Numa Roumestan/XV
XV
LE SKATING
Où était-ce ?… Où allait-elle ?… Le fiacre avait roulé longtemps, longtemps, Audiberte assise à son côté, lui tendant les mains, la rassurant, parlant avec une chaleur de fièvre… Elle ne regardait rien, n’entendait rien ; et le grincement de cette petite voix criarde dans le train des roues n’avait pas de sens pour elle, pas plus que ces rues, ces boulevards, ces façades ne lui apparaissaient dans leur aspect connu, mais décolorés par sa vive émotion intérieure, comme si elle les voyait d’une voiture de deuil ou de noces…
Enfin une secousse, et l’on s’arrêtait devant un large trottoir inondé d’une lumière blanche, découpant en noires ombres fourmillantes la foule attroupée. Un guichet pour les billets à l’entrée d’un large corridor, une porte battante en velours rouge, et tout de suite la salle, une salle immense, qui lui rappelait, avec sa nef et ses pourtours, le stuc de ses hautes murailles, une église anglicane où elle était allée une fois pour un mariage. Seulement ici les murs étaient couverts d’affiches, d’annonces bariolées, les chapeaux lièges, les chemises sur mesure à 4 fr. 50, les réclames des magasins de confection, alternant avec les portraits du tambourinaire dont on entendait crier la biographie de cette voix de soupape des marchands de programmes, au milieu d’un tapage assourdissant où le murmure de la foule circulaire, le ronflement des toupies sur le drap des billards anglais, les appels de consommations, des bouffées d’harmonie coupées de fusillades patriotiques venues du fond de la salle, étaient dominés par un perpétuel bruit de patins à roulettes allant et venant sur un large espace asphalté, entouré de balustrades, dans une houle de gibus et de chapeaux Directoire.
Anxieuse, éperdue, tour à tour pâlissant ou rougissant sous son voile, Hortense marchait derrière la Provençale, la suivait difficilement à travers un dédale de petites tables rondes installées en bordure avec des femmes assises deux par deux et qui buvaient, les coudes sur la table, une cigarette aux lèvres, les genoux remontés, d’un air d’ennui. De distance en distance, contre le mur, un comptoir chargé, et derrière, une fille debout, les yeux cerclés de kohl, la bouche sanglante, des éclairs d’acier dans une tignasse noire ou rousse, éméchée sur le front. Et ce blanc, ce noir de chair peinte, ce sourire vermillonné, se retrouvaient sur toutes, comme une livrée qu’elles portaient d’apparitions nocturnes et blafardes.
Sinistre aussi la promenade lente de ces hommes qui se pressaient, insolents et brutaux, entre les tables, envoyant à droite et à gauche la fumée de leurs gros cigares, l’insulte de leur marchandage, s’approchant pour voir l’étalage de plus près. Et ce qui donnait le mieux l’impression d’un marché, c’était ce public cosmopolite et baragouinant, public d’hôtel, débarqué de la veille, venu là dans un négligé de voyage, les bonnets écossais, les jaquettes rayées, les twines encore imprégnés des brumes de la Manche, et les fourrures moscovites pressées de se dégeler, et les longues barbes noires, les airs rogues des bords de la Sprée masquant des rictus de faunes et des fringales de Tartares, et des fez ottomans sur des redingotes sans collet, des nègres en tenue, luisants comme la soie de leurs chapeaux, des petits Japonais à l’Européenne, ratatinés et corrects, en gravures de tailleurs tombées dans le feu.
— Bou Diou ! qu’il est laid… disait tout à coup Audiberte devant un Chinois très grave, sa longue natte dans le dos de sa robe bleue ; ou bien elle s’arrêtait, et, poussant le coude de sa compagne :
« Vé, vé ! la mariée… » elle lui montrait, allongée sur deux chaises, dont l’une soutenait ses bottines blanches de satin à talons d’argent, une femme toute en blanc, le corsage ouvert, la traîne déroulée, et les fleurs d’oranger piquant dans ses cheveux la dentelle d’une courte mantille. Puis, subitement scandalisée à des mots qui l’édifiaient sur cet oranger de hasard, la Provençale ajoutait mystérieusement « Une poison, vous savez bien ! » Vite, pour arracher Hortense au mauvais exemple, elle l’entraînait dans l’enceinte du milieu, où tout au fond, tenant la place du chœur dans une église, le théâtre se dressait sous d’intermittentes flammes électriques tombant de deux hublots globuleux, là-haut, dans les frises, les deux yeux à jaillissures lumineuses d’un Père Éternel sur les images de sainteté.
