Novalis. Essai sur l’idéalisme romantique en Allemagne/Chapitre 2

CHAPITRE II
AMOUR MYSTIQUE

UNE IDYLLE


De Tennstedt à Grüningen le chemin traversait la campagne saxonne, verdoyante et calme, faiblement accidentée. Pendant la belle saison et avec une bonne monture, un cavalier faisait aisément l’étape en une petite heure et déjà à mi-chemin ses yeux distinguaient, sur l’autre rive d’un cours d’eau, Grüningen avec son vieux manoir, tout jauni par l’âge. En une page de son journal, Novalis raconte comment, par une belle matinée de février ou de mars 1795, s’abandonnant au trot de son cheval, il suivait négligemment cette route, porteur d’un message pour les habitants du château. Il fallait que son esprit fût bien absorbé, car arrivé au carrefour de deux routes, il prit par mégarde la fausse direction et ne dut qu’aux indications d’un passant de se retrouver, après un petit détour, sur le bon chemin. Lorsqu’il eut enfin traversé le gué et attaché son cheval au carcan de la place publique, il s’aperçut seulement avec une sorte de stupeur, qu’il était arrivé, ou plutôt, il lui sembla, dit-il, « que son corps venait de rejoindre son esprit », car celui-ci avait de beaucoup pris les devants sur son indolent compagnon.

Les gens du pays avaient déjà remarqué les assiduités du jeune cavalier et, avec un sourire mal déguisé, une jeune paysanne prit de ses mains le message écrit, accompagné de mille compliments pour les dames du château. « C’est sans doute un secret », fit-elle malicieusement en s’en allant. Le jeune homme était alors dans sa vingt-troisième année, grand, frêle, d’apparence un peu maladive, avec de longs cheveux châtains, légèrement bouclés, qu’à l’ancienne mode il portait noués en tresse sur le dos : le haut du visage avait un développement extraordinaire ; dans le regard s’allumait parfois un éclat singulier, un peu fiévreux — « une flamme éthérée », dit un contemporain ; sur ses lèvres flottait un sourire distrait. Un vêtement peu recherché, des mains sans finesse ne trahissaient pas à première vue un sang noble, et seulement l’observateur attentif arrivait à démêler une certaine beauté expressive dans le visage, qui faisait songer à une image de Saint Jean l’Évangéliste de Dürer. Pour l’instant ce visage rayonnait de joie et de jeunesse, d’une joie peut-être trop intense pour être durable, de « cette joie toujours remuante et inquiète » dont parlait Frédéric Schlegel, — et d’une jeunesse presque alarmante à cause du front diaphane, des épaules frêles et surtout de ce regard tourné vers le dedans, comme attiré par des abîmes cachés, et puis si subitement brillant. D’ailleurs cette matinée de printemps précoce ne donnait-elle pas aussi une impression de bonheur radieux mais instable, trop hâtif pour que sa pleine éclosion parût déjà possible ?

Le message accompli, le jeune cavalier avait lentement repris le chemin de Tennstedt, se retournant, à des intervalles presque réguliers, vers le village et son vieux manoir. Tout en cheminant il se remémorait sans doute cette affectation juvénile, ces enthousiasmes fiévreux suivis de découragements disproportionnés, cette curiosité naïve d’objets mal définis ou chimériques, ces fortes résolutions balayées d’un coup de vent, — alors que tout près, à portée de bras, la nature avait préparé un bonheur précis et facile. Il s’étonnait de se retrouver si simple : la vie prenait un sens élémentaire très rassurant. Puis, il repassait dans son esprit les détails de la naïve aventure. Au cours d’un voyage d’affaires qu’il avait fait, au mois de novembre précédent, en compagnie de son nouvel instructeur. « le Kreisamtmann » Just tous deux étaient tombés au château de Grüningen, au milieu d’une fête de famille sans doute, comme les voyageurs de Henri d’Ofterdingen dans la maison du vieux Schwaning. Un quart d’heure avait suffi pour fixer ce cœur instable. Les charmes de Sophie, la petite « rose de Grüningen », comme on disait au pays, la troisième fille de la maison, avaient-ils suffi pour opérer ce miracle ? N’avait-il pas fallu la conspiration tacite de tout son entourage, qui faisait valoir sa petite, personne espiègle, — toute cette âme de joie et d’insouciance répandue dans la maison ?

