Novalis. Essai sur l’idéalisme romantique en Allemagne/Chapitre 7

CHAPITRE VII
HENRI D’OFTERDINGEN

WILHELM MEISTER ET FRANZ STERNBALD


Une figure apparaît dans les cercles littéraires d’Iéna, entourée d’un respect quasi-religieux, — celle de Gœthe, du « grand chancelier de la poésie sur terre », comme on l’appelait parfois dans l’intimité. Dans le petit cénacle romantique il fut d’abord compris, encensé, adulé, non sans exagération bruyante. « Les Schlegel courtisent extraordinairement Gœthe », écrivait Mme Fichte à son mari, « journellement l’un d’entre eux lui rend visite. Leur nouveau journal, l’Athenæeum, ne s’occupe que de lui et de toi. » — « Il vit continuellement parmi nous, » annonçait triomphalement Caroline Schlegel : « hier j’ai soupé à côté de lui ; aujourd’hui je soupe chez lui et prochainement je donnerai une fête en son honneur. »[1]

S’il entrait dans ce culte une part de sincère admiration pour le grand classique, il s’y glissait, au moins pour autant, le désir d’humilier son illustre ami et rival Schiller, que des antipathies personnelles, provoquées et entretenues par des jalousies féminines, vouaient à l’animadversion des cercles romantiques. On affectait à l’égard de ce dernier une ignorance systématique et les louanges décernées à Gœthe cachaient plus d’une pointe perfide à son adresse. Désormais Gœthe apparut connue la conscience supérieure des générations qu’il traversait. Mais aussi comme il savait se faire tout à tous ! La nouvelle école cherchait une alliance de la philosophie, de la critique, des sciences de la nature et de la littérature : partout elle trouvait Gœthe d’abord. On sentait en lui un panthéisme implicite, une philosophie non vraiment abstraite et réfléchie, mais une sagesse toute vivante et agissante. Les romantiques portèrent leur curiosité vers le passé germanique : Gœthe les y avait précédés. Il encourageait Tieck et Aug. Wilh. Schlegel dans leurs études sur la poésie espagnole. Nul exotisme ne l’effrayait : le jour n’était pas loin où il allait mêler à sa poésie quelques roses d’Orient, toujours avec une mesure, une maîtrise, une « ironie » souveraines. Un des premiers aussi il avait pressenti que la culture scientifique, loin de stériliser les activités poétiques, pouvait leur donner un aliment nouveau, que l’étude de la nature et de sa technique incomparable était la plus instructive des esthétiques pour l’artiste sincère et consciencieux. Lui-même avait frayé la voie. Apportant dans ses recherches d’histoire naturelle une curiosité très pénétrante, très souple, franche de tout appareil pédantesque, guidée seulement par de géniales intuitions, il n’avait sans doute pas réussi à se concilier les suffrages des spécialistes ; mais sa poésie en avait reçu comme une consécration plus haute et une signification cosmique : on eût dit que la Nature même parlait par la bouche de Gœthe. Aussi Novalis l’appelait-il « le premier physicien de son temps » et il définissait très justement son « empirisme actif », en observant que « chez lui tout est en acte ce qui n’est chez les autres que tendance. Il exécute réellement, alors que d’autres se bornent à rendre une chose possible ou nécessaire… Sur lui on peut étudier la faculté d’abstraire en un jour nouveau. Il abstrait avec une rare précision, mais non sans construire en même temps l’objet auquel répond l’abstraction. »

Gœthe a connu et observé le romantisme, il s’en est parfois approprié la manière, mais en observateur attentif et curieux, non comme un romantique lui-même. Les crises sentimentales, morales et religieuses, où se débattait la jeune génération, il les avait traversées autrefois et il s’en était libéré. Au mysticisme, sous toutes les formes, il apportait encore une curiosité d’artiste et de naturaliste. Mais s’il aimait à l’étudier comme un fait humain spontané, il n’aimait pas qu’on en fît un principe réfléchi ou arbitraire de pensée et d’activité. Par cet aspect le romantisme lui apparaissait comme un symptôme maladif. Particulièrement l’idéalisme romantique, ce mélange de philosophie et de mysticisme, d’art et religion, répugnait à ses instincts profonds. Son culte d’artiste allait sans doute à la Beauté, mais en quelque sorte impersonnelle comme la Nature. Il ne séparait pas la poésie de la réalité, il ne la proclamait pas, comme les néo-mystiques du romantisme, une vie supérieure et exaltée, une extase, une révélation surnaturelle et divine. D’abord parce que cette nouvelle terminologie géniale lui déplaisait ; et puis aussi parce qu’il possédait trop bien son art et le dominait de trop haut pour pouvoir encore ainsi l’idolâtrer.

D’où vient que, passionnément admiré par la génération poétique nouvelle, il n’agît cependant pas profondément sur sa vie morale ? C’est qu’il était entièrement l’homme de l’intuition concrète et sensible ; par cela même son horizon se trouvait nécessairement borné. Comme il lui répugnait d’employer dans l’étude de la nature les instruments de laboratoire, qui artificiellement décomposent la perception vivante et colorée de l’univers, ainsi il voyait sans sympathie dans l’ordre moral l’effort de la critique et de l’analyse, dès qu’elles se mettaient en conflit avec les forces historiques, avec les traditions établies. Le sens de l’idéalisme novateur, révolutionnaire ou mystique, lui échappait souvent. À plus d’un égard il était resté le fils de la vieille bourgeoisie patricienne de Francfort : il en avait gardé certaines habitudes d’esprit et aussi quelques superstitions. Contre la Révolution française il a risqué des pamphlets dont, la médiocrité déconcerte. Le pli du respect était profondément imprimé dans son caractère. Franc-Maçon et libre-penseur, il n’en prit pas moins parti pour l’autorité contre Fichte accusé d’athéisme. « Je n’hésite pas à reconnaître ». écrivait-il à propos de cette affaire, « que je prendrais parti contre mon propre fils, s’il se permettait un pareil langage contre un gouvernement. » Arndt se rappelle avoir rencontré un jour, sur les bords du Rhin, le « Geheimrath » de Weimar, le poète chargé de gloire, s’effaçant humblement devant le ministre prussien Stein et, en présence des jeunes officiers qui entouraient celui-ci, presque obséquieux.

Là n’était pas sa grandeur. Ce qui l’élevait au-dessus de son milieu, c’était moins sa valeur comme caractère que cette haute et souple intellectualité artistique, qui de sa pensée faisait un miroir vivant, un « œil devenu lumière ». Très attentive à sa pensée et à son art, la jeunesse romantique voyait cependant en sa personne un homme du passé et, toute révérence parler, une « antiquité ». C’était un classique-né, qui appelait le commentaire et imposait l’admiration, mais on ne se sentait pas, pour le contenu même de la vie, emporté, comme chez Fichte par exemple, par une réelle force de progrès. « Gœthe sera et doit être dépassé écrivait Novalis, — mais de la façon seulement que les Anciens peuvent être surpassés, par le contenu et la force, par la diversité et la profondeur ; comme artiste il ne peut l’être. »

Précisément à l’aurore du romantisme les « Années d’apprentissage de Wilhelm Meister » venaient de paraître. Une forme d’art était trouvée : le roman recevait sa forme classique dans la littérature allemande. Quelles que fussent les lacunes et les imperfections de l’œuvre, il était impossible d’en méconnaître la puissante originalité et la haute portée morale. Il ne s’agissait plus, comme dans Werther, d’une confession individuelle ou encore d’une « crise » passionnelle dans le goût moderne et français. C’était le tableau moral de toute une époque et de toute une société que l’auteur présentait à ses contemporains ; le problème, qui, à travers les mille méandres et les innombrables digressions, réapparaissait sans cesse et formait la trame continue du récit, n’était rien moins que l’histoire de l’éducation complète d’une âme.

Les « Années d’apprentissage » reçurent des romantiques un accueil enthousiaste. Frédéric Schlegel y saluait, comme dans la Révolution française et dans la Doctrine de la Science de Fichte, un des trois grands événements providentiels du siècle. À force de lire et de relire le livre, Novalis le savait presque entièrement par cœur. Tout lui paraissait admirable. D’abord « cette magie du style, cette caresse insinuante d’une langue polie, agréable, simple et cependant variée dans l’expression. » Et puis quelle maîtrise dans l’art de présenter les choses ! Point d’intrigue fiévreuse, rien qui précipite l’action vers un dénouement impatiemment attendu, qui limite l’intérêt à un moment unique, à une situation, à une figure privilégiées. « La conversation prépare le récit, plus souvent que le récit n’amène la conversation. La peinture des caractères ou les réflexions sur les caractères alternent avec les événements… Les choses les plus ordinaires comme aussi les plus importantes sont traitées et exposées avec une ironie romantique… De là cette merveilleuse ordonnance qui ne tient nul compte du rang ni de la valeur des objets, pour qui il n’y a ni premier ni dernier, rien de petit et rien de grand. » Novalis ne va-t-il pas jusqu’à proclamer éminemment « romantiques » la morale et philosophie du roman ![2]

La première effervescence passée, le jeune enthousiaste tomba bientôt dans l’extrême opposé. Il continua d’admirer — avec bien des réserves — les qualités purement formelles du style et de la composition. Gœthe, dit-il, « est dans ses productions ce que l’Anglais est en affaires : un esprit éminemment simple, lucide, accommodant, de tout repos… Comme les Anglais il a d’instinct le sens économique ».[3] Mais comme le fond même de l’œuvre lui est tout à coup devenu antipathique ! « Wilhelm Meister est un Candide dirigé contre la poésie ; le livre manque de poésie au suprême degré, si poétique qu’en soit la forme. Les Années d’apprentissage sont en un certain sens absolument prosaïques et modernes. L’élément romantique y est anéanti, ainsi que la poésie de la Nature et le merveilleux. Le livre ne traite que de choses communes ; la nature et le mysticisme n’y sont pas formulés. C’est une histoire bourgeoise et familiale poétisée ; le merveilleux y est expressément traité de fantasmagorie et de chimère. L’athéisme poétique, voilà l’esprit qui règne dans le livre. »[4] Dans une lettre à Tieck il résumai ! ainsi Son évolution : « Malgré tout ce que j’ai appris dans Wilhelm Meister et ce que j’y apprends encore, au fond je ne trouve pas moins le livre détestable dans son ensemble… Je ne m’explique pas comment j’ai pu être aveugle si longtemps. »[5]

Ces jugements excessifs, avec une grande part d’illusion et île passion, contenaient cependant un fonds de vérité. Sans doute par bien des côtés le roman de Gœthe dépassait et dominait les aspirations fiévreuses de la génération nouvelle. On y lisait une sagesse calme, une maturité d’esprit et de caractère, à laquelle n’atteignaient pas encore les jeunes novateurs. Nulle intuition d’art ne pouvait tenir lieu de cette éducation accomplie, puisque au contraire celle-ci s’attaquait à toutes ces prétendues intuitions, à toutes ces fausses vocations ou vocations incomplètes, pour les éprouver au creuset de l’expérience et de la vie active. Mais il faut reconnaître d’autre part que cette polémique contre le faux idéalisme ne frayait pas la voie à un autre idéal bien relevé, ni à des aspirations très neuves.

C’était surtout par ses désillusions que le héros de Gœthe comptait ses progrès ; à chaque pas en avant il se libérait d’une chimère, se corrigeait d’une fausse vocation. Cependant sortait-il réellement grandi de ces « années d’apprentissage » ? L’éducation du jeune bourgeois, le choix de sa carrière et son mariage : à cela se réduisait la pensée directrice du roman. C’était le plan providentiel que machinait mystérieusement une association secrète de philanthropes, sorte de Comité de Salut public moral. La qualité maîtresse du héros c’était sa passivité, sa soumission au plan mystérieux, sa docilité à l’égard de la Providence terrestre qui, de loin, dirigeait les fils de sa destinée, multipliait les avertissements et aplanissait les difficultés sur sa route, La pensée sociale du roman non plus n’était guère novatrice. Une fête splendide, savamment machinée, apparaissait comme l’œuvre la plus digne d’occuper les meilleurs esprits. Le poète se doublait d’un maître des cérémonies : il devait y avoir tout au moins en lui quelque chose du directeur des plaisirs de Weimar. « Il faut élever les garçons pour en faire des serviteurs et les filles pour en faire des mères de famille », ainsi Goethe résumait ses idées d’éducation sociale et on apprenait, dans la seconde partie du roman, que, dans cette mystérieuse association de philanthropes, il s’agissait surtout de fonder une ligue internationale de propriétaires, dont les membres, en face de la révolution menaçante, s’assuraient mutuellement leurs droits et facilitaient l’émigration des éléments mécontents. « Le héros ne fait que retarder l’avènement de l’évangile économique bourgeois », en ces termes Novalis résumait à présent la philosophie du livre.[6]

Ainsi se manifeste la douloureuse contradiction dont soutirait l’époque : d’une part un art très conscient, le fruit d’une haute culture individuelle, mais sans grande vitalité nationale on sociale et d’autre part des aspirations confuses et inquiètes, qui ne trouvaient pas leur emploi dans le monde réel, un idéalisme maladif et même, par certains côtés, dévoyé qui, incapable d’étreindre vigoureusement la vie, devait se replier toujours plus profondément sur lui-même et se réfugier dans un monde tout intérieur et artificiel. De cette contradiction sont sortis d’une part le Wilhelm Meister de Gœthe et d’autre part le Henri d’Ofterdingen de Novalis.

Deux évènements avaient, en l’année 1799, profondément retenti dans la vie intérieure du poète romantique : ses nouvelles fiançailles et sa rencontre avec Tieck. À Freiberg, dans l’intérieur du conseiller des mines Charpentier, Novalis avait fait la connaissance de sa seconde fiancée, Julie, la plus jeune des filles de la maison. Quel fut le caractère de cette nouvelle liaison ? À en croire le jeune fiancé, on se trouverait en présence d’un amour immatériel, provoqué par une sorte d’admiration morale récœroque. Novalis avait connu la jeune fille plus d’un an, sans intention matrimoniale bien avouée. Il avait été, raconte-t-il, profondément touché en voyant de quels soins dévoués elle entourait son père, pendant une douloureuse maladie. Elle-même avait été ensuite atteinte d’une paralysie faciale et sa pieuse résignation dans la souffrance, jointe à cet exemple de dévouement filial, aurait fortifié la sympathie naissante. Au plus fort de la crise, la paralysie disparut tout à coup.[7] ("’était le soir de Noël. Une poésie de Novalis, dédiée à Julie et où il place son nouvel amour sous l’invocation du Seigneur, a été certainement composée sous cette impression. C’est un épithalame dans le goût piétiste. Les deux futurs époux s’entretiennent de leur mort et des noces célestes qu’ils célébreront là-haut, — mariage dont l’hymen terrestre n’est que le prélude ou plutôt l’ébauche grossière.

