Paul Dupont (p. 33-43).

II

NOX



Me voici ! qui m’appelle ?… Un enfant de la terre,
D’une triste planète un funèbre habitant,
Lassé de l’existence, et, devant son mystère,
Maudissant le fardeau qui l’accable un instant !

Ô pauvre voyageur qui, par un soir d’orage,
De récif en récif, jeté sur cet écueil,
De ta barque échouée, au sortir du naufrage,
Rassembles les débris pour t’en faire un cercueil ;

Est-ce à moi que tu viens, moi, la chaste Vestale
Qui garde les autels et les sacrés flambeaux,
Demander ce néant, cette éclipse totale
Que tu voudrais trouver au milieu des tombeaux !


Puisque le Désespoir de sa torche livide
Ne te montre aucun port, nocher battu du vent,
Est-ce que tu me crois la prêtresse du vide,
D’un abîme où plus rien ne serait de vivant ;

Où le silence affreux couvrirait de son ombre
L’étendue immobile et le temps aboli ;
Où le rayon, la force, et la forme, et le nombre
Seraient les naufragés de l’éternel oubli ? —

De mon temple muet, vois, j’écarte les voiles ;
D’un geste de ma main je t’ouvre l’infini ;
Regarde : as-tu des yeux ?… ces millions d’étoiles,
Ce chaste firmament d’aucune ombre terni,

Cet insondable azur où, sans fond ni rivage,
Océan de soleils, l’espace illimité
S’engouffre, où la pensée, avec un cri sauvage,
Recule de terreur devant l’éternité ;

Ces coupoles sans fin portent sur leurs pilastres
Des Babels d’univers l’un sur l’autre entassés ;
Ces zéniths, ces nadirs, effroi des Zoroastres
Qui tombent à genoux, criant : « Assez ! assez ! »


Ces infinis peuplés d’ineffables histoires,
Que même un séraphin aurait peur d’explorer :
Radieux paradis, noirs enfers, purgatoires, —
Est-ce là ce néant que tu viens implorer ?

Le néant ! mot stupide, horreur de la pensée,
Rugissement d’un fou qui ne sait ce qu’il dit ;
Vain blasphème qui sort de la bouche insensée
D’un aveugle niant le jour en plein midi !

En présence des cieux, réponds, peux-tu le dire,
Peux-tu le concevoir : que le fer, le poison,
L’éclair d’un pistolet suffirait pour détruire
Ton moi, ta volonté, ton âme, ta raison ?

T’imagines-tu donc que la personne humaine
Ne soit rien qu’un produit de la chair et du sang,
Un flambeau passager, un fuyant phénomène,
Pareil au flot des mers qui monte et qui descend

Crois-tu pouvoir l’éteindre ainsi que la bougie
Qu’à la pâle clarté du jour qui le confond,
Le libertin blasé souffle après son orgie,
Quand il jette son masque et son verre au plafond !


Te prends-tu pour l’enfant d’une aveugle nourrice,
Sans loi, sans liberté, sans but, sans avenir ?
Te crois-tu le jouet d’un tout-puissant caprice,
D’un Dieu qui se ferait un plaisir de punir ?

Il en est temps : reviens de ton erreur première
Où tu vas tâtonnant, ivre d’obscurité ;
Au fond de ton esprit laisse entrer la lumière
Et courbe tes genoux devant la Vérité.

Quelque mal, ici-bas, qui t’assiège et t’étreigne
Et te fasse crier dans ses cercles de fer,
Tu subis la Justice éternelle qui règne
De la cime des cieux jusqu’au fond de l’enfer.

Comme à la pesanteur que nul astre n’évite,
Chaque atome obéit inéluctablement ;
Autour de ce soleil chaque homme aussi gravite.
À travers des chemins qu’il s’est faits librement.

Nul ne peut éluder son algèbre impeccable,
Où la moindre pensée, et la moindre action,
Comme un chiffre à son rang, méritante ou coupable.
Trouve sa récompense ou sa punition.


Chaque homme a dans sa vie un coin plein de mystère,
Comme dans un vieux livre un passage effacé,
Où brusquement revit en saillant caractère
Une image perçant les brouillards du passé.

C’est la terrible main qu’en sa fête nocturne,
Au mur de son palais Balthasar voit traçant :
Mena, Tekel, Pérès[1], — oracle taciturne,
Accompli le matin dans la fange et le sang.

C’est l’ombre de Banco qui s’en vient redoutable,
Dans la salle où Macbeth rit, bravant le destin,
Convive inattendu, présider à sa table,
Et changer en linceul la nappe du festin.

C’est la blanche statue, alors que minuit sonne,
Du sombre Commandeur qui descend de cheval,
Et vient pendant l’orgie, où d’horreur tout frisonne,
Annoncer à don Juan la fin du carnaval.


C’est la pâle Astarté qui surgit de la tombe,
Avec ce lamentable appel à son amant :
« Manfred, Manfred, adieu ! voici le soir qui tombe,
Et ton dernier soleil qui luit au firmament ! »

Rappelle-toi Manfred en tes heures funèbres ;
Ses terreurs, ses combats, ses remords, ses tourments ;
Et son défi sublime aux esprits des ténèbres
Qui viennent l’assaillir à ses derniers moments.

