Nuit d’hiver (Sand)

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Calman Lévy (p. 21-34).


NUIT D’HIVER


Il faudrait pourtant bien nous amuser un brin, me dit mon frère. A-t-on jamais passé un plus triste carnaval ? Le baron a parlé politique toute la soirée, et le voilà qui va se coucher à dix heures du soir, me laissant là, moi qui ne suis pas gris, avec toi qui n’es pas gaie.

— Je suis gaie quand on me rend gaie. Tu es chargé d’avoir l’initiative. Voyons, que veux-tu faire de gai, à dix heures, quand toute la maison dort ?

— Il n’y a rien de gai à faire ici. Allons nous promener.

— À cheval ? Il fait diablement froid. Quant à la voiture, il faudrait que Vincent se levât ; je doute qu’il goûte la proposition.

— Prenons tout simplement la clef des champs.

— Soit. Où allons-nous ?

— Nous irons relancer Duteil, qui trouvera quelque chose de drôle.

— Alors, nous allons à la ville ?

— Nous y allons.

— Il faudrait être déguisés !

— Déguisons-nous. Je vais mettre le costume de paysanne que tu m’avais préparé dimanche dernier. Toi, prends le costume de garçon, tu seras mon petit frère.

Un quart d’heure plus tard, nous nous retrouvions au salon, lui habillé en femme, moi en gamin, gros pantalon de drap, gros souliers ferrés, blouse de roulier sur un gros gilet de laine tricotée, les cheveux cachés par un bonnet de coton bleu à haute mèche rouge, le masque attaché à la boutonnière.

— Si nous faisons du bruit, dis-je à mon frère, nous n’irons pas loin. Le baron ne voudra pas que tu m’emmènes.

— Il n’en saura rien ; et d’abord, nous allons sortir par la fenêtre. Je t’aiderai à sauter.

— Ce ne sera pas la première fois.

Nous voilà sur la route. Un froid de loup. La gelée craque sous nos pieds. Mais la nuit est claire et les étoiles sont gaies.

Nous prenons à travers champs, c’est le plus court. Nous gagnons le chemin de Montgivray. Le pont n’est pas raccommodé, mais la rivière est prise. Nous la passons sur la glace en deux endroits. Après une petite heure de marche, nous arrivons à la ville par le chemin qui longe le cimetière, et nous montons la rue des Capucins. Tout dort. L’horloge sonne la demie après onze heures. La ville est muette. Pas une lumière aux fenêtres, pas un chien dans les rues, pas un réverbère allumé. C’est comme tous les jours.

Mais, en approchant de l’hôtel Saint-Germain, nous entendons les violons et les cris des danseurs de bourrée. C’est le bal des ouvriers. Nous mettons nos masques, nous payons six sous chacun et nous entrons.

Personne n’est déguisé. Notre entrée fait sensation. On nous traite de chienlits. Nous prenons place à la danse, moi faisant l’homme et conduisant ma colossale danseuse dont on commence à s’émerveiller.

— La belle femme ! dit l’un.

— Ça ? c’est un homme.

— Mais non. Ça danse très-décemment.

— Et puis ça a le cou blanc comme du lait. C’est une femme, et pas paysanne du tout.

Le docteur Verneuil, qui est le coq de village des belles ouvrières, se trouve fort intrigué. Il ne reconnaît pas celle-là. Il me bouscule pour arriver jusqu’à elle. Je lui campe un soufflet. Il veut me battre, mon frère me protège. J’invite Ursule, qui me reconnaît avant que je lui aie dit un mot, et qui me garde le secret. On trouve que nous dansons la bourrée en vrais enfants du Berry. Donc, nous ne sommes pas des étrangers.

L’incognito m’encourage. Je me livre à des fioritures chorégraphiques dans le bon style du pays. Le succès augmente, mon frère fait des grâces inouïes. Nous improvisons une montagnarde très-applaudie. L’assistance s’écrie, enthousiaste :

— C’est des Auvergnats !

Mon masque tombe. Je continue sans m’en apercevoir, mais personne ne me reconnaît. Ils sont tous si loin de penser à moi ! Pourrait-on jamais supposer ? Et moi-même, personnage grave en dedans, et en possession d’un sang-froid souvent mis à l’épreuve, je ne pense pas que ce soit moi. Non, ce n’est pas moi, c’est l’autre. C’est le petit qui s’amuse, comme dit mon frère.

Les ouvriers sont très-bons camarades avec nous. Au fait, beaucoup d’entre eux sont des camarades d’enfance. Fils d’artisans souvent employés chez notre grand’mère lorsqu’elle fit bâtir une grande partie de la maison inachevée, ils ont travaillé chez nous avec leurs parents maçons, peintres et charpentiers, et se sont volontiers dérangés de leur tâche pour courir avec nous dans le jardin, grimper aux arbres et piétiner les plates-bandes. Ils ont fraternellement partagé les coups de balai et les arrosades que nous administrait le jardinier. Ils pourraient fort bien nous reconnaître et se déclarer enchantés de notre visite. Mais ces bals d’artisans, comme on dit ici, sont hantés par des hétérogènes, les jeunes bourgeois du cru épris des grâces de nos grisettes. Dame, elles sont jolies et d’humeur légère ! elles aiment mieux les messieurs qui ont des bottes et des cols de chemise que les pauvres tabayons (porteurs de tabliers de cuir). Ceux-ci épousent, pourtant ; ils ont donc grand tort de permettre l’entrée de leur bal à ces jolis cœurs.