Pareillement c’est comme un devoir, comme une dette sacrée que Novalis s’efforce de présenter à ses correspondants romantiques ses nouveaux engagements. « Au lieu de voir ma présence devenir de moins en moins indispensable », écrit-il, « je me sens de nouveau rattaché par un sentiment de devoir à des connaissances anciennes et nouvelles, » ou encore : « La terre semble vouloir me reprendre encore pour longtemps. La liaison dont je te parlais est devenue plus profonde, plus prenante. Je me vois aimé comme jamais je n’ai été aimé. Le sort d’une charmante jeune fille dépend de ma décision, et mes amis, mes parents, mes frères et sœurs ont besoin de moi plus que jamais. »[8]

Se faisait-il vraiment à tel point illusion sur lui-même, ou éprouvait-il de nouveau le besoin de justilier, selon son habitude, philosophiquement, par des raisons morales et mystiques, son changement d’attitude, ce qu’il était tenté d’appeler son » infidélité » à l’endroit des résolutions si solennellement proclamées quelques années auparavant ? D’autres éléments que des éléments purement moraux, ont certainement pesé sur sa détermination. Les charmes physiques de sa fiancée durent le laisser moins indifférent, qu’il n’affectait de le paraître, et faciliter singulièrement sa conversion. Il ne semble pas du reste que cette jeune beauté, très florissante et très épanouie, ait entièrement répondu au portrait idéal qu’il s’efforcait d’en donner. Elle ne rêvait de rien moins que d’amour immatériel et de céleste hyménée. Pendant la dernière maladie de Novalis et du vivant même de celui-ci, elle engagea un flirt très actif avec un plus jeune frère du poète, Charles de Hardenberg, à ce moment brillant officier de cavalerie. Bien vite consolée à la mort de son fiancé, elle fit ce qu’elle put pour attirer à elle son nouvel admirateur. Sans succès du reste : la famille Hardenberg était édifiée à son sujet.[9]

L’annonce des fiançailles de Novalis fut accueillie avec une joyeuse sympathie dans les cercles romantiques. On éprouvait un véritable soulagement à voir enfin le jeune mystique sortir de la situation équivoque et, à la longue, intenable, où il s’était si longtemps obstiné. Sur un ton d’affectueuse plaisanterie Caroline Schlegel le félicitait de cette « solution », qu’elle avait d’ailleurs, disait-elle, depuis longtemps prévue et appelée de ses vœux. « Jamais je ne vous ai demandé : comment tout cela va-t-il se dénouer ? Cela peut-il durer toujours ainsi ? À peine je me le demandais à moi-même. J’étais rassurée par la certitude intime, (car, au fond, j’ai plus de foi que vous tous) — non pas que les choses prendraient précisément le cours qu’elles ont suivi, mais que nécessairement vous vous détendriez un jour, appuyé sur une poitrine humaine, et que le ciel et la terre se marieraient de nouveau en vous… Ainsi seulement, dans la solitude presque complète, par les liens d’une douce familiarité, vous pouviez être peu à peu reconquis par la terre. Comme vous nous avez sagement et gravement exposé, certain jour, que dans tout ceci il n’y avait pour vous nul danger. De danger, non certes : mais pourtant il devait en sortir quelque chose. »[10]

Une des suites les plus heureuses ce fut de stimuler de nouveau l’activité du poète. Sa tête fourmille de projets, romans, nouvelles, discours ou sermons. Il a l’idée de fonder un Ordre littéraire, sorte de loge cosmopolite qui aurait partout sa presse et ses librairies. Il effarouche ses collaborateurs par ses projets mercantiles. « À présent je vis tout entier dans les travaux techniques, dit-il, car mes années d’apprentissage sont terminées et la vie bourgeoise me reprend de plus en plus avec ses exigences… Écrire quelque chose et me marier c’est presque le seul et même but que je me propose. » Ce fut le livre qui passa le premier. Un autre évènement contribua beaucoup à en hâter la venue, — la rencontre du poète Tieck, de l’auteur de Franz Sternbald.

C’était une personnalité séduisante que l’auteur de William Lovell et de Franz Sternbald, — grand, svelte, le regard vif et ardent, la parole chaude et sonore, le geste élégant. « S’il était moulé sur les planches », dit de lui Steffens, « il aurait été le plus grand comédien de son temps. » En littérature de même il semble avoir déployé surtout les qualités d’un grand acteur et d’un brillant improvisateur. Tout au moins s’essaya-t-il aux rôles les plus divers. Il avait d’abord mis sa plume au service d’un romancier de bas étage, pour le compte duquel il brochait en sous-ordre des histoires horribles et monstrueuses. Ensuite il avait passé par les officines du vieux rationalisme berlinois, sous la raison sociale Nicolaï et compagnie. Sceptique précoce et, au moins intellectuellement, dévoyé, il avait créé dans la littérature le rôle de William Lovell, type de faux blasé, qui, à force de jouer toutes les attitudes dans la vie et de pervertir par l’imagination ses sentiments les plus sincères, finit par le plus théâtral des suicides en jouant en public sur le théâtre sa propre mort. À présent le jeune auteur cherchait à se refaire une virginité poétique par ses « contes populaires », qui le signalèrent à l’attention des Schlegel, et surtout par un drame mystique, « La vie et la mort de Ste  Geneviève, » dans le goût romantique. La lecture des cantiques de Novalis lui avait suggéré l’idée de s’essayer dans le même genre ; mais en dépit de ses attitudes dévotieuses et, selon le mot de Dorothée Veit, « de ses pirouettes intérieures », il n’arrivait pas cette fois-ci à trouver la note juste.

Dans la maison du compositeur Reichardt, beau-frère de Tieck, à Giebichenstein, s’étaient rencontrés, pendant l’été de l’année 1799, les deux jeunes poètes romantiques. Ils se virent ensuite à Iéna et Tieck fut reçu penflml le printemps 1800 à Weissenfels, dans la famille Hardenberg. On fit des promenades sentimentales au clair de lune ; on communia devant l’infini. Chez Novalis ce fut un nouveau coup de foudre. Selon sa manière habituelle, il tomba amoureux fou de Tieck, de la femme de Tieck, des livres de Tieck, de tout ce que Tieck disait, écrivait, pensait. « Ta connaissance », lui écrivait-il, « inaugure un nouveau chapitre dans mon existence » et comme jadis pour Schiller, pour Guillaume Schlegel, pour Fichte, pour Sophie, pour le bailli inconnu d’Eisleben, — il lui fait hommage de toute sa vocation poétique. De son côté Tieck, doué d’un pouvoir remarquable d’assimilation, mais en matière de pensée et d’émotion, semble-t-il, d’une médiocre originalité, avait besoin d’un initiateur pour éveiller sa verve poétique. Il avait rencontré une première fois ce précieux confident en Wackenroder, âme tout éthérée et féminine, jeune phtisique à la Jean-Paul. La mort de cet ami, dont il recueillit l’héritage poétique, l’avait plongé dans un véritable veuvage littéraire. En Novalis il reconnut avec joie un second Wackenroder. Lui-même apportait aux romantiques le théosophe Jakob Bœhme, des » Mærchen » populaires et surtout les ressources d’une virtuosité technique inépuisable. Il rêvait de doter la littérature d’une poésie toute musicale, sans pensée précise, peut-être même sans pensée du tout.

Toutes ces qualités et tous ces défauts se retrouvaient dans son dernier roman « les Pérégrinations de Franz Sternbald », que Novalis n’hésitait pas à mettre à côté ou même au-dessus des « Années d’apprentissage de Wilhelm Meister ». On ne pouvait certes accuser la morale de ce livre d’être bourgeoise et prosaïque. Il en ressortait au contraire nettement que la seule vie digne d’être vécue était celle de l’artiste, du bohème et du rêveur. Le tout se ramenait en effet à une apologie enthousiaste du vagabondage sous toutes ses formes.

« Celui qui s’adonne à l’art », y était-il dit en propres termes, « doit renoncer à tout ce qu’il est ou à tout ce qu’il pourrait être, en tant qu’homme ». Les personnages du roman professent donc tous un génial mépris pour le travail et les occupations utiles et se découvrent une vocation très prononcée pour l’oisiveté et la vie errante. Seules les professions « romantiques » se trouvent représentées parmi eux : pèlerins, moines, ermites, chevaliers en quête d’aventures, guitaristes ambulants, artistes en rupture d’atelier. De temps en temps ils échangent entre eux les pièces de leur garde-robe, montrant bien par là qu’ils sont tous issus de la même souche.

Cette philosophie romantique du vagabondage et de l’oisiveté se retrouvait du reste, diversement nuancée, chez tous les auteurs de la jeune école. « Les hommes raisonnables et pratiques », ainsi s’exprimait le théologien Schleiermacher, « constituent dans l’état actuel du monde l’élément hostile à la religion ». Et Frédéric Schlegel de renchérir encore : « Le labeur et l’utilité, voilà les anges de mort au glaive de feu, qui interdisent à l’homme la rentrée au paradis… Sous tous les cieux et dans tous les climats le droit à l’oisiveté distingue ce qui est noble de ce qui est vil, c’est le principe indéniable de toute aristocratie… En vérité on ne devrait pas, avec une coupable indifférence, négliger l’étude de l’oisiveté, mais au contraire l’élever au rang d’un art, d’une science, voire même d’une religion ! » — « Jouir » écrivait Novalis, « est vraiment plus distingué que produire », et ces lignes nous livrent un peu le secret de l’impuissance productrice du premier romantisme, même en art.

Cependant si la philosophie de Sternbald a fortement déteint sur le roman de Novalis, il serait injuste de méconnaître que Henri d’Ofterdingen, par la profondeur et la sincérité de l’émotion, par la pensée très consciente, — trop consciente même et trop réfléchie, qui en a guidé la composition, mérite seul de faire pendant au roman de Gœthe et d’en être appelé la contre-partie romantique. Car ce fut l’idée-fixe de Novalis, de donner à Wilhelm Meister une réfutation poétique. Il s’élait d’abord proposé d’écrire cette réfutation sous forme d’article. Et puis, l’artiste s’étant éveillé de plus en plus en lui, la critique projetée prit peu à peu dans son esprit la forme du roman. Mais de cette initiation première l’œuvre garda comme un vice secret : il en sortit un roman de réflexion. Un poète lyrique, et un métaphysicien à système y ont collaboré tour à tour : mais la forme musicale et le contenu philosophique se sont juxtaposés plutôt que réellement pénétrés. Le produit hybride de cette collaboration n’est pas né viable. Comme à la suite d’un péché dans la conception première, Henri d’Ofterdingen portait en naissant les signes précoces de la mort. C’était une ruine-née.

Peut-être Tieck avait-il suggéré à son nouvel ami la donnée historique du roman. Il avait évoqué le premier la figure légendaire du poète Henri d’Ofterdingen dans un de ses contes populaires : « Le fidèle Eckart et le Tannhæuser » paru en 1799.[11] Une autre source pour Novalis fut la bibliothèque du commandant von Funck, auteur d’une histoire de l’empereur Frédéric II. Le tableau idéalisé de la vie chevaleresque à la cour de l’empereur Frédéric II devait occuper en effet une grande place dans la seconde partie projetée du roman. Mais dans l’œuvre telle qu’elle existe aujourd’hui, réduite presque » exclusivement à l’éducation du jeune poète, il est impossible de trouver la trace d’aucune lecture historique : — Henri d’Ofterdingen est la biographie idéalisée de Novalis lui-même. Le cadre historique, de pure fantaisie, ne sert qu’à donner un caractère plus poétique, c’est-à-dire plus légendaire et plus romantique, par un effet de perspective et de recul, aux expériences psychologiques individuelles, qui font la véritable matière du roman.

Des nouvelles fonctions de Novalis, comme assesseur aux salines de Weissenfels, l’amenaient à faire de fréquents voyages dans la montagne, particulièrement en Thuringe. C’est là, au pied du Kyffhæuser, dans la « güldene Aue » qu’il passa une partie de l’hiver 1799-1800 et que le roman semble avoir pris corps dans son esprit. En avril 1800 la première partie était prête, et Novalis la soumettait à la censure préalable du comité romantique.[12] Tout était prévu, le format in-12, jusqu’à la disposition typographique du titre ; Henri d’Ofterdingen devait paraître à Berlin, chez Reimer, dans la même librairie et imprimé avec les mêmes caractères, qui avaient servi à l’impression de Wilhelm Meister. L’intention de fournir à ce dernier ouvrage une contre-partie romantique apparaissait ainsi jusque dans les détails les plus insignifiants. Mais la mort de Novalis laissa l’œuvre inachevée. Henri d’Ofterdingen ne parut qu’en 1802, par les soins des deux exécuteurs testamentaires du poète, Tieck et Frédéric Schlegel.

LES « ANNÉES D’APPRENTISSAGE » DE HENRI D’OFTERDINGEN


Par une matinée de printemps de l’année 1802, bien avant le lever du soleil, un jeune voyageur sortait de la ville d’Iéna, la démarche légère et l’âme en fête. Il portait, accroché à ses épaules, un petit sac, avec ses habits de dimanche et un peu de linge de rechange, — car on était à la veille de Pentecôte et il rentrait dans sa famille, pour y passer les jours de fête. Sa mise était celle d’un étudiant pauvre et studieux. Dans le sac du voyageur une main indiscrète aurait découvert un petit paquet, soigneusement enveloppé ; c’était, un livre que le jeune étudiant apportait à sa fiancée, « la douce, et charmante nouveauté » du jour, Henri d’Ofterdingen, de Novalis.

Le matinal promeneur n’avait pas fermé l’œil de toute la nuit : le rêve éveillé qui enivrait en ce moment son cœur lui paraissait meilleur que le plus doux et le plus réconfortant des sommeils. Lorsqu’il eut dépassé les dernières habitations, le disque du soleil avait percé les brumes matinales et s’enfonçait, éblouissant, dans un ciel sans nuage. Une brise vivifiante s’était levée du côté de l’est. Le chemin longeait à présent la lisière d’une forêt, de chênes, dont le frissonnement se prolongeait dans le bruit lointain d’une cascade, tandis que les campagnes, agitées par le vent, faisaient courir jusqu’à l’horizon de longs remous de verdure. « Il me semblait », raconte le jeune rêveur, « que les grands iris bleus, dont la plaine était parsemée, et les hautes campanules qui balançaient au vent leurs clochettes, carillonnaient déjà la fête du lendemain. En entrant sous le dôme des chênes et des hêtres je me sentis tellement gagné par le calme et la paix qui régnaient dans la nature, que je m’assis et me perdis dans la lecture de Novalis, — lorsque, tout à coup, effrayé de ma longue halte, je me redressai vivement, pour reprendre mon chemin. »[13] Feuilletons à notre tour le petit livre, dont la lecture avait plongé le promeneur matinal en une si captivante rêverie.

Nous voici en Thuringe, dans la petite ville d’Eisenaeh. L’époque, assez indéterminée, marque le déclin du Moyen-âge, la fin du 12me et le commencement du 13me siècle, période éminemment, romantique, où la poésie des choses qui finissent se mêle aux pressentiments confus d’une ère nouvelle. Et c’était bien là le caractère que gardait la Thuringe en plein 18me siècle. Les campagnes paisibles aux pieds des montagnes boisées, couronnées de castels, les petites villes proprettes, la bonhomie souriante des habitants et du paysage lui-même, tout conspirait à entretenir les souvenirs d’un passé idyllique et patriarcal. Dans ce milieu devait s’écouler la première enfance de Henri d’Ofterdingen. « Ainsi entre les siècles de barbarie farouche et la civilisation moderne, où fleurissent les arts, les sciences, la prospérité matérielle, une ère romantique, profondément inspirée, est descendue sur terre. »

Dans l’intérieur d’un artisan modeste un évènement insignifiant en apparence s’est produit : une âme s’est ouverte à l’idéalisme romantique, un poète vient de naître. « Les parents reposaient déjà et dormaient. On n’entendait que le battement monotone de la pendule et la rafale, qui grondait au dehors et secouait les vitres. Parfois la chambre s’éclairait d’un brusque rayon de lune. Le jeune homme s’agitait sur sa couche et repassait dans son cœur les récits de l’Étranger. « Ce ne sont point les trésors qui ont éveillé en moi cette indicible convoitise, se disait-il ; loin de moi est toute cupidité. Mais j’aspire dans mon cœur à contempler la Fleur bleue. Elle ne me sort pas de l’esprit et je ne puis m’arrêter d’en rêver ou d’y penser. Jamais je n’ai senti ce que j’éprouve aujourd’hui. Il me semble avoir vécu comme en songe jusqu’à présent, ou encore je me vois transporté en rêve dans un monde tout autre : car dans celui où je vivais auparavant, qui se serait soucié d’une fleur ? Surtout d’une passion si bizarre, jamais je n’avais encore entendu parler. »