Il y avait là quelque chose de délicieusement nouveau pour celui qui avait été élevé dans les austérités d’un intérieur piétiste. « Un singulier et beau hasard m’a introduit dans le cercle d’une famille où j’ai rencontré ce que je n’osais presqu’espérer. Ce que m’a refusé la naissance, le sort me l’a accordé. Ce qui manque à mon cercle familial, je le trouve ici rassemblé dans un milieu étranger. Je sens qu’il y a des parentés plus étroites que les alliances du sang ». Ce qui faisait l’irrésistible attrait de cet « élysée » terrestre, c’était la cordiale sympathie qui, dès le seuil, gagnait les arrivants. Le maître de maison, le seigneur de Rockenthien, époux en secondes noces de Mme von Kühn, père adoptif de Sophie, avait toujours le mot pour rire, jovial, la main tendue et le cœur ouvert. La mère, la « femme au visage d’ange », n’était appelée dans le pays que « la mère aux beaux enfants ». Elle portait dans ses bras son huitième nourrisson, et quand sa fille aînée, déjà mariée, venait au château, à peine les distinguait-on l’une de l’autre, tant cette beauté maternelle avait gardé de fraîcheur dans son infatigable fécondité. La seconde fille. Caroline, l’assistait dans les soins du ménage : c’était la bonne fée de la maison, promenant dans tous les coins son activité invisible, trouvant encore le temps, entre doux occupations, d’accompagner sur le clavecin une phrase de romance commencée au grenier et achevée à la cave.

Sophie était la troisième des filles. Sa petite tête bouclée paraissait flotter sur une taille de poupée ; ses yeux noirs, intenses, étonnaient par leur profondeur. Il ne faut évidemment pas voir cette figure à travers tout le travail d’idéalisation que lui ont fait subir plus tard Novalis et, après lui, certains biographes. Il se trouve dans le Journal du poète une esquisse rapide, écrite sous l’impression même, et qui est bien autrement vivante. Ce n’était encore qu’une enfant. Expansive jusqu’à la brusquerie, elle avait des accès de dissimulation profonde et restait des journées entières indifférente, froide comme glace. Avec un cœur compatissant elle possédait tout un arsenal de petites perfidies précoces. Elle était éprise de belles manières, soucieuse de l’opinion des autres ; elle ne pardonnait pas à son ami, d’avoir parlé de ses projets à ses parents, avant de s’être déclaré à elle. Pour le reste elle manquait d’égards à son père et adorait de fumer. Très observatrice elle étudiait son entourage et s’ignorait naïvement elle-même. — À Sophie enfin venait se suspendre toute une grappe de visages joufflus, garçons tapageurs et caracolants, petites filles minaudières. — et tout ce petit monde se trouvait sous la haute surveillance d’une institutrice française, Mlle Jeannette Danscours, la « Ma chère », à qui ses origines françaises et ses sympathies révolutionnaires avaient valu, un soir de punch, le sobriquet irrévérencieux de « Mlle Sans-jupon ». Les invités entraient et sortaient, et du matin au soir rires et chansons retentissaient dans la vieille allée de tilleuls aux ombrages parfumés.

