Les Symboles, première sérieCharpentier (p. 183-186).


Nuit d’Été


 
Vierge aux profonds regards, Théano, chère aimée,
Voici le tendre éveil de ton âme charmée ;
Viens, l’aube de l’amour se lève dans tes yeux.
La mer a des baisers presque silencieux ;
Regarde-la mourir longtemps sur le rivage…
Ne me redoute plus ; viens. Ce chemin sauvage
Où la mélisse exhale une exquise senteur
Vers la fraîche forêt nous mène avec lenteur.
La lune, cette nuit, ne brille pas entière ;
Mais sur le pâle azur, comme un fil de lumière,
Je vois distinctement son merveilleux anneau.
Sa clarté t’enveloppe, ô chère Théano.
Son gracieux mystère à ta beauté se mêle ;
Te voici lumineuse et divine comme elle.
Ah ! tes regards songeurs, tout le ciel est en eux…
Les pins laissent tomber leurs cônes résineux ;

L’air embaume ; la terre est blanche de narcisses…
Aimons-nous, Théano. J’ai peur que tu ne glisses ;
Ne tremble point : mes bras t’enlacent doucement.
Aphrodite a pour nous un sourire clément.
Les parfums de la nuit me pénètrent de joie ;
Et, tandis que la mer paisible nous envoie
Sa lointaine musique et son grand souffle amer,
Les pins harmonieux chantent comme la mer.

Que de cette heure unique et sainte il te souvienne !
Entends-moi, Théano : devant les dieux, sois mienne.
Un cœur inviolable aime ton chaste cœur.
Accablé d’une étrange et divine langueur,
J’ai souvent écouté, dans la molle Lydie,
Les flûtes modulant leur lente mélodie ;
Puis les dieux ont peuplé de songes mon sommeil ;
Homère m’a nourri de chants pleins de soleil ;
Même j’ai médité la parole dés sages :
Mais il n’est rien de beau comme les beaux visages.
Le tien, seul entre tous, est le visage aimé ;
Et, bien qu’en cette chair ténébreuse enfermé,
Je me souviens par toi des beautés éternelles ;
Car dans tes sombres yeux, dans l’or de tes prunelles,
O virginale amie au sourire voilé,
Brille le monde heureux d’où je fus exilé…

Le vaste Ciel me trouble ; et le clair Empyrée,
Que j’entrevois avec une terreur sacrée,
Fait frissonner mon âme et fléchir mes genoux.
La Vérité palpite, emprisonnée en nous ;
Quelque chose de saint, d’ineffable, d’auguste,
Est présent dans le monde et dans le cœur du juste.
Le divin se révèle en un splendide éclair !
Oui, quand nous respirons l’universel éther,
Chaque jour la Raison suprême nous pénètre ;
Mais, souillés par le crime, il nous a fallu naître
Et revêtir des corps où l’esprit est captif.
En cette calme nuit, vainement attentif,
Je ne distingue pas l’hymne lointain des sphères.
Sans doute, flagellé de paroles sévères,
J’ai dû quitter jadis les cieux étincelants ;
Et j’ai peut-être erré pendant plus de mille ans,
Loin des dieux éternels et de leur noble joie,
Dans les gouffres du vide où l’aquilon tournoie…

Puissions-nous regagner le lumineux séjour !
Que l’amour nous ramène au primitif Amour,
À l’Être inaltérable, à la Source féconde
D’où jaillissent des flots de clarté sur le monde,
À l’antique Harmonie, à l’heureuse Unité,
Sphère immuable autour de ce globe agité.

Souviens-toi d’Eleusis. Dans les mornes ténèbres
Quels frissons, quels soupirs, quelles clameurs funèbres !
Et soudain des torrents de jour ; les cieux ouverts ;
Et, couronnés de fleurs, d’or et de mortes verts,
Les dieux bons souriant aux âmes délivrées…
Rappelle-toi le chœur des voix désespérées,
Tandis que la déesse appelle en sanglotant :
« Ma fille ! » et le bonheur infini qui l’attend.
Songe à l’épi de blé qu’on moissonne en silence.
Que ton cœur vers la joie immortelle s’élance !
Bien ne périt ; et toi, tu fleuriras sans fin
Dans la pure Lumière et dans l’Amour divin.

Les heures vont s’enfuir d’un vol doux et rapide.
Tout sommeille : à nos pieds brille la mer limpide.
La lune s’est cachée ; et tandis que, rêvant,
Je jette dans la nuit mes paroles au vent,
Tu lèves tes regards vers les claires étoiles.
Je te vois qui frémis sous tes pudiques voiles…
Ah ! pour te contempler par des millions d’yeux,
Que ne suis-je le Ciel vivant et radieux !