Cependant à l’insomnie, avec ses illusions fiévreuses, succède un assoupissement de plus en plus profond. Avec, beaucoup de finesse l’auteur décrit les couches successives de la vie du rêve. Ce sont d’abord quelques sensations organiques diffuses qui dirigent secrètement la féerie nocturne. Henri d’Ofterdingen se voit transporté dans une grotte fantastique, éclairée dans son milieu par un jet d’eau lumineux, qui retombe en paillettes de feu au fond d’un immense bassin. Une envie irrésistible le prend de se baigner. Après s’être dévêtu et plongé dans l’élément liquide, dont le contact voluptueux évoque en lui des images lascives, il se laisse entraîner peu à peu par le torrent dans le cœur même de la montagne. À présent le rêve change de caractère. « Les rêves intuitifs », dit Maine de Biran, « ont surtout lieu le matin et quelque temps avant le réveil, après que les sens externes se sont rétablis des fatigues de la veille et que leurs extrémités nerveuses aboutissant au cerveau, réveillées les premières, sont déjà dans l’attente de l’acte ou commencent d’elles-mêmes à entrer en activité, stimulées peut-être aussi par quelque excitant du dehors, qui se mêle confusément, au rêve ou en détermine l’origine. »[14] Tel est bien le rêve que nous voyons se dérouler maintenant :

« Il se trouvait couché sur un gazon moelleux, près d’une source qui jaillissait à fleur-de-terre et semblait s’évaporer au contact de l’air. Des rochers bleu-sombre, couverts d’un réseau de veines multicolores, surgissaient à quelque distance. L’éther lumineux qui le baignait était plus clair et plus doux que la lumière ordinaire. Le ciel, sans la moindre impureté, était d’un bleu sombre. Mais ce qui fascinait ses regards, c’était une Fleur svelte et azurée,[15] au bord même de la source, qui le frôlait, de ses larges palmes scintillantes. Elle s’élevait, parmi d’autres fleurs, diversement nuancées, dont les senteurs suaves embaumaient l’atmosphère. Il n’avait d’yeux que pour elle et l’enveloppait d’un regard d’ineffable tendresse. À la fin il allait s’approcher, lorsqu’elle se mit à tressaillir et à se transformer sous ses yeux. Les feuilles devinrent plus brillantes et se collèrent à la tige, qui lentement s’allongeait. La Fleur s’inclina vers lui et les pétales, en s’écartant, découvrirent une collerette bleue, où flottait un visage charmant. Son doux émerveillement allait en grandissant toujours, pendant que s’accomplissait l’étrange métamorphose, — quand tout à coup la voix de sa mère le tira de son rêve, et il se retrouva dans la chambre de ses parents, dorée par les premiers rayons du matin. »

L’amour mystique des fleurs — la « Blumensehnsucht » — est un des motifs littéraires les plus fréquemment traités par les auteurs romantiques. La fleur symbolisait à leurs yeux la vie harmonieuse, innocente, sans réflexion et sans effort, vie de pur rêve, d’implication parfaite au sein des puissances instinctives. « Plus un homme ou un ouvrage sont divins » — écrivait Frédéric Schlegel dans sa « Lucinde » — « plus ils ressemblent à la plante. De toutes les manifestations de la nature celle-ci est la plus morale et la plus belle. » — Les fleurs jouaient aussi un certain rôle dans certaines associations mystiques du temps. S’il faut en croire le théosoplie romantique Schubert, les rapports de l’âme avec Dieu ou avec l’univers sont souvent représentés chez les mystiques par des symboles emblématiques, — des images d’animaux, de plantes, ou des apparitions lumineuses. Ces signes hiéroglyphiques constituent, d’après cet auteur, les éléments d’un langage prophétique supérieur, qui se révèle à l’homme dans le rêve profond ou dans l’extase religieuse.[16] C’est pour cela peut-être que dans le drame de Tieck, intitulé « La vie et la mort de Ste  Geneviève », Jésus apparaît à la Sainte sous les espèces d’un calice de pourpre. Des mythes floraux analogues se trouvent dans les premiers drames théosophiques de Zach. Werner, particulièrement dans « Les Fils de la Vallée », dont il a déjà été question plusieurs fois. On pourrait aussi rapprocher du début de Henri d’Ofterdingen un passage de la « Loge invisible » de Jean-Paul Richter, ouvrage qui avait si vivement frappé l’imagination du poète romantique. La situation est identique. Le héros de Jean Paul sort de l’adolescence ; l’heure d’une nouvelle « naissance » a sonné pour lui. Il est étendu sur son lit, agité et fiévreux. « Son front brûlait comme un brasier. Il avait la sensation de se fondre en une rosée, que venait aspirer le calice d’une fleur bleue ; puis la fleur, en se balançant, l’éleva avec lui dans les airs et l’emporta vers une chambre haute. »[17]

Que chez Novalis le mythe de la Fleur bleue soit l’expression allégorique d’une pensée philosophique, c’est ce qui ressortira clairement de l’analyse même du roman. Ici encore nous retrouvons une des idées fondamentales de la Doctrine de la Science. Fichte déjà avait parlé d’une « aspiration nostalgique » — ein Sehnen — par où le Moi découvre au dedans de lui l’indication première d’une réalité étrangère. C’est, disait-il. « une impulsion qui le pousse vers quelque chose d’entièrement inconnu et qui se manifeste uniquement par un besoin, par une inquiétude, par une privation. — la recherche d’un objet qui comble cette lacune, sans qu’apparaisse la cause d’un pareil vide… Cette aspiration est importante, non seulement pour la partie pratique, mais aussi pour l’ensemble de la Doctrine de la science. Par elle seulement le Moi est refoulé sur lui-même et ensuite attiré au dehors ; par elle seulement se manifeste en lui un monde extérieur. »[18]

De cette intuition fondamentale, allégorisée par le mythe de la Fleur bleue, se développera la vie entière de Henri d’Ofterdingen. Toute la réalité environnante, — tous les personnages qu’il rencontre sur son chemin, tous les évènements auxquels il sera mêlé, lui présenteront les aspects divers, les innombrables métamorphoses de cette informulable nostalgie qui vient de s’éveiller au dedans de lui. Là, dans les intuitions du rêve et du désir, dans le « Gemüt », il lui faudra chercher la source originale de toute réalité vraie et de toute poésie. Le monde ne fait que refléter à l’infini, en des symboles concrets mais imparfaits, l’objet indéfinissable de cette aspiration métaphysique, il ne sert qu’à lui révéler toujours plus profondément son propre rêve. Les années d’apprentissage de Henri d’Ofterdingen seront donc tout intérieures et mystiques. Très peu d’évènements : un voyage et quelques rencontres. Tout se passe en entretiens, en monologues, en réflexions. Mais chaque rencontre, chaque entretien, établit entre l’âme du héros et l’univers environnant un lien nouveau, ou plutôt lui révèle une région encore ignorée de sa propre âme, car l’univers qui le porte n’est en dernière analyse que la partie de lui-même qu’il ignore encore. À mesure que s’éveille et s’épure chez lui son aspiration nostalgique, sa personnalité s’universalise et le monde du même coup se transforme à ses yeux, « s’intériorise » pour ainsi dire en lui. L’opposition s’efface entre la conscience et les choses, la barrière tombe, qui sépare les êtres et morcelle la vie infinie, la poésie ressuscite au sein des forces brutales et matérielles, l’espace et le temps confondent leurs éléments dispersés.

Ainsi s’affirme l’antithèse que devaient faire, dans l’esprit de Novalis, les années d’apprentissage du poète Henri d’Ofterdingen avec celles du jeune marchand bourgeois Wilhelm Meister. Celui-ci part du rêve — d’un idéal juvénile et chimérique sans doute — pour s’en séparer toujours plus et se rapprocher du monde réel. Il compte ses progrès par ses désillusions. Ses aventures et ses fausses vocations, selon l’expression de Novalis, « ne font que retarder l’avènement de l’évangile économique bourgeois ». L’élément romantique, représenté par Mignon et le Harpiste, apparaît de plus en plus avec un caractère nettement maladif ou pathologique. — Tout à l’inverse Henri d’Ofterdingen partira de la réalité, — d’une réalité, il est vrai, déjà singulièrement imprégnée de mysticité et de poésie — pour s’élever toujours plus haut, par la puissance de la poésie intérieure, dans le monde du rêve et de l’idéal. « Dans Henri d’Ofterdingen », ainsi Novalis résumait la pensée maîtresse de l’œuvre, « se trouve en fin de compte la description détaillée et la transfiguration intérieure du « Gemüt ». Le héros entre dans le pays de Sophie, dans la Nature telle qu’elle pourrait être, dans un monde allégorique. »[19] L’esthéticien Solger à son tour définissait en ces termes le plan philosophique du roman : « À mon sens l’œuvre devait intentionnellement s’ouvrir dans la vie réelle et, à mesure que Henri d’Ofterdingen lui-même s’élevait dans le monde de la poésie, sa vie terrestre à son tour devait s’y perdre de plus en plus. Ce serait ainsi une histoire mystique, le déchirement du voile sous lequel la réalité terrestre et finie dérobe l’Infini — une théophanie, bref un véritable mythe, qui ne se distinguerait des autres mythes que parce qu’il a pris corps, non pas dans l’âme collective d’une nation, mais dans celle d’un individu particulier. »[20]

Le premier chapitre raconte la naissance du poète. Il s’agit ici, bien entendu, d’une naissance « supérieure » et toute spirituelle. À vrai dire ce qu’on appelle communément la naissance est un évènement chronologique fortuit, d’où les hommes ont coutume de dater arbitrairement le commencement de leur existence. — S’agit-il de la naissance corporelle ? Elle a été préparée de longue date dans la trame obscure du Destin. « Vous parliez tout à l’heure de rêves », dit la mère du jeune poète à son mari, « sais-tu bien que tu m’as raconté autrefois un rêve, que tu avais fait à Rome, et qui t’a pour la première fois donné l’idée de venir à Augsbourg et de demander ma main ? » C’est ce rêve qui en réalité a marqué la naissance terrestre du poète : alors la première semence d’amour est tombée dans deux cœurs qui se cherchaient et une destinée nouvelle a tressailli d’un premier frisson de vie. — S’agit-il au contraire d’un moi supérieur, prenant conscience de ses destinées intérieures ? Alors surtout il devient téméraire de vouloir fixer un commencement absolu. À vrai dire nous naissons continuellement et la vie ne fait que nous révéler toujours plus à nous-mêmes. Tout au plus pouvons-nous distinguer quelques grandes étapes, — un amour, une amitié, un enthousiasme, un deuil peut-être, qui ont fait une déchirure soudaine dans le voile intérieur. C’est une naissance de ce genre supérieur qui s’accomplissait dans l’âme du jeune Henri, lorsque fiévreusement il repassait dans son esprit les récits de l’Étranger et sentait sa vie entière se renouveler et s’orienter vers de nouvelles destinées.

Mais cette continuelle naissance n’est qu’un des aspects de la réalité éternelle. Il est tout aussi vrai de dire que nous mourons continuellement. La vie parfaite est un idéal dont nous nous approchons indéfiniment, sans jamais l’atteindre complètement. Ce que nous appelons la mort n’est donc qu’un anéantissement de la vie imparfaite en vue d’une vie supérieure : de là sa nécessité métaphysique. « La vie parfaite s’appelle le ciel… Ce que nous appelons ici-bas la mort n’est qu’une conséquence de la vie absolue et céleste, une continuelle destruction de la vie imparfaite… »[21] La naissance et la mort deviennent de la sorte deux termes relatifs et coexistants, comme la systole et la diastole, la pulsation intime de la vie universelle et parfaite. Nous mourons à chaque instant, dans tout ce qu’il nous faut quitter, pour atteindre une perfection plus haute, et cette mort même est la condition de tout progrès. À chaque instant s’entr’ouvrent et se referment pour nous les portes de la mort et de la vie. « En tant qu’esprits terrestres nous tendons vers la perfection spirituelle, vers la spiritualité pure. En tant qu’êtres extra-terrestres et spirituels, nous tendons vers l’organisation terrestre, vers la vie corporelle pure… Un homme qui devient esprit est en même temps un esprit qui devient corps. Cette forme supérieure de mort, si je puis ainsi m’exprimer, n’a rien de commun avec la mort ordinaire. Elle est ce que nous pourrions appeler une transfiguration… N’y aurait-il pas aussi dans l’au-delà une mort dont le résultat serait la naissance terrestre ? »[22] La plupart ne voient que successivement les deux aspects de leur destinée. Quelques « avertis » seulement ont aperçu tout de suite la vie avec son double visage.

À cette initiation douloureuse et nécessaire doit être préparée l’âme du jeune Henri. Un évènement insignifiant en apparence, le départ de la maison paternelle, lui en donne le premier pressentiment. « Avec une tristesse infinie le cœur novice apprend pour la première fois que les choses d’ici-bas passent, ces choses qui paraissaient à l’esprit inexpérimenté si nécessaires, si indispensables, qui se sont mêlées à la substance de sa vie et doivent lui sembler aussi impérissables que cette vie même. Comme un premier message de mort, la première séparation demeure ineffaçable. » Quittant donc la petite ville d’Eisenach et le toit paternel, Henri se rendra avec sa mère à Augsbourg, l’opulente cité de la Souabe, où habite son grand-père paternel, l’hospitalier Schwaning. « Il se vit au seuil d’un monde lointain, où souvent son regard s’était perdu du haut des montagnes et que son imagination lui peignait avec les plus étranges couleurs. Il était sur le point de se plonger dans les flots d’azur. La Fleur merveilleuse se dressait sur son chemin. Il jeta un dernier regard en arrière, vers la Thuringe. Un étrange pressentiment lui disait qu’après de longues pérégrinations, des contrées inconnues, où il se dirigeait à présent, il reviendrait un jour au pays natal et qu’ainsi son départ même l’y ramenait déjà. »[23]

La caravane se compose de commerçants, gens simples et observateurs, qui ont beaucoup vu et voyagé et représentent comme une première étape vers la fusion romantique des races et des pays. Ils commencent par faire à leur jeune compagnon un tableau enchanteur de la Souabe, pays ensoleillé, où mûrit un vin généreux, où fleurit la poésie, où les femmes sont belles et chastes. « Sans doute sous le doux soleil de l’Allemagne du Sud votre caractère quittera sa réserve farouche ; des jeunes filles rieuses auront vite fait de vous dégourdir l’esprit et de vous délier la langue. » Par eux aussi Henri entend une première fois parler de poésie, sous une forme populaire et naïve, sous forme de légendes et de paraboles. La première parabole qu’ils lui racontent est la légende d’Arion. Ce mythe, où se trouvait allégoriquement exposé le pouvoir miraculeux du chant et de la poésie, était particulièrement en honneur auprès des auteurs romantiques. Guillaume Schlegel l’avait versifié, en prenant pour modèle les grandes ballades de Schiller. Tieck l’avait également traité en vers et intercalé dans les « Fantaisies sur l’Art » d’abord, et puis dans « Franz Sternbald ». C’est pour cela peut-être que Novalis se contente d’une narration en prose. Encore dépouille-t-il presque complètement le mythe de l’élément descriptif, pour en approfondir surtout le sens allégorique et philosophique. Deux puissances se combattent dans le monde : la cupidité, la soif de l’or, le désir égoïste d’appropriation qui n’engendre que haine, rapines, endurcissement ; — et la poésie, puissance d’apaisement, d’humanisation. Le monde primitif était sous l’empire de cette dernière. Mais la convoitise mauvaise s’est éveillée dans le cœur humain, qui s’est endurci. Des hommes cruels et ravisseurs se sont partagé les dépouilles du chanteur. La poésie, serait morte pour toujours, si une sympathie miraculeuse, issue des profondeurs obscures de la nature et symbolisée par un dauphin, n’était accourue à son secours. Mais là ne s’arrête pas le mythe chez Novalis : il faut, dans un épilogue, que les puissances meurtrières, retournant contre elles-mêmes leur fureur homicide, se déchirent et s’entre-détruisent et que le trésor rentre enfin au pouvoir de son possesseur légitime, le poète, le seul qui saura en user noblement.

