l’herbe épaisses
Hérissent les jardins où le reptile dort.
Mais Nurmahal n’a point parjuré ses promesses ;
Nurmahal peut régner, puisque Ali-Khan est mort !

À travers le ciel pur des nuits silencieuses,
Sur les ailes du rêve il revenait vainqueur,
Et ton nom s’échappait de ses lèvres joyeuses,
Quand le fer de la haine est entré dans son cœur.

Gloire à qui, comme toi, plus forte que l’épreuve,
Et jusqu’au bout fidèle à son époux vivant,
Par un coup de poignard à la fois reine et veuve,
Dédaigne de trahir et tue auparavant !