Mais nous ne sommes pas venus là pour faire de la morale. J’ai remis mon masque, mon frère n’a pas ôté le sien ; nous nous esquivons, car nous voulons que Duteil nous aide à faire quelque chose d’excentrique et nous allons le trouver.

Tout est fermé, tout dort chez lui. Nous chantons une romance sous sa fenêtre. Il reconnaît nos voix, se lève en prenant soin de ne pas éveiller sa femme, descend et, sans témoigner aucune surprise :

— Or donc, dit-il, qu’est-ce que nous pourrions faire de gai ?

— C’est ce que nous venons te demander.

— Faisons quelque chose de bête.

— Ça ne changera rien à nos habitudes.

— Si fait, il y aura préméditation.

— Eh bien, insultons les passants.

— S’il en passe !

— Réveillons les gens paisibles. Sonnons aux portes.

— C’est bien connu, mais c’est toujours bon.

— Non, non ! attendez, voilà M. Cuinat qui rentre chez lui. Arrêtez-le et mystifiez-le un peu. Moi, je me tiens à l’écart, ou mieux, je vais chercher un déguisement, car on ne peut rien faire sans cela.

Il court, je ne sais où, et nous allons à la rencontre de notre vieux ami M. le maire. Mon frère se jette dans ses bras en lui demandant aide et protection et lui fait une histoire d’enlèvement à laquelle le bonhomme ne comprend rien. Nous le suivons jusqu’à sa porte, qu’il nous ferme au nez en nous menaçant des gendarmes, disant qu’il ne sait pas si nous sommes des voleurs ou des farceurs. Duteil revient avec une vieille robe de chambre et un bonnet de nuit à rosette. Il a l’air du Malade imaginaire. Nous parcourons les faubourgs en aboyant. Duteil a un talent extraordinaire. Il connaît la note qui irrite le chien le plus paisible et le plus endormi. De proche en proche, la clameur gagne, et bientôt tous les échos de la ville ne forment plus qu’un hurlement entrecoupé de grincements furieux. La police s’en émeut et intervient en la personne du valet de ville.

— Pourquoi ce tapage nocturne, messieurs ?

— Croyez-vous, lui répond gravement Duteil, que je veuille avoir le dernier avec des chiens ?

Cette bonne raison persuade l’agent, qui nous laisse continuer. Nous crions sous les fenêtres de la bourgeoisie, appelant chaque citoyen par son nom. Plusieurs s’éveillent, ouvrent leur fenêtre et demandent ce que nous leur voulons.

— C’était simplement pour savoir si vous n’étiez pas morts, leur répond mon frère.

Il en est qui se fâchent et nous menacent on sait de quoi. Nous n’attendons pas que l’effet s’ensuive ; nous décampons pour passer à un autre divertissement, qui est de contrarier les couples amoureux qui rasent les murs, et de les suivre pas à pas en parlant entre nous avec animation, comme si nous ne faisions nulle attention à eux, nous arrêtant quand ils s’arrêtent et reprenant le pas quand ils poursuivent, mais sans cesser de causer à haute voix de nos prétendues affaires.

Un paysan qui a fêté Bacchus, passe, dormant sur sa bête qui dort aussi. Nous la faisons doucement tourner de tête en queue, et elle emmène le bonhomme Dieu sait où.

Tout cela nous a ramenés au centre de la ville ; le bal est fini. Mon frère a soif et veut entrer à l’hôtel Saint-Germain. Je m’y oppose. Je le connais : s’il boit, il se grisera, et je serai forcée de revenir seule. Duteil m’approuve. Nous lui permettons d’entrer à l’auberge, nous l’attendrons à la porte.

Je suis un peu lasse, et j’ai encore six kilomètres à faire avant de retrouver mon lit. Je m’assieds sur une borne. Duteil me fait vis-à-vis de l’autre côté de la rue, étroite, comme on sait.

— Eh bien, me dit-il, vous êtes-vous amusée ?

— Beaucoup ; et toi ?

— Moi, je m’amuse d’autant plus que je recommence ce qui m’a amusé cent fois.

— C’est assez profond, ce que tu dis là. C’est toute une philosophie.

— Au fait…, oui, philosophons. Et, d’abord, qu’est-ce que la vie ?

— Un rêve, disait le maréchal de Saxe, et il ajoutait : « Le mien a été beau ».

— Belle parole pour un homme qui voit venir la mort. Mais vous, vous et moi, si vous voulez, que dirions-nous de notre rêve, si le moment était venu de le résumer ?