Un second apologue raconté par les marchands, — les amours de la princesse et du ménestrel, — complète la pensée exprimée dans la légende d’Arion. Après l’œuvre de la haine et du mauvais désir, voici l’œuvre du bon désir et de l’amour romantique. — Jadis, dans un empire lointain, la merveilleuse Atlantide des théosophes, les arts ont épanoui toutes leurs splendeurs et le bonheur de tous aurait été sans mélange, si à cette terre fortunée n’avait manqué quelque chose de plus intime et de plus secret : l’amour n’avait pas encore parlé au cœur de la jeune princesse, l’unique héritière du royaume. Cependant une fleur de nostalgie amoureuse s’épanouissait silencieusement dans le cœur d’un jeune ménestrel, qui loin de la cour, dans une retraite ignorée, avait grandi auprès de son père, vénérable naturaliste. La rencontre en apparence fortuite de ce couple prédestiné, les progrès imperceptibles de l’amour, la disparition soudaine de la belle princesse qui, loin des fêtes brillantes de la cour, a suivi dans la chaumière l’appel irrésistible de son cœur, le deuil et la tristesse du roi son père et enfin, après les joies chastes de l’amour caché, l’épreuve purifiante, le pardon imploré, l’apaisement et la réconciliation au cœur du père offensé : telles sont les péripéties de la romanesque aventure. L’allégorie est transparente : la chaumière où se trouvent rassemblés le vieux naturaliste, le jeune poète et la belle princesse symbolise l’union des sciences de la nature, de la poésie et de l’amour dans l’esthétique romantique. L’adoption du jeune couple et son couronnement représentent, la domination religieuse et sociale par l’art, que rêvaient les poètes de la nouvelle école.

On pourrait rapprocher la dernière partie de ce « Mærchen » de Novalis de la ballade célèbre de Gœthe « Le chanteur », intercalée dans Wilhelm Mleister. La situation est à peu près la même chez les deux auteurs : devant la brillante assemblée, présidée par un roi ami des arts, un ménestrel s’avance. Mais entre les deux figures principales, quelle antithèse déjà ! Ici, la noble et sereine figure du chantre homérique, du vieillard recueilli et inspiré, dont le front s’est auréolé de sagesse, dont les yeux se sont fermés à toute vaine curiosité. Là, le troubadour romantique, tour à tour implorant, impétueux et pathétique, dans tout l’éclat de la jeunesse et de l’amour. Quelle différence aussi dans la pensée secrète qui anime les deux personnages ! Au milieu des splendeurs d’une fête le chanteur de Gœthe est venu apporter quelques accents héroïques, quelques notes harmonieuses. Mais il refuse la chaîne d’or que le roi lui fait présenter : il est l’hôte de passage, qui vient embellir la joie des autres, en y mêlant quelques divines émotions d’art. Son chant est sa plus douce récompense. Sur quelques paroles de fière indépendance il prend donc congé de ses augustes auditeurs. Tout au contraire l’hymne qu’entonne le troubadour romantique n’est qu’un plaidoyer éloquent et pathétique, une apothéose lyrique de son propre cœur, une glorification passionnée de son propre art. Comme tout paraît calculé en vue de 1’« effet » final ! Comme tout semble appeler à l’avance cette acclamation, qui tout à l’heure s’échappera de toutes les bouches, qui fléchira le cœur du roi, qui absoudra l’amant fortuné, qui enivrera de joie et d’orgueil le poète triomphant ! Nulle part n’apparaît plus saisissant le contraste entre l’art classique et l’art romantique.

Parmi ces entretiens Henri et ses compagnons sont arrivés à un château-fort. Des clameurs belliqueuses emplissent les voûtes gothiques. La Guerre, avec sa farouche poésie et ses ivresses grandioses, va se révéler au jeune poète, la Guerre sous sa forme la plus romantique : la Croisade. « La vraie guerre », dit le poète Klingsohr, « est la guerre de religion : ici le délire humain apparaît sous sa forme la plus parfaite. » Dans la guerre se manifestent les forces démoniaques qui, à certaines heures, soulèvent l’humanité et bouleversent la configuration mondiale. « Beaucoup de guerres, surtout celles provoquées par la haine nationale, appartiennent à cette classe : ce sont de vrais poèmes. C’est ici l’élément familier des héros, de ces nobles figures, qui méritent de faire pendant aux poètes, et qui ne sont, que des forces cosmiques, pénétrées d’une poésie instinctive. » Il y a ainsi deux classes d’individualités supérieures et romantiques : les héros et les poètes. Les premiers soulèvent et remuent les masses profondes et écrivent, à grands coups d’épée, le poème de l’histoire. Mais ce sont des instinctifs, des inconscients. « Il en est tout autrement de ces hommes calmes, ignorés, qui portent leur monde dans leur âme, dont l’activité est pure contemplation, en qui la vie est une organisation silencieuse de forces intimes et cachées… De grands évènements, des hasards fréquents les troubleraient… Par contre leur sensibilité attentive se trouve suffisamment occupée par les phénomènes familiers et insignifiants, qui leur présentent le vaste monde sous des formes toujours nouvelles, et à mesure qu’ils avancent, ils font au dedans d’eux-mêmes les découvertes les plus surprenantes sur la nature et la signification de ces évènements. Ce sont les poètes… » À cette lignée se rattache Henri d’Ofterdingen. La guerre avec ses ivresses brutales a troublé, pendant quelques instants, son imagination passionnée : mais l’enthousiasme tumultueux s’apaise pour ne laisser après lui qu’une nostalgie plus lucide. « La Fleur de son cœur se laissait entrevoir dans une fulguration lointaine. » Son âme pensive a deviné le sens caché de cette « poésie instinctive », qui inspire, à leur insu, les Croisés : elle s’appelle l’Orient.

L’Orient va donc se manifester au poète. Il entend une mélodie plaintive s’élever d’un bosquet, aux abords du château. Une captive sarrasine, Soulima, berçant un enfant dans ses bras, chante les regrets de la terre natale et les tristesses de l’exil. Au jeune étranger compatissant qui s’est approché d’elle, elle découvre un Orient féerique, de pure fantaisie, dans le goût du 18me siècle, en même temps que certaines paroles énigmatiques font pressentir des parentés lointaines et des reconnaissances romanesques, comme on les aimait à cette époque. Ce personnage de Soulima est une des innombrables formes que revêtira la nostalgie du poète, une des multiples incarnations de la Fleur bleue qui hante sa pensée et son cœur. Peut-être faut-il y voir aussi une réminiscence de la figure de Mignon. Certaines strophes de l’Orientale font songer en effet aux regrets nostalgiques du personnage gœthien. Novalis reprochait au poète classique d’avoir incarné l’élément romantique dans une enfant malade et dans un vieillard dément. « Tout ce qui est romantique », disait-il de Wilhelm Meister, « périt dans le roman. La poésie y revêt un aspect pathologique. » Ainsi Soulima donnerait la réplique à Mignon, de même que nous avons vu le jeune troubadour donner la réplique au vieux Harpiste errant. Mais ici encore le rapprochement n’est guère à l’avantage du poète romantique. Il nous fait toucher du doigt un des grands défauts de son art : son impuissance à évoquer des personnages concrets et vivants. Loin bien à côté de la figure de Mignon, si plastique dans le mystère qui l’enveloppe, l’Orientale de Novalis paraît inconsistante, fantomatique, froidement allégorique !

Henri d’Ofterdingen et ses compagnons ont repris leur voyage. Ils entrent dans une contrée abrupte et rocheuse. Dans une auberge villageoise Henri rencontre un nouveau personnage, dont les paroles exerceront sur sa destinée intérieure une influence profonde : le maître mineur Werner, nouvelle incarnation du maître de Freiberg. Rien ne montre mieux chez Novalis l’ignorance systématique des réalités sociales que le tableau idyllique qu’il trace de la dure existence des mineurs. Quoique romantique aussi, Steffens avait emporté de tout autres impressions de son séjour à Freiberg. « Avec beaucoup d’intérêt, — raconte-t-il, — je visitai les cabanes des mineurs, C’est un petit peuple paisible, d’un caractère facile : cependant je dois dire que de toutes ces prétendues légendes sur le monde souterrain et de toute cette poésie qui à leurs occupations donnerait une signification plus élevée, je n’ai vu trace. La misère accablante, le souci harcelant du lendemain ne permettent ni à la souffrance, ni à l’espérance, ni à la terreur de s’exprimer poétiquement, que ce soit sur un ton gai ou sur un ton triste. »[24]

Est-il besoin d’ajouter que les mineurs romantiques n’extraient ni du fer, ni du charbon, mais uniquement de l’or ? Ils extraient de l’or, comme les bergers et les bergères de Mme Deshoulières gardent des brebis : par goût philosophique ou par vocation sentimentale. Ce serait singulièrement rabaisser leur noble métier que de lui assigner un but industriel ou économique. L’or pour eux n’est pas le vil métal qui excite la cupidité des mortels : il est le Roi des métaux, dans le sens alchimique, c’est-à-dire un « primat » de la nature minérale. Il représente, un état d’absolue pureté de la matière cosmique, de l’Eau-mère primitive. Son extraction prend ainsi un sens tout-à-fait idéal. C’est ce mythe alchimique de l’or que Werner expose poétiquement au jeune poète.

En un invisible et mystérieux château, au centre de la terre, habite Sa Majesté tant adulée. Elle baigne ses « membres délicats » dans les flots mystérieux, qui sans cesse restaurent le précieux métal dans sa pureté primitive. Son reflet royal semble émaner « du sang blanchâtre de sa mère », c’est-à-dire de l’Eau-mère créatrice. Quant à son palais, il est tombé « du fond des Océans profonds ». Ici encore les termes du poète ont besoin d’être interprétés dans un sens neptuniste et alchimique. Schubert, qui se rattachait également à l’école de Werner, appelle les grands massifs « les vagues pétrifiées d’un immense Océan. »[25] En se précipitant et en se solidifiant ces masses ont engendré un nouveau lien, la pesanteur, « pour empêcher la fuite vers le ciel ».[26] Cependant, s’il faut en croire certains écrits alchimiques, le fluide primitif, où l’or baigne et purifie ses membres subtils et ses fines ramifications, ne reste pas inactif, sous les masses qui l’emprisonnent aujourd’hui. Sous forme de vapeur il s’échappe sans cesse de sa prison souterraine, reprend contact avec les éléments astraux, puis, chargé et fécondé par eux, s’accroche comme un brouillard aux parois rocheuses, et s’infiltre de nouveau dans le sol, en ruisselant à travers les tissures.[27] C’est à peu près la même opération qui se trouve décrite par Novalis. « Des sources bien connues ruissellent seules de la toiture jusqu’à lui. Ce qu’ont aperçu leurs yeux limpides dans les palais immenses des constellations, elles viennent le lui rapporter et ne tarissent point de merveilles. »

Mais c’est à présent que va apparaître la signification idéale du mythe et que s’éclairera d’un nouveau jour l’activité terrestre des mineurs. Une loi de l’idéalisme nouveau c’est en effet que le « Moi » apparaisse, que la réalité intime et cachée se révèle ou, selon l’expression de Novalis, que « le dedans de toutes choses soit manifesté au dehors ». Ainsi en va-t-il des profondeurs de la terre et de l’élément primitif. Un jour l’or, d’abord inconnu et caché, a dû apparaître à la surface et se manifester aux hommes. Sa royauté, aussitôt reconnue, a d’abord été malfaisante, parce qu’au lieu d’admirer en lui son éclat royal et merveilleux, comme un pur symbole, les hommes en ont fait un instrument matériel de jouissance, un objet de convoitise. Ils sont ainsi devenus les esclaves du nouveau monarque. Quelques-uns, plus audacieux, ont entrepris de mettre au jour sa retraite cachée. Tout en paraissant servir la cupidité humaine, ils lui ont cependant porté un coup mortel. « S’ils réussissent à découvrir l’empire intérieur, le jour de la liberté luira ». Ainsi l’auteur romantique reprend au compte des mineurs une idée souvent exprimée par les alchimistes du Moyen-âge : plus l’or se répandra, plus il perdra de sa valeur mercantile et moins il éveillera la convoitise égoïste. En même temps un nouvel Océan verdoyant, le tapis bigarré de la vie végétale, envahira le château déserté : une forme supérieure d’organisation prendra possession du monde minéral et souterrain.[28]

L’âme de Henri est préparée à recevoir l’initiation aux mystères de la Nature. Il en connaît à présent les intimes profondeurs ; il en pressent les grandes époques, les lentes évolutions, racontées par les assises successives du sol souterrain. Une chose lui manque cependant encore : c’est la perception distincte de l’universel symbolisme. Il faut que dans la nature il reconnaisse, simplement, extériorisée et pour ainsi dire matérialisée et objectivée dans ses diverses étapes et à ses divers âges, l’histoire intérieure de sa propre âme. Il faut qu’il retrouve en dehors de lui le tableau largement déployé de tout ce que contient sa propre conscience, sous une forme implicite et encore confuse. Il faut que se rapprochent les hiéroglyphes du monde intérieur et ceux du monde extérieur, afin que de ce soudain rapprochement jaillisse l’étincelle lumineuse. Dans la pénombre fantastique d’une nuit d’été s’accomplira l’initiation.

« Dans l’âme de Henri se reflétait la féerie du soir. Il eût dit que le monde reposait au dedans de lui, déployé et ouvert, et lui découvrait comme à un hôte familier ses trésors et ses charmes cachés. Tout apparaissait autour de lui, grand, simple et si intelligible ! Ce qui seul rendait la nature ainsi impénétrable, c’est qu’elle amoncelait autour de lui, avec une si grande profusion de signes variés, les réalités les plus proches et les plus familières… Les paroles du vieillard avaient soulevé au dedans de lui une tenture secrète. Il vit sa petite chambrette, adossée au flanc d’une superbe cathédrale : sur les assises de pierre s’élançait le monde austère du passé, tandis que, du haut de la coupole, l’avenir limoneux et joyeux, en un vol de chérubins d’or, descendait en chantant jusqu’à lui. Des sonorités puissantes vibraient parmi les cantiques argentins, et par les larges portiques s’acheminaient toutes les créatures, exprimant chacune distinctement sa nature intérieure en une prière simple et en un idiome particulier. Comme il s’étonnait en pensant que cette vision précise, déjà indispensable à son existence, lui avait été si longtemps étrangère ! D’un seul coup d’œil il embrassait à présent tous ses rapports avec le vaste monde qui l’entourait ; il éprouva ce qu’avait déjà fait pour lui ce monde, ce qu’il serait encore pour lui, et il comprit toutes les figures et sollicitations étranges qu’en le contemplant souvent déjà il avait ressenties. »

Le mineur, Henri et quelques compagnons, se sont enfoncés dans une caverne profonde, que la superstition populaire entoure d’un mystère redoutable : la vue des ossements épars, vestiges d’une époque tourmentée, n’a pas arrêté leur courageuse exploration. Arrivés à une certaine profondeur ils s’arrêtent soudain : leur oreille est frappée par un chant mélodieux et plaintif qui s’élève de l’intérieur. Poussés par la curiosité, ils s’approchent du lieu d’où semble venir cet appel, et bientôt ils distinguent, dans une cavité aux voûtes surélevées, à la clarté confuse d’une lampe, une forme humaine, penchée sur une table de pierre, où s’étale un grand livre. C’est ici qu’après une vie active et mouvementée, un ermite de haute lignée, le comte de Hohenzollern s’est retiré loin du monde, pour se donner tout entier à la méditation du passé.

Il est fort probable que ce motif de la caverne ait été suggéré à Novalis par la légende du Kyffhæuser. À l’empereur gibelin Frédéric Barherousse l’auteur aurait substitué un Hohenzollern, afin de manifester son attachement à la maison de Prusse. Mais il n’est pas impossible non plus que des motifs théosophiques se trouvent, ici encore, mêlés à cette donnée légendaire et populaire. Les cavernes souterraines. les « loges invisibles » jouent un grand rôle dans le symbolisme des associations secrètes et dans les romans de l’époque. Dans une caverne de ce genre se fait la première éducation du héros de la « Loge invisible », chez Jean Paul, et des conciliabules dans des cavernes souterraines remplissent la dernière partie de ce roman. Les mêmes motifs, avec, une mise en scène différente, apparaissent dans le « Heimweh » de Jung Stilling, dans les « Fils de la Vallée » de Zacharias Werner, dans la plupart des œuvres littéraires qui, de près ou de loin, laissent transparaître quelque chose des agitations occultistes et des rêveries théosophiques du temps. Une des légendes de la Confrérie des Rose-Croix, mise en circulation au 16me siècle et dont la paternité est souvent attribuée à Andreæ, veut que le fondateur de l’Ordre, Jean Rosenkreuz, après de lointaines pérégrinations, se soit retiré au fond d’une grotte, ayant prédit que ses premiers disciples y retrouveraient son corps, cent vingt ans après sa mort, et y découvriraient en même temps un livre de merveilleuse sapience. Et c’est bien aussi ce que dans le roman de Novalis les personnages aperçoivent dans la grotte du mystérieux ermite : un tombeau, — celui de son épouse Marie de Hohenzollern, et un livre, écrit en un idiome mystérieux. mais dans les dessins duquel Henri d’Ofterdingen reconnaît avec étonnement sa propre figure et ses propres destinées, étrangement entrelacées avec celles du monde environnant.