Ici l’on se reposait du scandale tumultueux des promenoirs. Dans les stalles, des familles de petits bourgeois, de fournisseurs du quartier. Peu de femmes. On aurait pu se croire dans une salle de spectacle quelconque, sans l’horrible vacarme ambiant que surmontait toujours avec un roulement régulier d’obsession le patinage sur l’asphalte, couvrant même les cuivres, même les tambours de l’orchestre, rendant seulement possible la mimique des tableaux vivants.
Le rideau se baissait à ce moment sur une scène patriotique, le lion de Belfort, énorme, en carton-pâte, entouré de soldats dans des poses triomphantes sur des remparts croulés, les képis au bout des fusils, suivant la mesure d’une inentamable Marseillaise. Ce train, ce délire excitaient la Provençale ; les yeux lui sortaient de la tête, et tout en installant Hortense :
« Nous sommes bien, qué ? Mais rélévez donc votre voile… tremblez donc pas… vous tremblez… Il y a pas de risque avé moi. »
La jeune fille ne répondait rien, poursuivie de cette lente promenade outrageante, où elle s’était confondue, au milieu de tous ces masques blafards. Et voilà qu’en face d’elle, elle les retrouvait, ces horribles masques à lèvres saignantes, dans la grimace de deux clowns se disloquant en maillot, une cloche dans chaque main, carillonnant un air de Martha parmi leurs gambades ; vraie musique de gnome, informe et bègue, bien à sa place dans le babélisme harmonique du skating. Puis la toile tombait de nouveau, et la paysanne dix fois levée et, rassise, s’agitant, ajustant sa coiffe, s’exclamait tout à coup en suivant le programme … « Le mont de Cordoue… les cigales… Farandole… ça commence… vé, vé !… »
Le rideau remontant encore une fois, laissait voir sur la toile de fond une colline lilas, où des maçonneries blanches de construction bizarre, moitié château, moitié mosquée, montaient en minarets, en terrasses, se découpaient en ogives, créneaux et moucharabiehs, avec des aloès, des palmiers de zinc au pied des tours immobiles sous l’indigo d’un ciel très cru. Dans la banlieue parisienne, parmi les villas du commerce enrichi, on voit de ces architectures bouffonnes. Malgré tout, malgré les tons criards des pentes fleuries de thym et des plantes exotiques égarées là pour le mont de Cordoue, Hortense éprouvait une émotion gênée devant ce paysage d’où se levaient ses plus riants souvenirs ; et cette casbah d’Osmanli sur ce mont de porphyre rose, ce château reconstruit lui semblait la réalisation de son rêve, mais grotesque et chargée, comme quand le rêve est près de tomber dans l’oppression du cauchemar. Au signal de l’orchestre et d’un jet électrique, de longues libellules, figurées par des filles déshabillées dans la soie collante de leur maillot vert-émeraude, s’élancèrent agitant de longues ailes membranées et des crécelles grinçantes.
— Ça, des cigales !… pas plus !… dit la Provençale indignée.
Mais déjà elles s’étaient rangées en demi-cercle, en croissant d’aigue-marine, secouant toujours leurs crécelles très distinctes maintenant, car le tapage du skating s’apaisait, et le bourdonnement circulaire s’était une minute arrêté dans un fouillis de têtes serrées, penchées, regardant sous des coiffures de toute sorte. La tristesse qui navrait Hortense s’accrut encore, quand elle écouta venir, lointain d’abord, s’enflant à mesure, le sourd ronflement du tambourin.
Elle aurait voulu fuir, ne pas voir ce qui allait entrer. Le flûtet égrenait à son tour ses notes menues ; et, secouant sous la cadence de ses pas la poussière du tapis couleur de terrain, la farandole se déroulait avec des fantaisies de costume, jupons voyants et courts, bas rouges à coins d’or, vestes pailletées, coiffures sequins, de madras, aux formes italiennes, bretonnes ou cauchoises, d’un beau mépris parisien pour la vérité locale. Derrière, venait à pas comptés, repoussant du genou un tambourin couvert de papier d’or, le grand troubadour des affiches, en collant mi-parti, une jambe jaune chaussée de bleue, une jambe bleue chaussée de jaune, et la veste de satin à bouffettes, la toque en velours crénelé ombrageant une face restée brune en dépit du fard et dont on ne voyait bien qu’une moustache raidie de pommade hongroise.