Ces impressions, journellement renouvelées, pénétraient profondément, en ce printemps de l’année 1795, dans l’esprit de Novalis et s’y organisaient silencieusement. Précisément à son départ de Wittenberg il s’était trouvé dans un état d’extraordinaire réceptivité pour de telles influences. « Ce sont les fiançailles de l’esprit » écrivait-il avant de venir à Tennstedt, « un état encore libre de toute chaîne et cependant déjà déterminé par un libre choix. En moi tressaille un désir impatient d’hyménée, d’union et de postérité… »[1] Dans cet état de suggestibilité la moindre cause incidente agit avec un retentissement profond. Assurément il restait quelque chose de singulier dans le choix de cette liaison. On en pouvait attribuer une bonne part au tempérament même de Novalis. Les hommes se peignent, ou du moins s’expriment un peu dans le choix de la femme qu’ils aiment. À Frédéric Sehlegel il fallait une femme mère de corps et d’esprit, capable d’organiser avec une sollicitude quasi-maternelle sa vie un peu brouillonne, mais aussi disposée à se plier à tous ses caprices, à s’effacer devant ses instincts despotiques. C’est ce que fut pour lui Dorothée Veit. Au contraire une figure tout achevée, un caractère déjà formé et mûr, par leur précison même et leur « actualité », eussent au premier abord moins captivé Novalis. Déjà ses années académiques le montrent sentimental et voluptueux, mais par l’imagination plus encore que par les sens, et le grand charme de Sophie était précisément qu’elle occupait moins son cœur que son imagination, qu’elle ne suspendait pas ses facultés d’analyse ni ses habitudes de rêverie. Elle leur fournissait bien au contraire un thème inépuisable. « Le beau mystère de la jeune fille » écrivait-il, « qui la rend si indiciblement attrayante, est le pressentiment de la maternité, la prescience d’un monde qui sommeille en elle et doit éclore d’elle. Elle est le symbole le plus juste de l’avenir. »

Le premier effet bienfaisant, semble-t-il, de cet amour fut d’exalter chez Novalis son activité professionnelle, lui proposant un but précis et donnant à ses aspirations une certaine unité. Jusqu’à trois fois, raconte le bailli Just, il recopiait le même acte, couvrant des pages entières de synonymes et de termes techniques, afin de se rompre au langage des affaires. Cependant quelques nuages inquiétants apparurent, bientôt au ciel de ce bonheur idyllique. « En général ta manière de t’amouracher de cette jeune fille me déplaît », écrivait Érasme, le frère cadet de Novalis, son confident intime et compagnon d’université ; « tu es trop tragique, mon ami, et même si tu songes au mariage tu devrais prendre les choses plus légèrement… Ce qui me déplaît dans ta lettre c’est l’esprit froidement résolu qui y domine ; il témoigne d’une fixité de principes que je ne te souhaite pas pour l’instant. »[2] C’était, semble-t-il, moins encore un attachement réel qu’une « vocation » mystique pour l’amour qui s’affirmait chez le jeune fiancé, à la manière d’une idée-fixe passionnelle, exaltant et enfiévrant son imagination.

Bientôt en effet se dessinent des symptômes tout opposés d’inquiétude, de découragement, d’irrésolution. « Je suis, dit-il, depuis quelque temps tourmenté par de tels accès, sans faiblesse nerveuse, ni hypocondrie, ni sollicitation apparente. »[3] Sans cesse dans ses lettres reviennent les mots de « tranquillité » et « d’inquiétude »… « Une tranquillité durable n’est possible que si on élève l’âme au-dessus des coups du destin » écrit-il après une courte maladie de Sophie. Il presse vivement son père de consentir à ses fiançailles. « Tu peux me rendre ma tranquillité, qui s’est depuis longtemps enfuie de mon cœur… Comme mes frères et sœurs se réjouiront, eux qui avec tant d’affection se sont dévoués à la tranquillité de ma vie. » Le baron von Hardenberg avait fait quelques difficultés. Sophie von Kühn ne possédait ni titre ni fortune ; c’était un parti peu brillant, à tous égards. Cependant, respectueux de l’amour comme de la vocation qui s’affirmait chez ses enfants, il finit par consentir. Mais l’inquiétude persiste chez le jeune fiancé. « La tranquillité avant tout » écrivait-il à son frère ; « hélas si j’avais cette tranquillité, comme je serais heureux ! »