« L’Église est la demeure familière de l’histoire et le cimetière en est le jardin symbolique. L’histoire ne devrait être écrite que par des personnes avancées en âge, dont la propre histoire est close et qui n’ont plus d’autre perspective que d’être bientôt transplantées dans le jardin. » Telle est la conception romantique exposée par le noble ermite, personnification allégorique de l’Histoire. Celle-ci se confond à vrai dire avec la nature : elle est simplement une nature plus récente, plus particulièrement humaine, — tandis que les sciences de la nature nous dévoilent les archives préhistoriques du monde et de la création. « La physique est d’une manière générale l’histoire primitive et véritable ; ce qu’on appelle communément histoire, n’est qu’une histoire dérivée. »[29] C’est pourquoi l’historien romantique se retirera loin des agitations superficielles de la vie contemporaine pour prendre conscience, au sein de l’isolement et de la nature, des destinées éternelles, des grandes puissances religieuses de la vie et de l’histoire, qui unissent l’avenir au présent et au passé le plus reculé.

L’antique chevalerie, l’orient, la nature, l’histoire ont été révélés à Henri ; il faut qu’il reçoive encore la consécration suprême : la consécration par l’amour et l’adoption par la poésie.

Couverts de poussière, les voyageurs entrent dans Augsbourg, le terme de leur voyage, — et approchent de la demeure du vieux Schwaning. Déjà ils aperçoivent la maison hospitalière, tout illuminée, et une musique de danse arrive à leurs oreilles, en flots bourdonnants. Après la première surprise et les larmes d’un doux revoir, Henri et sa mère sont introduits dans la salle de fête. Deux visages ont du premier coup frappé les regards éblouis du jeune homme. C’est d’abord celui d’un personnage, que dans le livre de l’ermite il avait souvent aperçu à ses côtés : « La noblesse de son maintien le distinguait de tous les autres. Son visage respirait une gravité sereine ; un front découvert, bombé avec grâce, de grands yeux noirs, pénétrants et fermes, une expression malicieuse autour de la bouche souriante, l’absolue pureté des traits et les proportions toutes viriles de sa stature le rendaient intéressant et attrayant. Il était d’une forte taille, ses gestes étaient calmes et expressifs et là où il se tenait il semblait vouloir se tenir éternellement. » C’est le poète Klingsohr, figure idéalisée de Gœthe.

Sa fille Mathilde n’a pas fait une impression moins profonde sur le cœur de l’étranger : « Elle semblait être l’esprit du père en sa plus gracieuse incarnation. Ses grands yeux calmes parlaient un idiome d’éternelle jeunesse. Sur un fond d’azur clair reposait le doux éclat des prunelles sombres. Le front et le nez faisaient une courbe charmante. Un lis tourné vers le soleil levant, tel on eût dit son visage : du cou svelte et blanc des veines bleues montaient en serpentant et déroulaient leurs entrelacements gracieux autour des joues délicates. Sa voix était pareille à un écho lointain et la petite tête brune et bouclée paraissait à peine flotter sur sa taille mignonne. ».

La musique et la danse ont mis le vertige dans les cœurs : les joies du festin font monter à toutes les têtes une ivresse communicative. « Des corbeilles de fleurs épanouissaient sur la table leurs couleurs éclatantes et répandaient leurs parfums ; le vin serpentait furtivement entre les assiettes et les fleurs, agitant ses ailes d’or et brodant des tapisseries bigarrées entre les convives et le monde extérieur. À présent seulement Henri comprit ce que c’était qu’une une fête. » La chaleur du festin attire sans effort la chanson sur les lèvres. C’est d’abord l’aimable amphitryon, le vieux Schwaning, qui, malicieusement dit à quoi rêvent les jeunes filles, le soir, sur l’oreiller. Puis le poète Klingsohr se lève. La parole chaude, le geste sobre et large, il montre comment, depuis la grappe dorée, depuis les rêves troubles au fond des cuves gémissantes, jusqu’à sa royale demeuré de cristal, mûrit et s’ennoblit l’âme fougueuse du vin, inspiratrice des poétiques enthousiasmes et des amoureuses licences. Henri s’abandonne au trouble délicieux qui l’envahit. Il était assis aux côtés de Mathilde. « Il prit sa main et la baisa tendrement. Elle la lui abandonna et lui répondit par un regard d’ineffable tendresse. Il ne put résister, se pencha vers elle et l’embrassa sur les lèvres. Elle fut surprise et rendit involontairement l’ardent baiser. — « Bonne Mathilde » — « cher Henri » — ce fut tout ce qu’ils surent se dire. Elle lui pressa la main et disparut dans la foule… »

Dans ces regards échangés, dans ce furtif contact des lèvres, dans cet imperceptible pressement de mains, l’amour terrestre a exprimé toute sa poésie. L’enfant idéal de Henri et de Mathilde — Astralis —, symbole poétique de leurs cœurs unis et de leur amour éternel, est né dans l’éblouissement de cette extase. « N’étiez-vous pas présents », lisons-nous dans le Prologue qui ouvre la seconde partie du roman et qui est placé dans la bouche d’Astralis, « le soir de fête où, dans un rêve et comme un somnambule, je me rencontrai pour la première fois moi-même ? N’avez-vous pas été saisis d’un doux frisson, lorsque brilla l’étincelle ?… Alors la première semence tomba dans la fissure : rappelez-vous le baiser après table. Je fus refoulé sur moi-même ; l’espace d’un éclair — et déjà je pouvais me mouvoir, agiter le calice et les fibres délicates et, comme à peine je commençais ma propre destinée, les pensées cristallisèrent rapides en une organisation terrestre. » De ces vers on pourrait rapprocher un passage célèbre de la « Métaphysique de l’amour sexuel » de Schopenhauer, où celui-ci décrit en termes analogues le mystère métaphysique de la naissance terrestre. « La sympathie grandissante du couple », dit-il, « est à proprement parler déjà la volonté de vivre du nouvel individu, que les deux amants peuvent et veulent procréer. Oui, déjà dans la première rencontre furtive de leurs regards fervents s’allume le flambeau de cette existence nouvelle, qui s’annonce comme une individualité virtuelle, harmonieusement combinée. Les amants ressentent le désir nostalgique de s’unir et de fondre intégralement leur être isolé en un être commun, afin de ne plus vivre ensuite que par celui-ci, et cette aspiration reçoit son exaucement dans l’enfant qu’ils ont procréé et par qui se perpétuent les caractères héréditaires du couple, fondus et combinés. »[30]

Et avec cette manifestation visible de l’amour, ajoute le poète romantique, les destinées du couple terrestre se trouvent accomplies. L’amour ne pourrait plus que se répéter ou déchoir, s’il n’entrait dès à présent dans une région idéale, surnaturelle, par une transformation intérieure qui est à la fois une mort supérieure et une nouvelle naissance et qui, comme toutes les morts et toutes les naissances, ne pourra s’accomplir que lorsqu’une fois de plus se seront entr’ouvertes les portes mystérieuses de l’au-delà. D’ores et déjà la mort de Mathilde se trouve donc psychologiquement nécessitée. Seulement par cette immolation de l’amour terrestre, par ce « suicide philosophique » pourra se dégager complètement des liens du monde corruptible l’aspiration éternelle, la nostalgie infinie qui s’est éveillée au cœur du poète, dans les premières pages du roman, et que symbolise la Fleur bleue. « Ce que je ressens, n’est-ce pas ce que je ressentais naguère en rêve, à la vue de la Fleur bleue ? Quelle secrète correspondance y a-t-il entre Mathilde et cette Fleur ? » Dans un long duo d’amour les deux amants se chuchotent ces mystères confusément entrevus. « Qui sait — dit Henri — si notre amour ne se transformera pas pour nous en ailes de flammes, qui nous emporteront vers la céleste patrie, avant que nous aient atteints la vieillesse et la mort ?… — À moi aussi répond Mathilde — tout paraît si facile à croire et je sens si distinctement une flamme secrète s’allumer au-dedans de moi : qui sait si elle ne nous transfigurera pas et ne consumera pas lentement toutes les attaches terrestres ? » Ne faut-il pas lire dans ces lignes une variante de ce singulier « délire de désincarnation », qui semble bien être un des traits fondamentaux de la physionomie morale de Novalis — une transcription littéraire nouvelle de ce « morbus mysticus », qui s’était déclaré chez lui en pleine période de bonheur et où Hegel reconnaissait les symptômes alarmants d’une sorte de « consomption de l’esprit » ?

Dans un rêve prophétique, Henri a vu Mathilde emportée dans une barque, sur les flots bleus d’un fleuve. Brusquement la barque chavire. En vain il appelle, il implore. La nouvelle Ophélie lui sourit avec une ineffable tendresse. et s’enfonce dans l’abîme. Et voici reparaître la « foi » mystique, qui a inspiré le Journal et les Hymnes à la Nuit, qui anime d’une espérance secrète le disciple à Saïs et qui se trouve allégoriquement exposée dans le « Mærchen » d’Hyacinthe et de Petite-Fleur-des-Roses, — l’idée-fixe passionnelle qui oriente secrètement toutes les préoccupations scientifiques, religieuses et philosophiques du poète, sa théorie de la nature et sa conception particulière du christianisme, — le « mythe » personnel ou, si on préfère, le motif obsédant, qu’il renouvelle en des variations littéraires innombrables, où son imagination se trouve emprisonnée et comme ensorcelée : la réunion prochaine dans l’au-delà, l’attrait passionnant de la mort, le réveil complet, c’est-à-dire un rêve plus profond, après les fiévreuses illusions de la vie.

Les années d’apprentissage terrestre du jeune. Henri touchent à leur terme. Par l’amour il a été initié à la plus haute source d’inspiration poétique ; par l’immolation de ce qu’il aimait le plus au monde, une aspiration « transcendantale » s’est éveillée en lui et il a découvert un point de vue supérieur, « de l’autre côté de la vie ». Des sens nouveaux font éclore en lui une source plus haute de poésie et de sagesse. « La vraie poésie vient d’être mise au monde », écrivait l’auteur à ses amis romantiques, tandis qu’il commençait la seconde partie de son roman, et il appelait celle-ci « l’Accomplissement » (Die Erfüllung'), alors que la première n’était, encore que « l’Attente » (die Erwartung). Cependant, avant de pénétrer dans ce nouveau sanctuaire, une figure mérite encore de nous retenir quelques instants dans la sphère inférieure et terrestre : celle du poète Klingsohr.

Klingsohr, c’est Gœthe. Insurpassable en matière de métier, il fait du souci de la perfection technique l’essentiel de la vocation poétique. On se rappelle le fragment où Gœthe est défini « un poète éminemment pratique… esprit tout-à-fait simple, lucide, accommodant de tout repos… Comme les Anglais il a d’instinct le sens économique. » Pareillement Klingsohr ne cesse, de prêcher l’ordre, la mesure et « l’économie » à son jeune compagnon. « Si vous vous confiez à mes soins, vous ne passerez pas une journée sans vous être enrichi de quelques connaissances utiles. » Surtout il le met en garde contre un idéalisme exalté. « Le jeune poète, ne saurait avoir trop de sang-froid et de calme… L’inspiration sans intelligence pratique est nuisible et dangereuse, et le poète fera peu de merveilles, si lui même s’émerveille encore de tout. »

Est-ce à dire qu’il faille lire dans ces conseils si sensés, mais un peu prosaïques, la pensée de Novalis lui-même ? Les enseignements de Klingsohr rappellent ceux que, dans le roman de Tieck, donne au jeune peintre Sternbald, tout enivré par l’adoration mystique de son art, le vieux Lucas de Leyde, le maître expérimenté, sûr, méthodique, impeccable, mais un peu étroit d’esprit. « Vos hésitations », dit-il au jeune enthousiaste, « votre trop grande vénération de l’objet sont, à mon avis, « quelque chose de contraire à l’art : car du moment qu’on veut être peintre, encore faut-il peindre vraiment, commencer et finir quelque chose. Aussi bien ne pouvez-vous transporter vos extases sur la toile. »

Il y a donc pour le poète, même romantique, un apprentissage technique, auquel il lui faut se soumettre résolument. Si grande que l’on fasse la part de l’inspiration, il n’en reste pas moins toujours un abîme entre rêver un poème et l’écrire. Et puis les heures d’inspiration sont intermittentes et fugitives et, même chez le grand artiste, elles risquent de s’évanouir, de s’évaporer, sans rien laisser après elles, — si à ces dons géniaux ne s’ajoute une activité constructrice, un effort méthodique qui les utilise. « Il y a », avoue Henri d’Ofterdingen, « un charme tout particulièrement réconfortant dans le sentiment de son savoir-faire ; il nous procure vraiment une joie plus durable, plus précise, que tous ces sentiments débordants, d’une inconcevable et chimérique splendeur. » Ainsi toute la sagesse que Novalis s’est lentement acquise par la lecture approfondie de Wilhelm Meister, il la met dans la bouche de Klingsohr. Celui-ci représente bien l’activité méthodique et réfléchie, le « sens économique » dans l’art, cet ingrédient d’irréductible « prose », sans lequel la poésie n’arriverait jamais à se fixer en une organisation viable et résistante. Mais les sources supérieures d’enthousiasme, Klingsohr ne saurait les révéler, et, aussitôt son cours d’esthétique terminé, il cède la place à sa gracieuse fille qui, elle, sera la véritable Muse du poète. Une fois encore Klingsohr reparaît : pour raconter, au soir des fiançailles, l’histoire des amours d’Éros et de Freya, dans le « Mærchen », que nous avons analysé ailleurs.[31] L’union de Henri et de Mathilde devient ainsi un cas particulier de l’universelle loi d’amour ; le couple romantique est une simple variante du couple cosmique, Éros et Freya, qui prépare l’universel apaisement dans la nature. Si on se rappelle combien ce hors-d’œuvre féerique a été inspiré par le « Mærchen » de Gœthe, on trouvera une raison nouvelle de reconnaître dans Klingsohr les traits idéalisés du grand poète classique.

La seconde partie du roman se trouve à peine ébauchée. La maladie a paralysé la main de l’auteur, alors qu’il commençait à peine à rédiger les premiers feuillets. Quelques fragments obscurs, quelques indications incohérentes et parfois même contradictoires, c’est tout ce que nous possédons de l’œuvre projetée. Tieck songea-t-il sérieusement à se substituer à Novalis et, utilisant les nombreuses confidences qu’il avait reçues de celui-ci, à mener à terme l’œuvre si brusquement interrompue ? C’est ce qui semblerait ressortir de la correspondance de Frédéric Schlegel, lequel frémit du reste à la seule pensée d’un pareil « sacrilège ». — « Mon frère te dira », écrit-il à Schleiermacher, « combien m’a révolté votre manière d’agir avec les écrits posthumes de Hardenberg. Je ne comprends pas une pareille chose de votre part et la seule pensée déjà me paraît coupable et impardonnable. »[32] Sans tenter à notre tour une reconstruction aventureuse, essayons simplement de formuler quelques-unes des pensées directrices qui se dégagent des fragments conservés.