— Oh ! fit Audiberte, extasiée.
La farandole rangée des deux côtés de la scène devant les cigales aux grandes ailes, le troubadour, seul au milieu, salua, assuré et vainqueur, sous le regard du Père Éternel qui poudrait sa veste d’un givre lumineux. L’aubade commença, rustique et grêle, dépassant à peine la rampe, y brûlant un court essor, se débattant un moment aux oriflammes du plafond, aux piliers de l’immense vaisseau, pour retomber enfin dans un silence d’ennui. Le public regardait sans comprendre. Valmajour recommença un autre morceau, accueilli dès les premières mesures par des rires, des murmures, des apostrophes. Audiberte prit la main d’Hortense :
— C’est la cabale…, attention !
La cabale ici se résuma par quelques « Chut !… plus haut !… » des plaisanteries comme celle-ci, que criait une voix enrouée de fille à la mimique compliquée de Valmajour :
— As-tu fini, lapin savant ?
Puis le skating reprit son train de roulettes, de billards anglais, son piétinant trafic couvrant flûtet et tambourin que le musicien s’entêtait à manœuvrer jusqu’à la fin de l’aubade. Après quoi, il salua, s’avança vers la rampe, toujours suivi par la lueur occulte qui ne le quittait pas. On vit ses lèvres remuer, esquisser quelques mots :
« Ce m’est vénu… un trou… trois trous… L’oiso du bon Dieu… »
Son geste désespéré, compris par l’orchestre, fut le signal d’un ballet où les cigales s’enlacèrent aux houris cauchoises pour des poses plastiques, des danses ondulantes et lascives, sous des feux de Bengale arc-en-ciel allant jusqu’aux souliers pointus du troubadour qui continuait sa mimique de tambourin devant le château de ses aïeux dans une gloire d’apothéose…
Et c’était cela le roman d’Hortense ! Voilà ce que Paris en avait fait.
…Le timbre clair du vieux cartel, accroché dans sa chambre, ayant sonné une heure, elle se leva de la causeuse où elle était tombée anéantie en rentrant, regarda tout autour son doux nid de vierge, aux rassurantes tiédeurs d’un feu mourant, d’une veilleuse assoupie.
« Qu’est-ce que je fais donc là ? Pourquoi ne suis-je pas couchée ? »
Elle ne se souvenait plus, gardant seulement une courbature meurtrie de tout son être, et, dans sa tête, une rumeur qui lui battait le front. Elle fit deux pas, s’aperçut qu’elle avait encore son chapeau, son manteau, et tout lui revint. Le départ de là-bas après le rideau tombé, leur retour par le hideux marché plus allumé vers la fin, des bookmakers ivres se battant devant un comptoir, des voix cyniques chuchotant un chiffre sur son passage, puis la scène d’Audiberte à la sortie, voulant qu’elle vînt féliciter son frère, sa colère dans le fiacre, les injures que cette créature lui jetait pour s’humilier ensuite, lui baiser les mains en excuse ; tout cela confondu et dansant dans sa mémoire avec des cabrioles de clowns, des discordances de cloches, de cymbales, de crécelles, des montées de flammes multicolores autour du troubadour ridicule à qui elle avait donné son cœur. Une horreur physique la soulevait à cette idée.
« Non, non, jamais… j’aimerais mieux mourir ! »
Tout à coup elle aperçut dans la glace en face d’elle un spectre aux joues creuses, aux épaules étroites ramenées en avant d’un geste frileux. Cela lui ressemblait un peu, mais bien plus à cette princesse d’Anhalt dont sa curiosité apitoyée détaillait, à Arvillard, les tristes symptômes et qui venait de mourir à l’entrée de l’hiver.
« Tiens !… tiens !… »
Elle se pencha, s’approcha encore, se rappela l’inexplicable bonté qu’ils avaient tous là-bas pour elle, l’épouvante de sa mère, l’attendrissement du vieux Bouchereau à son départ, et comprit… Enfin elle le tenait, son dénoûment… Il venait tout seul… Il y avait assez longtemps qu’elle le cherchait.