Ces indices n’avaient pas échappé au regard clairvoyant d’Érasme. « Depuis quelque temps j’observe dans tes lettres un certain malaise et un mécontentement de ta situation incertaine. Sans doute cela était dissimulé en sorte que tu semblais vouloir t’en cacher à toi-même ; mais un ami à qui depuis de longues années ton amour, ta confiance ont conféré le privilège de voir plus profondément dans les secrets de ton cœur, devait fatalement percer à jour ce mystère et découvrir je ne sais quoi d’anormal, là où un tiers n’eût peut-être rien cherché du tout… Dans ta dernière lettre, malgré l’affectation tout en surface de fermeté et de calme, je ne vois que le découragement et l’inertie d’un esprit qui n’a pas assez confiance en lui-même pour triompher des obstacles qu’il rencontre sur son chemin… Une telle résignation n’est pas naturelle, elle doit t’être imposée par des souffrances, quelle qu’en soit la nature. »[4]

De quels obstacles, de quelles souffrances s’agissait-il ? Sans doute l’âme capricieuse et enfantine de Sophie était pour quelque chose dans ces incertitudes. Novalis désespéra de produire une impression profonde et durable sur ce jeune cœur qui ne s’ouvrait que lentement à l’amour. Un instant il se crut même supplanté. De son côté, il semble avoir cherché et trouvé des consolations ailleurs, et mené de front plusieurs liaisons sentimentales, diversement nuancées. Une cause plus profonde de refroidissement aurait été, d’après un récent biographe, la désillusion. On vivait librement au château de Grüningen, et la gaîté y manquait souvent de tenue et de style. Les mœurs étaient du reste encore singulièrement grossières à la fin du 18me siècle, parmi cette partie de la petite noblesse rurale qui ne s’était pas adonnée aux pratiques piétistes. On sait combien la « belle âme », dans le roman de Gœthe, se sentait froissée de la grossièreté des propos qu’il lui fallait entendre dans son entourage. Pareillement le seigneur de Rockenthien ne paraissait guère difficile dans le choix de ses plaisanteries. « Dans les archives de la famille Hardenberg », observe à ce propos M. Heilborn, « a été conservée une lettre du seigneur Rockenthien qui ne peut être publiée. Cette lettre, dont le texte se trouve illustré de dessins, est remplie des obscénités les plus ordurières. Or cette lettre est adressée à Novalis, celui qui, au su du seigneur de Rockenthien, briguait la main de sa fille adoptive ! »[5] On comprend que Novalis ait pu écrire à son frère : « Il ne faut pas te faire une idée-fixe de Grüningen… J’ai de l’affection pour ces gens, autant que pour toi et pour moi, mais ce sont des hommes et, après un si long séjour que le mien, le revers malpropre de la médaille ne t’échapperait pas. »[6]

Et Sophie elle-même, quelle âme arriérée encore et inculte ! Son instruction semble avoir été complètement négligée. À peine savait-elle écrire, et avec quelle orthographe, dans quel style ! Pour s’en faire une idée, il faudrait lire ces pauvres petits billets, si insignifiants, si vides même de sentiment, qu’elle griffonnait à son fiancé, et sur lesquels elle dessinait des pattes d’oie. Voici comme elle notait, dans son calendrier, les événements de sa vie quotidienne — (encore est-il impossible à une traduction de rendre l’orthographe invraisemblable de ces quelques extraits) : — « 7. Ce matin Hardenberg est reparti à cheval et il ne s’est rien passé d’autre. — 8. Aujourd’hui nous étions de nouveau seuls et il ne s’est encore rien passé d’autre. — 9. Aujourd’hui encore nous étions seuls et il ne s’est de nouveau rien passé… » Et pourtant cette enfant si arriérée, exerçait sur ceux qui l’approchaient un charme irrésistible. Le père de Novalis, aussi bien que les deux frères cadets, Érasme et Charles, subirent cette séduction qui rayonnait de sa petite personne inconsciente. Lorsqu’une grave maladie l’obligera plus tard à se remettre entre les mains des chirurgiens d’Iéna, c’est, dans l’intérieur si austère, si fermé de Weissenfels qu’elle ira passer le temps de sa convalescence, sur la demande expresse du vieux baron, qui déjà l’aimait tendrement comme une fille. Comment expliquer du reste le culte religieux dont Novalis entoura son souvenir, s’il avait été véritablement et complètement « désabusé » ?