La pensée générale se trouve esquissée dans le prologue, qui ouvre cette seconde partie et que vient exposer un personnage allégorique, Astralis, c’est-à-dire, s’il faut en croire Tieck, « l’Esprit parlant de la poésie et en même temps l’homme sidérique, qui est né de l’embrassement de Henri et de Mathilde. » Il faut se rappeler que Novalis, initié par Tieck, s’était plongé dans la lecture du théosophe Bœhme. Or les théosophes ont coutume de distinguer plusieurs plans de vie, selon le degré d’évolution spirituelle auquel se trouve l’homme. À chacun de ces plans correspond un univers distinct, un état particulier de la matière et de la vie cosmiques. C’est ainsi que Bœhme distinguait trois Principes, correspondant à trois Naissances : le plan physique, où l’homme est introduit par la naissance charnelle ; — le plan « astral », sorte de sphère intermédiaire entre les réalités physiques et le monde spirituel, — et enfin le plan « spirituel », ou encore la sphère divine. Et c’est aussi sur un plan « astral », situé au-dessus du monde physique, que se serait déroulée la suite du roman Henri d’Ofterdingen. Une troisième et dernière naissance devait introduire peu à peu le héros dans un univers purement spirituel. Dans ce monde intermédiaire, où nous entrons dès le début, une forme nouvelle d’existence se découvre à nous ; les barrières qui isolent les êtres s’évanouissent, la matière est devenue éthérée et translucide, les époques les plus diverses se pénètrent et se confondent ; la pesanteur des organes terrestres a fait place à des activités surnaturelles d’intuition et de communication spirituelle ; en une pénombre magique se fondent toutes les oppositions communes entre le jour et la nuit, entre la vie et la mort, entre le rêve et la réalité.

Dans une forêt ténébreuse, un jeune pèlerin s’avance, perdu dans ses pensées, le visage assombri, pareil à « une fleur des nuits ». C’est Henri d’Ofterdingen. Une transformation profonde s’est opérée en lui. Comme Novalis après la mort de Sophie, il vient d’être initié à l’empire de « la sainte, de la mystérieuse, de l’inexprimable Nuit ». La mort, n’oppose plus à ses regards une barrière impénétrable ; il marche sur la limite des deux mondes et une sagesse surnaturelle a fleuri dans son âme. Il y a plus qu’une simple fiction poétique dans la vision qu’il raconte, lorsque soudain, dans un rayon de lumière, se découvre à lui un coin du séjour céleste où l’ont précédé les êtres aimés. On se rappelle la vision ou, plus exactement, l’attaque extatique au cimetière de Grüningen, racontée dans le troisième Hymne à la Nuit. Le visionnaire, à la fin du 18me siècle, était à l’ordre du jour. On lisait avec enthousiasme les visions séraphiques de Swedenborg. « Parfois », raconte Jung Stilling, « mon esprit embrasse d’un coup d’œil unique un tableau, qui s’évanouit au moment même où il se présente ; il me semble alors apercevoir une petite partie du ciel nouveau et de la terre nouvelle ». Ce sont, dit-il, « des paysages qu’aucune expression ne peut rendre ». Il insiste fortement sur la réalité psychologique du phénomène, qu’il sait fort bien distinguer d’une simple rêverie. « Je sais ce que c’est, mais je ne puis le dire à l’oreille que de mes amis les plus intimes, de ceux qui me connaissent entièrement. »[33]

Mais l’ineffable vision s’est évanouie de nouveau et le pèlerin se trouverait replongé plus profondément que jamais dans les ténèbres du doute et du désespoir si tout à coup, au tournant du chemin, il ne voyait apparaître une jeune fille, Cyané, la fille du comte de Hohenzollern, première hypostase de Mathilde. C’est elle qui lui révélera la loi mystérieuse de la naissance et de la mort, l’universelle palingénésie. Cette doctrine était fort en honneur au 18me siècle ; elle avait rallié les suffrages de littérateurs tels que Jean Paul, de prédicateurs tels que Herder, de philosophes comme Fichte, et même de certains naturalistes comme Bonnet. Elle constituait une des parties importantes de l’initiation dans la plupart des sectes mystiques, maçonniques ou théosophiques. La même conception se trouve esquissée dans un grand nombre de fragments de Novalis. Il y a dans l’homme, d’après celui-ci, un « Ego » plus profond que son individualité consciente et qui ne parvient à se manifester intégralement que par des incarnations multiples, par une série d’existences successives. « Cette insuffisance manifeste de la forme corporelle et terrestre », dit-il, « pour exprimer et organiser l’Esprit qui habite en elle, c’est la pensée obscure qui nous fait vivre, qui devient le fondement de toutes nos pensées véritables. Elle est le point de départ de notre évolution comme Intelligences ; c’est elle qui nous oblige à admettre un monde des Intelligibles et une série infinie d’expressions et d’organisations pour chaque Esprit, dont l’individualité actuelle est chaque fois l’exposant ou la racine. »[34] Ces incarnations multiples constituent ainsi une véritable série individuelle d’existences, comme les rêves successifs d’une même Essence indestructible.

Ce n’est pas tout. Parmi ces Esprits qui progressent sans cesse, il y a quelques grandes familles spirituelles, qui évoluent simultanément et dont les membres, unis par une parenté secrète, plus profonde et plus essentielle que celle de la consanguinité physique, se retrouvent et parfois même se reconnaissent aux diverses étapes qu’ils parcourent ensemble. Souvent cette reconnaissance se borne à une réminiscence confuse ou à un obscur pressentiment. Dans l’amour surtout elle se manifeste par les couples prédestinés. Mais, même ignorée, elle n’en oriente pas moins les impulsions profondes de la vie et imprime aux cœurs qu’elle rassemble le cachet d’une électivité mystique, d’une véritable prédestination. Telle est la pensée qui se découvre à Henri d’Ofterdingen, dans un entretien énigmatique qu’il engage avec sa nouvelle compagne. « Qui t’a parlé de moi ? demanda le pèlerin. — Notre mère. — Qui est ta mère ? — La mère de Dieu.[35] — Depuis quand es-tu ici ? — Depuis que je suis sortie du tombeau. — Es-tu déjà morte une fois ? — Comment pourrais-je donc vivre ? — Es-tu seule ici ? — Il y a un vieillard à la maison ; mais je connais beaucoup de gens qui ont déjà vécu. — Veux-tu rester auprès de moi ? — Puisque je t’aime. — D’où me connais-tu ? — Oh ! depuis de longues années. Il y a longtemps que ma mère d’autrefois ne cessait de me parler de toi. — As-tu encore une mère ? — Oui, mais c’est à vrai dire la même. — Comment s’appelle-t-elle ? — Marie.[36] — Qui était ton père ? Le comte de Hohenzollern. — Je le connais aussi. Il faut bien, car c’est aussi ton père. Mon père est à Eisenach. — Tu as des parents en plus grand nombre. — Où allons nous ? — Toujours vers la maison. »

Les personnages de la première partie vont donc reparaître, mais avec des figures changées, portant des noms différents, arrivés à un degré plus avancé de leur évolution mondiale. C’est ainsi que dans le médecin Sylvestre, vieillard vénérable qui cultive son jardin, dans un ermitage mystérieux, on reconnaît la figure de l’Ermite de la première partie du roman — le comte de Hohenzollern, un des « pères » spirituels du héros. Des généalogies fantastiques se dessinent. Non seulement les personnages réels du roman, mais encore ceux de l’apologue raconté par les marchands et du conte cabalistique de Klingsohr se confondent entre eux. Toutes les limites doivent s’effacer entre la légende et l’histoire, entre le rêve et la réalité. « Klingsohr », est-il dit dans la suite projetée, « reparaît en roi d’Atlantide (le père de la jeune princesse qu’épouse, dans le « Mærchen » raconté par les marchands, le jeune ménestrel). La mère de Henri est la Fantaisie (Ginnistan), le père est le Sens, Schwaning la Lune, le mineur (Werner) est le Fer (le Héros du Mærchen)… etc. Henri est le poète du conte symbolique, raconté dans la première partie par les marchands. »

Non seulement avec les vivants actuels, mais même avec les morts de tous les temps Henri d’Ofterdingen devait avoir les plus étranges entretiens. À côté des caravanes d’Esprits qui sont actuellement en marche vers la terre promise, il y a en effet ceux qui sont parvenus au sanctuaire, qui ont définitivement accompli le cycle des naissances et des morts individuelles. Ce sont les Désincarnés. Leur vie est fondue dans le torrent universel et n’est plus rattachée, semble-t-il, à aucune organisation séparée. « Douce attirance des nuits profondes », chuchotent-ils, « méandres secrets des forces occultes, enlacements mystérieux de la volupté, — nous seuls nous vous connaissons. Nous seuls avons touché au but suprême, nous savons tour à tour nous précipiter en torrents, nous égoutter en pluie, et boire en même temps au ruisseau. » En longues strophes, pareilles à des draperies amples et flottantes, se déroule l’hymne panthéistique de l’universel transformisme. Les Désincarnés constituent une « loge » secrète, symbolisée par un cimetière, où ils célèbrent entre eux des mystères et des orgies à la fois funèbres et érotiques.[37]

Ainsi initié le héros devait entrer en rapport avec tous les grands génies du monde, avec les héros et les empereurs, les Sages et les artistes, — traverser toutes les civilisations de l’Orient et de l’Occident, opérer dans sa conscience de plus en plus élargie, ce que Novalis appelait « le processus d’universelle unification » (der allgemeine Reunionsprozess). Une époque particulièrement semblait avoir frappé l’imagination du romancier : celle de l’empereur Frédéric II, avec ses troubadours, ses médecins, ses imams et ses alchimistes. L’illustre gibelin, excommunié par le pape, représentait à ses yeux le monarque philosophe, artiste et alchimiste, vaguement théosophe, hérétique et mystique, à qui la légende attribuait le livre « de Tribus impostoribus », cet ouvrage qui causa au moyen-âge une terreur superstitieuse, bien que personne n’en eût lu une seule ligne. À sa cour l’Orient et l’Occident se donnaient la main ; il dirigeait une véritable académie philosophique, se mettant en rapport avec les docteurs d’Arabie, d’Égypte et de Syrie, tandis que ses médecins essayaient par l’observation directe de renouveler les sciences de la nature.

« Henri », est-il dit dans un fragment, « se rend à la cour de Frédéric II et apprend à connaître personnellement l’empereur. La cour devait former un tableau merveilleux, où se trouvaient groupés les hommes les meilleurs, les plus grands, les plus remarquables du monde entier. L’empereur lui-même devait être la figure centrale. On voyait représentée la vie la plus fastueuse et le vrai grand monde. Le caractère allemand et l’histoire de l’Allemagne sont révélés. Henri s’entretient avec l’empereur du gouvernement, de la dignité impériale. Entretiens obscurs au sujet de l’Amérique et des Indes orientales. Les pensées d’un prince. Le livre « de tribus impostoribus ».[38]

À partir de cet instant nous perdons de vue les traces du héros. Le fameux épisode du tournoi des Chanteurs à la Wartburg devait-il figurer dans le roman ? C’est fort douteux. « J’ai encore mûrement réfléchi au Tournoi des Chanteurs à la Wartburg », lisons-nous dans un fragment, « décidément je l’abandonne. Je mettrai à la place différentes scènes se passant à la cour de l’empereur Frédéric II. »[39] S’il faut en croire Tieck, l’auteur aurait voulu, dans l’épisode du Tournoi, mettre aux prises la religion et l’irréligion, l’esprit romantique et l’esprit rationaliste moderne. « Dans un accès d’enthousiasme orgiaque les poètes se jettent un défi et mettent leur vie comme enjeu. » Il y aurait eu là assurément un intermède fort dramatique : mais c’est précisément le sens dramatique qui faisait complètement défaut à Novalis. Tout au moins cet épisode farouche aurait-il singulièrement détonné, dans une œuvre où tout s’était passé, jusqu’à présent, en rêves, en méditations et en entretiens. — Il en est sans doute de même de la légende d’Orphée mis en pièces par les Bacchantes, que Novalis songea un instant à intercaler dans son roman, en substituant Henri d’Ofterdingen au chantre grec et Mathilde à Eurydice. Dans une œuvre à peine ébauchée, il est impossible d’attribuer une valeur définitive à quelques pierres d’attente. à quelques jetons provisoires qui n’ont d’autre rôle que de tenir l’esprit en éveil et de stimuler le travail d’invention. Tout au plus peut-on deviner les quelques grandes lignes abstraites de la charpente philosophique.

Une de ces pensées directrices, avons-nous vu, semble avoir été la fusion dans Henri d’Ofterdingen de toutes les époques, de toutes les civilisations et de toutes les mythologies du passé. Ce fut là, peut-on dire, une des idées-fixes du romantisme allemand. Car celui-ci, en dépit de sa philosophie intuitionniste et géniale, fut surtout, dans la littérature, un mouvement de critique et d’érudition. Son esthétique, sa production artistique prit de plus en plus un caractère essentiellement artificiel et livresque. Il manque aux auteurs de cette génération le contact direct de l’objet, de la réalité : ils en ont le pressentiment, ils en étudient le reflet dans l’esprit d’un autre artiste, d’une autre époque. Ils voient la nature à travers Bœhme et les théosophes, le cœur et les passions à travers Shakespeare, Calderon ou Gœthe, le christianisme à travers Raphaël ou les mystiques du Moyen-âge. Il leur manque partout, dans l’art comme dans la vie, un point de vue original, bien à eux. De là leur nostalgie philosophique et historique.

On peut dire, à cet égard, que le roman Henri d’Ofterdingen résumé le mieux les destinées intérieures de cette génération littéraire. Après avoir débuté dans les profondeurs les plus intimes de la conscience individuelle, il allait se perdre dans les régions nuageuses de la métaphysique transcendante et de l’historisme sentimental. De plus en plus l’auteur voulait puiser dans des lectures, et non directement dans la vie même, l’inspiration et la charpente de son œuvre. Le passé germanique, le classicisme hellénique, le Moyen-âge chrétien et les mylhologies orientales devaient s’y donner rendez-vous, s’y amalgamer dans un pot pourri fantastique. La mort même de Henri d’Ofterdingen, — qui couronne l’œuvre comme d’une apothéose symbolique, est à cet égard significative. C’est l’artiste romantique qui immole son Moi, tout ce qui le rattache encore à une organisation individuelle, particulière, historique, pour se plonger à corps perdu dans sa nostalgie panthéistique de l’infini : c’est la conclusion nécessaire et la manifestation suprême de ce « morbus mysticus », où Hegel croyait reconnaître « une consomption de l’esprit », et qui fut la maladie moins d’une individualité, que d’une génération entière.

Est-ce à dire que dans cette dissolution rien ne soit né de nouveau et de positif ? Dans le premier romantisme allemand deux tendances fécondes se sont affirmées. L’une aboutit à une rénovation de la critique, des sciences historiques et religieuses, dont l’initiative est due, pour une grande part, aux frères Schlegel. L’autre tendance, — représentée surtout par les poètes, Novalis et Tieck, — provoqua une rénovation artistique, une conception religieuse, symboliste et surtout musicale de la littérature, dont nous pouvons voir aujourd’hui encore, sous nos yeux, les dernières manifestations et les lointaines conséquences. Il nous reste à définir à présent ce document positif de rénovation artistique.

LE ROMAN COSMOLOGIQUE ET L’ESTHÉTIQUE DU RÊVE


Le problème artistique que Novalis s’est posé et dont il a poursuivi la solution à travers toute son œuvre, fut de découvrir une poésie « absolue », c’est-à-dire indépendante de la réalité, capable elle-même de produire celle-ci à nouveau, en d’autres termes, une poésie « cosmologique », se développant par une incessante divination, en un parallélisme merveilleux avec la nature et le monde, aussi philosophique, aussi « a priori », aussi universelle que la pensée du métaphysicien, et apte en même temps à reproduire jusque dans ses aspects les plus particuliers, dans ses modulations les plus capricieuses, dans ses créations les plus éphémères, les plus fragiles, les plus illusoires, cette incessante corporisation de l’amorphe, cette organisation mobile et fugace, que nous appelons la vie. Tel était le postulat d’où se développait sa philosophie esthétique : les différents arts, les religions, les sciences, la nature, l’histoire, en un certain sens même l’industrie humaine lui apparaissaient comme des solutions incomplètes et partielles de ce problème infini, comme les aspects multiples, sous lesquels se manifestait cette Poésie absolue et transcendantale.