Vois sa haute leçon se dresser, comme un phare
Au-dessus de l’abîme où sa clarté reluit,
Et dans la sombre angoisse où la raison s’effare,
Tu sauras l’élever plus haut même que lui !

Si ta barque, jouet d’une mer orageuse,
Près de toucher le port sombra sous l’aquilon ;
Si jamais ta pioche à fouiller courageuse,
Dans la mine n’a pu mettre à nu le filon ;

Si l’Amour qui berça de sa voix infidèle
Ton âme épanouie à ses belles chansons,
Jette à tes pieds sa harpe et fuit à tire d’aile,
Laissant au désespoir tirer les derniers sons ;


Si tu vois sous les vents l’assiégeant par cohortes
Tes rêves les plus chers déchirés en haillons,
S’en aller loin de toi comme des feuilles mortes
Que l’autan furieux emporte en tourbillons ;

Si le monde insensible au fardeau qui t’oppresse
N’offre plus de refuge à tes pas isolés ;
Si plus rien ne répond à ta noire détresse
Que le lugubre écho de tes cris désolés ;

Si, trahi par les tiens, étendu sur la terre,
Rassasié de fiel, même par l’amitié,
Sans espoir, implorant le rocher solitaire
Et la ronce des bois de te prendre en pitié,

Tu gis là palpitant, avec la mort dans l’âme,
De tout secours humain morne déshérité,
Du poignard dans ton cœur n’enfonce point la lame…
Pleure et résigne-toi, car tu l’as mérité,

Mais, me répondras-tu, quelle est ma forfaiture ?
Du denier de la veuve ai-je donc trafiqué ?
Ai-je à tromper la foule assisté l’imposture ?
Contre le vrai, le juste ai-je prévariqué ?


Au prix d’un sac d’écus, d’un manteau d’écarlate,
M’a-t-on vu de l’honneur quitter l’étroit sentier ?
Ai-je vendu Jésus traîné devant Pilate,
Et payé le vignoble ou le champ du potier ?

Ai-je à Moloch ouvert un temple dans mon âme ?
Ai-je de mon voisin renversé la cloison ?
Ai-je au Veau d’or porté la myrrhe et le cinname,
Chassé le mendiant du seuil de ma maison ?

Ai-je entr’ouvert ma porte à l’épouse adultère ?
Ai-je livré les miens aux sbires ennemis ?
Du sang de mon semblable ai-je rougi la terre ?
Pour être châtié, quel crime ai-je commis ? —

Dans le divin registre insensé qui veut lire
Avant l’heure marquée à l’éternel cadran ;
Interroger son juge est orgueil ou délire…
Le sage sait attendre et dit : « Dieu seul est grand ! »

Sache que la Justice, infaillible, éternelle,
T’échappe, inaccessible, au fond de l’infini :
Ce soleil fulgurant brûlerait ta prunelle ;
Souffre, et, courbant le front, dis-toi : Je suis puni.


Poursuis, sans murmurer, ta voie expiatoire ;
Si l’orage redouble, apprends à l’affronter :
Dans la sombre spirale où va ton purgatoire,
Veux-tu descendre encore, ou veux-tu remonter ?

Alors, debout ! forçat de la chiourme humaine !
De ton rachat sublime acquitte le tribut,
Et marche sans faiblir dans la route qui mène
À l’auguste sommet où rayonne le but !

Quand tu vas sanglotant, traînant, tête baissée,
Tes regrets, les espoirs trompés, ton abandon,
Invisible gardien de ton âme affaissée,
Toujours quelqu’un te suit : c’est l’Ange du pardon.

Parfois, lorsque les pieds tout meurtris par la chaîne,
N’en pouvant plus, tu fais une halte en marchant,
Comme le moissonneur qui pour reprendre haleine,
En aiguisant sa faulx s’arrête au bord du champ ;

Dis-moi, devant tes yeux, ne sens-tu pas sur l’heure
Comme un souffle divin de baiser sur l’affront ?
De son aile céleste, éventail qui t’effleure,
C’est lui qui vient sécher la sueur de ton front.


Quand, reprenant alors ta tâche moins ardue,
Plus légère à ton pied et moins lourde à ta main,
Tu dirais qu’un parfum de joie inattendue
Embaume les buissons le long de ton chemin ;

Et si, le cœur soumis à la loi souveraine
Tu trouves que le sort a moins d’inimitié,
C’est que derrière toi, pour soulager ta peine,
De la charge d’opprobre il porte la moitié !

Chaque soir, en rentrant, sa main qui te délivre
Met un verrou de moins à ton noir cabanon,
Et, comptant tes soupirs qu’il annote en son livre,
Pour chacun de ta chaîne il détache un chaînon.

Et quand tu sens tes pleurs, gouttes silencieuses,
Ruisseler lentement de ta paupière en feu,
En secret il en fait des perles précieuses
Qu’il baise avec amour et qu’il apporte à Dieu !

Trêve au blasphème ! trêve à la révolte impie !
Cultive sans repos, d’un bras jamais lassé,
Le champ de la souffrance où ta sueur expie
Tes péchés inconnus que voile le passé !


Creuse en paix ton sillon, sème et cueille en silence,
Une gerbe à jeter dans le divin plateau ;
Et tu verras sans peur l’éternelle Balance
Quand je t’endormirai dans mon large manteau !


Charles BELTJENS.


Sittard (Pays-Bas), Octobre 1878.


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  1. D’après le texte hébreu.