Sans doute les souffrances cruelles que dut supporter cette enfant de quinze ans avec une angélique douceur et qui communiquèrent subitement à son âme une précoce maturité et surtout l’ombre solennelle de la mort qui planait sur cette fragile, sur cette gracieuse figure, ont mêlé à son souvenir une étrange et funèbre poésie. Cependant, c’est, croyons-nous, surtout dans les dispositions personnelles de Novalis, dans la qualité très particulière de son amour qu’il faut chercher, dès le début, l’explication des fluctuations sentimentales qu’il traversait. Une lecture attentive des quelques lettres échangées à ce sujet entre Novalis et son frère Érasme révèle que cette passion avait dès l’origine un caractère insolite, qu’il y entrait des préoccupations autres que la possession plus ou moins éloignée de l’objet aimé. Ainsi seulement peut s’interpréter la lettre bizarre où le jeune poète annonce ses fiançailles à son ancien compagon d’université, Frédéric Schlegel. « Mon étude favorite » écrivait-il, « s’appelle au fond comme ma fiancée : Sophie est le nom de celle-ci. Philosophie est l’âme de ma vie, la clé de mon moi le plus intime. Depuis que j’ai fait la connaissance de la première, je suis tout-à-fait amalgamé avec l’étude de cette dernière… Je sens toujours plus les membres augustes d’un Tout merveilleux, dans lequel il faut me fondre, qui doit devenir la pleine substance de mon moi, et ne puis-je pas tout supporter, puisque j’aime d’un amour, qui dépasse en ampleur les quelques coudées de sa forme terrestre et en durée la vibration de la fibre de vie ? Spinoza et Zinzendorf l’ont explorée, cette idée infinie de l’amour et ils ont pressenti la méthode de nous préparer pour elle et de la réaliser pour nous, sur cette étamine terrestre. »[7]