Le problème général se posait, pour l’artiste romantique, en termes plus précis. Existait-il une formule d’art qui permît de rassembler dans une pensée commune tous ces éléments dispersés, de les présenter simultanément dans leur multiplicité complexe et. dans leur identité profonde, — un genre artistique, qui engloberait toutes les réalités physiques et spirituelles, qui serait en même temps une théorie universelle de la vie, de la nature, et un résumé succinct de tous les autres arts, tour à tour philosophique, scientifique, descriptif, épique, musical, dramatique ? À ce problème Novalis crut avoir apporté une solution dans son Henri d’Ofterdingen.

La supériorité du roman, à ses yeux, c’est que précisément il ne constituait pas un genre distinct, c’est qu’il ne répondait à aucune définition bien arrêtée, c’est qu’il était une simple formule de synthèse. Au théâtre, règne despotiquement le principe de l’imitation de la réalité. Nous entrons dans la sphère inférieure, où les conflits s’affirment comme réels. L’homme actif et volontaire seul s’y trouve représenté. D’autre part la poésie lyrique révèle plus directement l’homme « intérieur », — mais elle isole ce dernier dans l’univers, c’est une forme d’art trop individuelle, trop subjective ou, selon la terminologie de Schiller, trop « sentimentale ». Seul le roman, tel que Gœthe l’avait ébauché dans son Wilhelm Meister, se prêtait à l’exposition intégrale de l’idéal romantique, essentiellement encyclopédique et synthétique. « Le roman ne devrait-il pas comprendre tous les genres littéraires, dans une succession variée, qu’animerait un même esprit ?… Tantôt conversation, tantôt discours, puis réflexion, puis description et ainsi de suite. Pur reflet de l’âme romantique (ganz Abdruck des Gemüts), où le sentiment, la réflexion, l’intuition, l’image, le dialogue, la musique, etc., alternent sans cesse avec rapidité et se groupent en masses limpides et transparentes. »[40]

Mais si extensible qu’on imaginât cette formule artistique. encore fallait-il en déterminer la teneur générale. Ce que le roman nous présentera donc, c’est, d’abord une interprétation idéaliste de la vie, une philosophie nouvelle de l’Homme et de l’Univers. L’art romantique, avons-nous vu, veut fondre la métaphysique et la poésie en un genre unique et supérieur. Le philosophe est déjà un poète, mais un poète incomplet et tendancieux. Il part de l’idée, du Sujet identique et absolu, pour se rapprocher peu à peu du monde concret, de la vie infiniment mouvante et diversifiée. Mais celle-ci, dans sa totalié, lui échappe toujours ; elle glisse entre les mailles de son filet et sa tentative reste par cela même imparfaite. Son idéal est a priori irréalisable et son système n’a qu’une valeur transitoire. — Tout à l’inverse l’artiste ordinaire et non-philosophe part du monde concret, d’une multiplicité éparse et confuse, fortuite et changeante, au sein de laquelle il s’efforce de fixer quelques relations éternelles. Mais pour que son œuvre eût une véritable valeur, il faudrait qu’elle fût pénétrée par l’esprit philosophique, qu’elle réalisât une « Idée », c’est-à-dire une intuition organisatrice et cosmologique, qui la soutiendrait et l’unifierait dans toutes ses parties.

Ainsi procédera l’artiste romantique, à la fois philosophe et poète. Comme le philosophe il développera une Idée, une conception organique de l’univers, un aperçu original du monde et de la vie. Mais cette Idée sera présentée par lui non pas comme une hypothèse théorique ou comme un postulat moral. Elle se manifestera comme une « réalité » artistique supérieure, comme un univers poétique, susceptible d’une organisation infinie, et cette intuition philosophique, grâce au symbolisme, transparaîtra sous les réalités les plus diverses, dans les combinaisons les plus arbitraires, marquant à l’avance toutes choses comme d’un signe secret. « Un roman doit être poésie de part en part. Or la poésie, comme la philosophie, est une disposition harmonieuse de l’âme, où tout devient plus beau, où chaque objet apparaît sous son vrai jour, et se trouve dans l’entourage et sous le ciel qui lui conviennent. Dans un livre vraiment poétique tout paraît si naturel, et pourtant si merveilleux ! Il semble que les choses ne pouvaient être autrement ; on a l’impression d’avoir dormi jusqu’à ce jour et d’ouvrir pour la première fois ses yeux sur le monde environnant…[41] La poésie est à l’homme, ce que le chœur est au drame grec — la figuration active de l’âme belle et rythmique — la voix accompagnatrice de notre devenir intime — une excursion dans le pays de la Beauté…[42] La poésie donne de la valeur à chaque détail en le mettant en un rapport original avec l’ensemble, et si la philosophie, par sa constitution même, prépare le monde à subir l’influence des Idées, la poésie est pour ainsi dire la clé de la philosophie, elle donne à celle-ci son but et son vrai sens, car c’est elle qui prépare la sociabilité harmonieuse, la famille cosmique, l’économie esthétique de l’univers…[43] Le monde doit être romantisé. Ainsi on en retrouvera le sens primitif… Lorsque je prête à ce qui est commun un sens auguste, à ce qui est ordinaire un aspect mystérieux, à ce qui est connu la dignité de l’inconnu, à ce qui est fini une perspective infinie, je le romantise…[44]

Diverses solutions peuvent se présenter. Ou bien la réalité s’affirme en un conflit grandissant avec le monde supérieur et poétique. C’est là ce qui constitue, pour Novalis, la solution proprement « dramatique ». Elle développe une dissonance, en accumulant les conflits tragiques et les contrastes violents. « Dans les drames de Shakespeare on voit d’un bout à l’autre la lutte entre la poésie et l’élément hostile à la poésie. La vulgarité y apparaît bouffonne ou spirituelle, alors que la supériorité y affecte volontiers un air austère et maussade. La vie inférieure se trouve en un perpétuel antagonisme avec les forces supérieures ; tantôt sous forme tragique, tantôt sous forme de parodie ou par un simple effet de contraste. »…[45] Tel n’est pas le point de vue où se place le romancier. La dissonance ne l’intéresse qu’en vue d’une consonnance plus profonde et comme sous-jacente. « Le roman doit être poésie de part en part ». Il découvre partout des accords admirables, des sympathies cachées, des synchronismes miraculeux, une destinée providentielle supérieure. « On a l’impression d’avoir dormi jusqu’à ce jour et d’ouvrir pour la première fois ses yeux sur le monde environnant. »

Ou plutôt, nous entrons à présent dans un rêve, mais dans un rêve plus profond et plus vrai que la réalité : c’est, l’intuition philosophique que le romancier doit rendre de plus en plus consciente et réfléchie. Il ne saurait à cette occasion se lasser d’explorer les analogies profondes entre notre vie et le rêve. « Dans le rêve », observe Schopenhauer. « les circonstances qui motivent nos actes se présentent comme des faits extérieurs et indépendants de notre vouloir, souvent même comme des évènements haïssables et tout-à-fait fortuits. Mais en même temps se découvre entre eux une connexité mystérieuse et nécessaire, en sorte qu’une puissance cachée semble diriger le hasard et combiner tout particulièrement ces évènements à notre intention. Chose curieuse ! en dernière analyse cette puissance combinatrice ne peut être autre que notre propre volonté, mais aperçue d’un point de vue qui n’est plus situé dans la conscience du rêveur. De là vient que les péripéties se dénouent souvent contrairement à nos propres désirs, ou même nous plongent dans des angoisses mortelles, sans que le destin, dont nous tenons cependant les fils cachés, vienne à notre secours. C’est ainsi que nous nous informons avec curiosité d’une chose et recevons une réponse qui nous remplit d’étonnement, — ou bien des questions nous sont adressées (dans un examen par exemple), auxquelles nous sommes incapables de répondre, tandis qu’un autre personnage, à notre grande confusion, fait la réponse demandée : et cependant, dans l’un et l’autre cas, la réponse n’a pu être tirée que de notre propre fonds. »[46]

À ce point de vue supérieur, qui est celui de l’ironie romantique, se placera également le romancier. De là les destinées individuelles, avec leurs angoisses et leurs conflits, ne lui apparaîtront plus que comme des problèmes « illusoires », comme un rêve que se donne à lui-même le démiurge créateur et dont il tient lui-même les fils secrets. En découvrant ce point de vue esthétique, situé en dehors de la vie commune, le poète verra se déchirer le voile, qui dérobe encore aux rêveurs terrestres les puissances ignorées d’eux et qui sont pourtant les artisans invisibles de leur destinée ; il prendra de plus en plus conscience de l’illusion universelle.

Une fantaisie métaphysique de ce genre a inspiré le plan général du roman Henri d’Ofterdingen. La vie du héros se déroule pareille à un rêve de plus en plus profond et lucide, à un délire allégorique ; son caractère se réduit à un état de monoïdéisme envahissant, à une idée-fixe passionnelle, autour de laquelle viennent se combiner tous les autres motifs. La réalité extérieure se présente sous un aspect purement fictif, illusoire. Chaque perception s’accompagne de l’illusion du « déjà vu », — illusion tout-à-fait caractéristique de ce genre de délires allégoriques. Des chants frappent-ils l’oreille de Henri ? Il croit les avoir entendus dans son enfance. Des étrangers lui font un récit : il y reconnaît sa propre histoire ; il la lit avec stupeur dans un vieux grimoire, ramassé dans une caverne. C’est sa propre âme qui lui apparaît dans les choses et dans les êtres qu’il rencontre. Les personnages apparaissent sur son chemin, juste à l’heure où s’éveille dans son cœur un informulable pressentiment, qu’ils précisent, qu’ils matérialisent pour ainsi dire, — de même que pendant le rêve ordinaire, les sensations organiques diffuses s’objectivent et s’extériorisent en des simulacres concrets. Car ce sont bien des personnages de rêve que Soulima, la nostalgie poétique de l’Orient, que Werner, incarnation symbolique du Maître naturaliste, — que le vieil Ermite, personnification allégorique de l’Histoire, — que toutes ces figures anonymes de marchands, de guerriers, de ménestrels, ombres errantes et indistinctes, qui ne parviennent même pas à une individualité larvaire. À son tour l’image gracieuse de Mathilde se subtilise peu à peu en une vision incorporelle.

Ce n’est pas seulement aux individualités concrètes, mais même aux formes essentielles de toute perception, que s’attaque le délire allégorique. Grâce à la doctrine de la palingénésie, introduite dans la seconde partie du roman, l’auteur pouvait à sa guise briser tous les liens, qui rattachaient encore le récit à une époque et dans un milieu déterminés. Le temps et l’espace n’apparaissent, désormais plus que comme de simples effets de perspective, aussi illusoires que l’individualité, à qui ils servent de support. Toutes les séries chronologiques peuvent arbitrairement s’intervertir, au gré du poète, et le livre de l’Histoire peut être feuilleté indifféremment dans tous les sens. Dans l’état de conscience parfait, disait Novalis, nous vivons aussi bien dans le passé que dans le présent et dans l’avenir : nous n’avons pas besoin de retrouver notre moi par induction et comme à tâtons, dans une succession chronologique déterminée. « Le monde devient rêve et le rêve devient monde », ainsi Astralis, dans le prologue de la seconde partie, prophétise l’ère romantique nouvelle. Dans l’empire du roi Arctur et de la divine Sophie, où le roman devait se terminer, toutes les époques, toutes les saisons, toutes les régions, comme aussi toutes les individualités se confondaient en une féerique anarchie, en un même rêve universel et inépuisable, « et ce qu’on croit arrivé déjà, on peut dans un avenir lointain le voir arriver encore. »

Et ces analogies avec le rêve, qui inspirent la philosophie de l’auteur, ont aussi visiblement imprégné ses procédés de composition artistique. Que par une sorte de décomposition biologique de la pensée consciente on rende l’homme distrait à la réalité environnante et qu’on laisse libre jeu aux activités automatiques et arbitraires de son esprit : il restera une imagination organique, entièrement subordonnée dans l’apparition des images qu’elle enfante aux impressions purement affectives des organes intérieurs : à chaque espèce d’affection correspondra une image ou une suite d’images — un rêve — qui persiste tant que dure la même disposition organique et qui disparaît ou se modifie avec celle-ci. Qu’on imagine maintenant que, par un dédoublement intense de la personnalité, l’esprit puisse assister, lucide et clairvoyant, à cette féerie intérieure, qu’il puisse même, grâce à des réactions biologiques anormales, grâce à une « mimique » spirituelle très particulière, provoquer et, en une certaine mesure, modifier ou combiner à son gré ces dispositions organiques et les évocations qui s’y rattachent : on aura une formule psychologique approximative de la génialité poétique, telle que la concevait Novalis. C’est dans cet organe interne du rêve qu’il a puisé ses meilleures improvisations poétiques. Par là aussi doivent s’interpréter la plupart de ses procédés littéraires.

On pourrait rapprocher cette forme d’imagination et les procédés artistiques par où elle se réalise de la vision kaléidoscopique. Les éléments qui entrent dans l’allégorie du rêve sont, comme les fragments d’un kaléidoscope, extrêmement simples et souvent d’un dessin presque schématique. Mais par des entrelacements infinis l’artiste saura en tirer les mosaïques les plus imprévues. Il lui suffira d’agiter pêle-mêle ces fragments, de les combiner diversement entre eux, d’« expérimenter le hasard », comme il disait lui-même, ou encore, selon une autre de ses expressions, de varier l’ordre de ses « bouts-rimés », pour en faire sortir une succession infinie de motifs et de tableaux. Ses facultés de combinaison abstraite lui tiendront lieu d’inventions nouvelles : il se fera à lui-même un monde familier de symboles évocateurs, sur lesquels il opérera connue sur des signes algébriques. La forme même du récit — un voyage se prête admirablement à cette composition kaléidoscopique. Point de progression proprement dite, ni dramatique ni logique, mais une simple succession de tableaux, qui reproduisent sans cesse sous des aspects imprévus quelques motifs allégoriques fondamentaux. Tous les personnages, tous les évènements sont en germe dans l’exposition, de même que les dessins les plus variés se trouvent à l’avance virtuellement impliqués dans les fragments coloriés d’un kaléidoscope.

De là les deux aspects en apparence contradictoires et déconcertants sous lesquels se présente une pareille composition. Elle paraît à la fois abstraite, théorique, schématique, et puis aussi d’un autre côté incohérente, féerique, follement, capricieuse. Ces deux caractères se trouvent, déjà juxtaposés, plutôt que fondus, dans les fragments où Novalis s’efforcait de tirer au clair ses idées générales sur l’art du romancier. « Un auteur de romans — dit-il quelque part — fait une sorte de bouts-rimés (sic), c’est-à-dire qu’il fait sortir d’une certaine multiplicité donnée de hasards et de situations une série bien ordonnée et organisée, qui conduit un seul individu vers un but déterminé, à travers toutes ces contingences. Il faut qu’il ait d’abord une individualité caractéristique, qui détermine les évènements et est déterminée par eux. Ces variations ou ces mutations d’un même individu en une série continue, constituent la matière intéressante d’un roman… L’individu le plus parfait sera aussi le plus systématique, celui qui est individualisé par un seul coup de dé du hasard, par exemple par sa naissance. Dans ce coup de dé doivent être emboîtés (eingeschachtelt) tous les autres hasards, la série infinie de ses états, ou plutôt il ne s’agit plus ici de hasards, mais d’états prédéterminés… Plus le poète est grand, moins il prend de libertés, plus il a l’esprit philosophique. Il se contente de choisir arbitrairement le premier moment etl développe ensuite tout ce qui se trouve préparé dans ce germe, jusqu’à la solution complète… »[47]

Ainsi parle le philosophe, le mathématicien. Il rêve d’une « analyse combinatoire » qui permettrait de construire des romans « a priori », de les tirer d’une donnée première avec une méthode et suivant une progression aussi rigoureuses, que s’il s’agissait d’une équation algébrique ou d’un problème de contre-point musical. L’œuvre se présente ainsi comme une mosaïque parfaite, d’un dessin géométrique et impeccablement symétrique jusqu’en ses plus infimes détails. Mais survient tout à coup le poète romantique, qui agite pêle-mêle toutes ces savantes formules, en un imbroglio fantastique. Et voici que la conception d’art change brusquement du tout au tout. « Des récits incohérents — lisons-nous dans un autre fragment — avec cependant des associations d’idées, pareilles à des rêves. Des poèmes purement sonores, remplis de mots harmonieux, mais dépourvus de sens et de liaison ; — de-ci de-là quelques strophes à peine intelligibles, comme des fragments épars où se trouvent rassemblées pêle-mêle les choses les plus étranges. La vraie poésie doit offrir tout au plus un sens allégorique général et agir indirectement comme la musique. »[48]

Ici apparaît particulièrement le rôle artistique du « Mærchen ». — « Un Mærchen est incohérent comme une vision de rêve, — un ensemble de choses et d’évènements extraordinaires, par exemple une fantaisie musicale, les suites harmonieuses d’une harpe éolienne, — bref la nature en personne. »[49] De même que le démiurge de la nature varie à l’infini quelques types fondamentaux, produisant pêle-mêle, en des exemplaires innombrables, les combinaisons les plus étranges et les plus extravagantes, — pareillement le romancier grâce au « Mærchen » rétablit provisoirement une période d’anarchie féerique, où se préparent, par une déformation bizarre et fantastique de la réalité, les combinaisons les plus neuves et les plus imprévues. On se rappelle les « Mærchen » enchâssés dans Henri d’Ofterdingen. Ce sont des impromptus fantastiques qui subitement, par un coup de baguette magique, font dévier la progression régulière du récit, empêchent une combinaison trop particulière de se fixer, détachent l’esprit du lecteur de la réalité matérielle des évènements racontés, pour l’élever dans la région du rêve pur. Les personnages qui figurent dans ces contes devaient reparaître dans la suite, comme des êtres non plus fictifs mais réels. À vrai dire cette opposition même est illusoire, puisque c’est l’imagination du poète qui invente, combine et arrange tout. Au moyen du « Mærchen » il nous permet simplement de jeter un coup d’œil dans le laboratoire secret de son imagination, il nous laisse entrevoir dans le lointain, dans une perspective encore trompeuse, les ébauches de « réussites » nouvelles, qui ne pourront se réaliser que progressivement, après une longue série de combinaisons intermédiaires.