— Nous dirions qu’il a été gai.

— Le mien, oui. Quand je ris, je suis gai jusque dans mes moelles. Mais vous, sainte tranquille ?

— Qu’est-ce que tu dirais, si je te prouvais que je suis plus gaie que toi ?

— Voyons !

— Tranquille ou contenu, le personnage que je suis n’est pas démonstratif, il ne fait pas de bruit, il ne rit pas fort. Mais il s’amuse de tout et toujours. Par exemple, me voilà sous l’apparence d’un gars berrichon, assise sur cette borne et causant avec toi sur les trois heures du matin par une jolie nuit d’hiver, quand je pourrais être chaudement roulée dans mes couvertures et dormant comme un loir. La chose n’est pas plus plaisante que cela. Elle m’amuse pourtant, non pas parce qu’elle paraîtra drôle, personne ne doit en savoir un mot ; elle m’amuse parce qu’elle est le contraire de l’inaction, du sommeil et de l’oubli, trois choses qui n’existent pas, puisqu’on ne les sent pas.

— Bien raisonné, dit Duteil en se drapant dans ses loques. Donc, vivre est tout et la vie est un bien ! — Ô ami ! qu’en penses-tu !

Il s’adressait à un passant attardé et quelque peu gris qui traversait notre dissertation d’un pas inégal, la tête dans les épaules et le nez dans son manteau.

Le passant s’arrête, réfléchit un instant, et répond sans se troubler :

— La vie est un bien, tant qu’il y a du vin.

— Tiens, c’est *** ! Va te coucher, ivrogne ! tu as la figure salée et tu me donnerais envie de boire si je te regardais plus longtemps. Sache qu’en ce moment ma lyre est montée sur le mode ionien et que je méprise tes joies grossières.

— Avec qui parlais-tu donc ? dit le quidam en cherchant des yeux autour de lui.

— Avec les étoiles du ciel, animal ! Bonsoir.

Il passe et Duteil reprend :

— Oui, la vie est un bien et chacun le sent ; mais le sage se rend compte de ses joies, et peut-être le plus sage est-il celui qui, comme vous, ma chère amie, savoure sans bruit cette liqueur dont les autres s’enivrent. On prétend que la vie est pleine de maux, de périls, de fatigues et de troubles. Parbleu ! nous en avons notre part souvent lourde ou irritante ; mais à qui la faute ? Ce n’est pas celle de la vie ; c’est la nôtre, à nous qui oublions de vivre pour aspirer à des plaisirs ou à des travaux qui la détériorent ou la détruisent. À quoi songent tous ces bourgeois qui vont se lever de grand matin pour aller surveiller le rendement de leurs terres et le prix courant de leurs blés ? Des terres ! avoir des terres ! voilà leur rêve à tous, et voilà pourquoi ils se privent de tout. Et la terre est là pourtant, qui leur dit : « Je suis précieuse et bonne, parce que la vie est en moi. Mettez une poignée de moi dans un pot et semez-y quelques petites graines de réséda ou de violettes, je vous ferai pousser de quoi vous enivrer des plus doux parfums. » Quant à nous, chère amie, vivons pour vivre et réjouissons-nous dans tout ce qui vit, comme nous nous amusons de tout ce qui n’est pas la mort. — Voyons ! n’es-tu pas mort ? ajoute-t-il en voyant revenir mon frère.

— Partons, dit celui-ci. Ne viens-tu pas nous reconduire un peu ?

— Si fait bien. Je vous reconduis jusqu’à Montgivray. J’ai besoin de prendre l’air.

L’idée est étrange, car nous l’avons pris toute la nuit. Mais, chemin faisant, il nous démontre que l’air qu’on prend sans y faire attention et en pensant à autre chose ne vivifie pas comme celui qu’on prend pour le prendre. La nuit est plus douce à mesure que la lune monte dans un grand lac de petites nuées blanchâtres. Nous suivons les méandres de la rivière glacée, que borde une frange diamantée. Le courlis sanglote dans les roseaux desséchés. On dirait d’un petit enfant abandonné dans les herbes du rivage. La solitude est absolue. Les arbres jettent leurs ombres grêles sur le sentier de telle façon qu’on lève instinctivement le pied pour monter ou descendre des escaliers imaginaires. On se dit adieu au carrefour de la Croix-Blanche, mauvais endroit hanté par les meneux de loups. Mais Duteil nous raconte des légendes et nous le reconduisons jusqu’au cimetière, d’où, à son tour, il revient avec nous jusqu’au grand arbre. Enfin on se sépare, en promettant le secret sur mon équipée. Duteil s’éloigne en chantant à pleine voix :


        Ego sum pauper !

Et nous lui répondons en canon, jusqu’à la sortie des Chottes. Alors, nous cessons nos chants et nos rires, nous allégeons nos pas et nous rentrons sans bruit par la fenêtre, comme nous sommes sortis. Il n’y a pas de temps à perdre pour dormir une heure avant le réveil des bouviers et des moineaux.