Ce n’est pas seulement, par la conception philosophique générale et par les procédés de construction artistique qu’on pourrait définir chez Novalis cette esthétique allégorique du rêve, mais aussi par une valeur expressive toute nouvelle du langage poétique. On a déjà vu qu’un des caractères essentiels du symbole artistique, c’est d’être éminemment suggestif. Le poète ne doit pas raconter ni décrire seulement : ce sont là des procédés d’art subalternes, qui appartiennent plutôt à la prose et que l’artiste a sans doute en son pouvoir, mais qu’il n’emploie jamais pour eux-mêmes. Son art consiste avant tout à « évoquer », et pour cela il faut que lui-même Se double d’un « ensorceleur ». Ce qui importe en effet c’est moins la pensée ou l’image qu’il présente toutes faites au lecteur, que la disposition intuitive ou affective, la tonalité émotionnelle, l’état de croyance et de rêverie qu’il suscite chez ce dernier. La poésie, dira Novalis, est « une représentation du Gemüt, du monde intérieur, dans son intégralité. » Ailleurs il la définit encore « une peinture et une musique intérieures… On cherche par la poésie — qui ne sert en quelque sorte que d’instrument — à susciter des dispositions, des tableaux et des visions tout internes, peut-être même des danses spirituelles. La poésie est l’art du dynamisme psychique (Gemütserregungskunst). »[50] Il précise ce qu’il entend par ces dispositions : « le mot disposition (Stimmung) indique des relations musicales de l’âme (musikalische Seelenverhæltnisse). Cette acoustique de l’âme est encore un domaine ténébreux, peut-être de la plus haute importance. »[51] Ailleurs il appelle le langage : « un instrument musical pour produire des idées (ein musikalisches Ideen-Instrument). »

À quelque page qu’on ouvre le Disciple à Saïs ou Henri d’Ofterdingen, on sera également frappé de l’extraordinaire transparence de l’expression et aussi de l’impossibilité où on se trouve de la « comprendre », dans le sens ordinaire du mot, c’est-à-dire de la résoudre en une pensée précise, en une vision claire et distincte. C’est qu’en effet on se trouve en présence moins d’une page de littérature proprement dite que d’une partition musicale, transcrite en mots et eu pensées, et c’est déjà presqu’un contre-sens artistique que de vouloir la comprendre entièrement. Qu’on analyse la phrase : elle est presqu’inorganique, d’une syntaxe élémentaire. Point de charpente logique, aucun effort pour distribuer la pensée, pour en faire saisir successivement les aspects multiples. Les attaches sont très lâches, le verbe est le plus souvent atone. Il semble que le langage veuille se dépouiller de tout élément intellectuel et logique pour n’agir plus que par une sorte de rayonnement diffus et comme par un enveloppement magique. Point d’effort descriptif non plus : les teintes sont fuyantes, le dessin reste insaisissable, le pittoresque est purement intérieur et musical. Quelques images s’ébauchent de-ci de-là, pareilles à ces visions fantomatiques et illusoires qu’on croit percevoir dans le jeu des nuages ou sur les surfaces faiblement brillantes, toujours prêtes à se fondre et à s’évanouir dans l’élément amorphe, d’où elles ne réussissent pas à se détacher nettement. « Des états d’âme » — lisons-nous dans un fragment — « des émotions indistinctes, des sensations et affections indéfinies rendent heureux. On se sentira bien à son aise, lorsqu’on ne distinguera en soi aucun penchant particulier, aucune série déterminée de pensées ou de sentiments. Cet état n’est susceptible, comme la lumière, que de degrés de clarté ou d’obscurité… De la conscience parfaite on peut dire qu’elle est à la fois universellement consciente et inconsciente. C’est un chant, une pure modulation de l’âme affective, pareille à la modulation des voyelles ou des sons. L’idiome intérieur d’un homme peut être obscur, pénible ou barbare, — il peut s’appeler la langue grecque ou l’italienne, — il est d’autant plus parfait qu’il se rapproche davantage du chant. »[52]

Et c’est bien en effet la musique seule qui aurait pu exprimer intégralement cette conception esthétique nouvelle. Qu’on relise la « métaphysique de la musique » de Schopenhauer : on y trouvera formulée avec de frappantes similitudes toute la pensée artistique de Novalis. « Si nous ne commençons point par nous placer en quelque sorte au point de vue musical » écrit un critique contemporain, M. de Wyzewa, « la beauté des œuvres allemandes, même les plus européennes, de Faust ou de Guillaume Tell, risque de nous demeurer incompréhensible. Les contes d’Hoffmann, Ondine, Henri d’Ofterdingen, tout cela doit être considéré avant tout comme des scherzos, des andantes, des impromptus, à la manière de Schubert ou de Schumann, et quiconque ne connaît point Mozart est hors d’état d’apprécier les « lieds » de Novalis. »[53] Si en effet la littérature classique allemande semble déjà plonger dans ce que Nietzsche appelle « le génie de la musique », on peut dire que le romantisme, prenant conscience de cette étroite parenté, a opéré de plus en plus la fusion intégrale des deux arts, au profit de la musique surtout, ou tout au moins qu’il a principalement mis en valeur dans la littérature les éléments par où elle se rapprochait de la musique.

D’ores et déjà il apparaît que seul un musicien-poète, mais un musicien avant tout, pouvait réaliser intégralement cette œuvre d’art nouvelle, dont le Henri d’Ofterdingen de Novalis ne nous a présenté qu’une ébauche embryonnaire et comme schématique. Et ainsi on pourrait voir, avec M. H. Lichtenberger, dans la personne de Richard Wagner « l’héritier de cette foi romantique, en même temps chrétienne et panthéistique, le successeur d’un Fichte, d’un Schleiermacher, d’un Novalis… Poète national, il a mené à bonne fin l’œuvre entreprise par les romantiques, œuvre qui, dans le domaine du drame en particulier, n’avait abouti, avant lui, à aucun résultat définitif : il a fait revivre le passé germanique, il a donné aux vieilles légendes mortes une âme moderne et une vie nouvelle. Musicien-poète, il a trouvé une formule originale pour cette synthèse de la parole et de la musique, qu’avant lui de nombreuses générations de musiciens ont cherchée et vers laquelle tendaient aussi, par une autre voie, de grands poètes comme Schiller et surtout Gœthe. »[54]

Parmi ces précurseurs une place honorable revient à Novalis. S’il était né dans l’Allemagne de la Réforme ou dans l’Allemagne nationale du 19me siècle, peut-être, ajoutant quelques cordes d’airain à sa lyre, en eût-il tiré des accents qui auraient étonné le monde. Car il y avait dans cet esprit passionné, capable de s’exalter jusqu’à l’idée-fixe, des énergies poétiques, qui ne parvinrent pas à se formuler. Mais sa destinée fut de rentrer toujours plus en lui-même et de n’écouter que les voix intérieures. Il devint ainsi, sans le savoir, un des premiers annonciateurs, dans le camp de la littérature, d’une esthétique nouvelle, romantique et musicale surtout. Mais pour cet art nouveau, l’instrument qu’il maniait ne suffisait plus. L’expression chez lui n’a pas répondu à la pensée, l’exécution est généralement restée en deçà de la conception première. C’est peut-être ce qui a contribué à teinter de nostalgie sa vocation d’artiste. Car à cette vocation, si réelle pourtant et si sincère, semble parfois avoir manqué le contact direct avec son objet, l’épanouissement, heureux dans un élément propice. Son âme en est restée comme dépaysée, frappée d’un inexplicable enchantement. Telles sont les dispositions qu’on pourrait lire dans le second sonnet, — d’une si enveloppante et intraduisible mélodie, — qui sert de dédicace au roman Henri d’Ofterdingen

« Parmi d’innombrables métamorphoses l’invisible puissance du chant nous salue ici-bas. Tantôt elle bénit les peuples, image de la Paix éternelle, — tantôt elle nous retrempe dans les flots de la jeunesse.

« C’est elle qui baigne de lumière nos yeux ; d’elle nous tenons les pensées révélatrices de chaque art ; aux âmes sereines et aux âmes fatiguées elle verse une pieuse et miraculeuse ivresse.

« Sur son sein gonflé, mes lèvres ont bu la vie. Par elle je suis devenu tout ce que je suis, et j’ai pu relever mon front rasséréné.

« Encore sommeillaient au-dedans les intuitions suprêmes. Alors j’ai vu ses ailes d’ange descendre jusqu’à moi et je me suis envolé, réveillé, dans ses bras. »


  1. Raich, op. cit., p. 80.
  2. N. S. II, 2, p. 421.
  3. N. S. II, 1, p. 68.
  4. N. S. II, 1, p. 280 et 357. « C’est au fond un livre néfaste et stupide, — plein de prétention et de préciosité, — prosaïque au suprême degré, pour ce qui est de l’esprit, si poétique qu’en soit la forme. C’est une satire contre la poésie et la religion, etc… »
  5. Holtei, Brief an Tieck, 1861. I, p. 307.
  6. Le jugement de Novalis sur Wilhelm Meister est devenu peu à peu celui de toute la « droite » romantique. Eichendorff, dans son « Histoire du roman allemand au 18e siècle », le reproduit presque textuellement. Même Frédéric Schlegel inclina peu à peu dans ce sens. Dans ses conférences sur la littérature, faites à Vienne, il appelait Gœthe « un Shakespeare allemand » pour la forme, mais « un Voltaire allemand » pour le fond, et dans sa critique des œuvres de Gœthe, — parue dans les « Heidelberger Jahrbücher » en 1808, il définit Wilhelm Meister « ein Roman gegen das Romantische
  7. Voir Raich. op. cit., p. 105.
  8. Raich, p. 92 et p. 104.
  9. Voir Heilborn, op. cit., p. 111-112.
  10. Raich, op. cit., 115 et 116.
  11. « Der getreue Eckart und der Tannenhæuser », dans les Romantische Dichtungen (1799), t. I, p. 423 et suiv.
  12. Raich, op. cit., p. 136.
  13. Schubert, Selbstbiographie, op. cit., p. 9-10.
  14. Maine de Biran, Œuvres philosophiques. Tome II. La décomposition de la pensée, p. 268.
  15. Il ne faudrait pas vouloir trop préciser, d’après cette description, la famille et l’espèce de cette fleur. Il semble cependant qu’il s’agisse du lotus bleu, cher aux théosophes. En effet dans la suite projetée du roman, Novalis se proposait de célébrer les fleurs de l’Inde.
  16. G. H. Schubert. — Die Symbolik des Traums, 1814, p. 21.
  17. Jean Paul Richter. — Werke. — Berlin, 1860 — « La Loge invisible » p. 189-190.
  18. Fichte, Sæmmtliche Werke. — 1845, I, p. 302-303.
  19. N. S. II, 1, p. 345.
  20. Solger’s Nachgelassene Schriften und Briefwechsel, 1826, I, p. 95.
  21. N. S. II, 1, p. 244.
  22. N. S. II, 1, p. 245 et 246.
  23. Allusion au Tournoi des chanteurs à la Wartburg, auquel Henri d’Ofterdingen devait prendre part, dans la seconde partie du roman.
  24. Steffens, Was ich erlebte, op. cit., 4. p. 223.
  25. Schubert, Ansichten etc. op. cit., p. 188.
  26. C’est le seul sens acceptable qui permette d’interpréter la 3e strophe « Son château est antique et merveilleux ; ii est tombé du fond des océans profonds, et s’est dressé inébranlable jusqu’à ce jour ; pour empêcher la fuite vers le ciel un lien invisible (c’est-à-dire la pesanteur) emprisonne à l’intérieur les sujets du royaume… »
  27. Compar. Phœbron Der im Lichte der Wahrheit strahlende Rosenkreuzer, Leipzig, 1782, p. 252-253. Il appelle ce mystérieux fluide, par où la matière première de la terre ne cesse d’être en rapport avec les éléments astraux l’« azote actif ».
  28. Comp. avec l’ouvrage de Schubert cité plus haut p. 188, où il raconte cette même » invasion verdoyante ».
  29. N. S. II, 2, p. 489.
  30. Schopenhauers Werke, Edit Reclam II, pp. 629-630.
  31. Voir plus haut p. 217 « Le conte cabalistique de Klingsohr ».
  32. Walzel. op. cit., p. 268.
  33. Joh. Heinr. Jung’s Lebensgeschichte. — Ed Reclam. p 261.
  34. N. S. II, 1, p. 28.
  35. La « mère » signifie ici, comme chez le théosophe Bœhme, l’Essence mystique dont Cyané est une incarnation passagère, Mathilde. Cyané, la Vierge Marie sont ainsi les hypostases successives, de plus en plus élevées de la même Essence, les exposants de plus en plus élevés de la même individualité, les incarnations successives de la Fleur Bleue.
  36. Il s’agit de Marie de Hohenzollern, dont le caveau se trouvait dans la grotte de l’Ermite, du comte Frédéric de Hohenzollern.
  37. C’était, on se le rappelle, une des idées favorites des théosophes du temps que cet alliage de symboles érotiques et funèbres. On en trouverait de fréquents exemples chez Schubert et dans les « Fils de la Vallée » de Zacharlas Werner.
  38. N. S. I, p. 189.
  39. N. S. I, p. 199 et 200.
  40. N. S. II, 1, p. 320.
  41. N. S. II, 1, p. 238.
  42. N. S. II, 1, p. 292.
  43. N. S. II, 1, p. 79.
  44. N. S. II, 1, p. 394.
  45. N. S. II, 1, p. 378-379.
  46. Schopenhauer, Parerga und Paralipomena, Edit. Reclam. — Werke IV, p. 248.
  47. N. S. II, p. 171-172.
  48. N. S. II, 1, p. 279.
  49. N. S. II, 1, p. 186.
  50. N. S. II, 2, p. 363 et p. 280-281.
  51. N. S. II, 2, p. 328 et 208.
  52. N. S. II, p. 154.
  53. Revue des Deux-Mondes, 15 septembre 1902, p. 465.
  54. H. Lichtenberger, Richard Wagner, poète et penseur, Paris, 1898, p. 499-500.