On pourrait, à plus d’un égard, rapprocher encore cette lettre de celle où le jeune étudiant de Leipzig annonçait à son père sa soudaine vocation militaire. Si l’évènement est différent, le ton est resté le même, ainsi que les dispositions profondes du caractère, qui s’y reflètent. Car ici encore, il s’agit moins d’un amour véritable, dans le sens habituel du mot, que d’une « vocation » mystique pour l’amour, d’une crise éducative du caractère. On y lit toujours la même aspiration nostalgique vers quelque chose d’indéfinissable, qui donnera un contenu éthique à l’existence, qui pénétrera et occupera l’être tout entier pour l’unifier, le discipliner et orienter ses activités. Comme alors il aurait voulu plier son esprit « aux règles rigides d’un système », à présent il sent « les membres augustes d’un Tout merveilleux, dans lequel il lui faut se fondre, qui doit devenir la pleine substance de son moi ». Cette exaltation morale du moi, en pénétrant de plus en plus dans les tissus profonds de la vie affective et instinctive, y produira un surmenage sentimental, d’un caractère tout-à-fait particulier, véritable désappropriation de l’instinct. Déjà dans les lettres qu’échangeait avec son frère le jeune fiancé, on voit poindre les premiers symptômes d’un pareil travail intérieur. « Qu’importe la perte imaginaire d’une Sophie », écrit-il, « auprès des sensations d’une éternité ? » La lecture des mystiques et de Zinzendorf, déjà commencée à cette époque, renforçait encore ces dispositions natives. Pendant un court séjour, qu’il fit en 1796 à Weissenfels, dans la famille de son ami, Frédéric Schlegel fut désagréablement surpris par cette transformation morale. « Dès le premier jour », raconte-t-il à Caroline Schlegel. Hardenberg m’a tellement exaspéré avec sa bigoterie piétiste — seine Herrnhuterei — que j’eusse préféré me remettre en route sur le champ. Et puis je n’ai pu m’empêcher de l’aimer de nouveau, en dépit de cette manie où il semble s’être plongé sans retour,… Quand je dis sa bigoterie piétiste, ce n’est que l’expression la plus courte pour l’esprit de chimère absolue — (absolute Schwærmerei.) »[8] Peut-être avait-il présent à l’esprit le souvenir de la lettre citée plus haut et de cette courte entrevue, lorsqu’en juillet de la même année il composait sa critique du Woldemar de Jacobi, tant elle s’applique bien à cette disposition morale. Quant à lui, Schlegel, il augure mal d’une philosophie qui procède d’un besoin du cœur plus que d’une recherche calme et désintéressée de la vérité. Cette confusion, entre les besoins affectifs et la pensée philosophique, ne peut être avantageuse ni pour la netteté de l’esprit, ni pour la sincérité du sentiment, ni en général pour la santé et l’équilibre de la vie intellectuelle. À Novalis, qui lui annonçait l’étrange « amalgame » qui dans sa pensée s’opérait entre « Sophie et Philosophie », il aurait pu prédire que ni l’une ni l’autre ne pouvaient gagner grand’chose à cette alliance, mais que chacune risquait d’y perdre tout et que « celui qui demande à la philosophie de lui faire une Juliette en sera réduit tôt ou tard à cette héroïque formule du Roméo de Shakespeare ?

             Hang up, philosophy !
Unless philosophy can make a Juliet
. »

Le jeune fiancé avait écrit « le bonheur a sa méthode ». Mais quand on est jeune et amoureux est-il bien opportun de demander à Spinoza et à Zinzendorf le secret de cette méthode et n’est-ce pas déjà un signe inquiétant que d’être amené à l’y chercher ?

LA DÉSAPPROPRIATION


Il y a plus qu’un rapprochement fortuit, croyons-nous, entre les lettres du jeune Novalis et le Woldemar de Jacobi. Ce que Frédéric Schlegel, dans la critique de ce roman, voulait atteindre, c’était un type intellectuel et sentimental très répandu dans la littérature et la société allemandes. Ce type se rencontrait surtout dans une certaine classe de la société, assez indépendante des nécessités de l’existence pour donner de longs loisirs à l’analyse intérieure et aux jouissances intellectuelles. La personne même de Jacobi en reproduisait assez fidèlement les traits les plus caractéristiques. Dilettante très courtisé, secrètement vaniteux de la fine qualité de ses émotions, esprit curieux plutôt qu’original, avec des facultés brillantes d’assimilation philosophique, mais sans précision, sans énergie virile dans la pensée, il représentait le mystique de salon, affable, spirituel, choyé par les femmes, apôtre souriant d’une foi indécise. Il était, en même temps que Hamann, un des promoteurs de cette théologie, ou plus exactement de cette philosophie religieuse nouvelle, issue d’un scepticisme raffiné, qui fait assez bon marché de la certitude historique et de la précision philosophique, pour chercher dans la vie trouble et obscure du sentiment des appuis cachés aux croyances chancelantes. Ses romans, Woldemar et Allwill, donnent le tableau de la société cultivée du temps, oisive et sentimentale ; on y respire l’atmosphère tiède et factice de mysticité où s’épanouissaient les « belles âmes ». La pratique piétiste de l’examen de conscience avait donné naissance à tout un surmenage sentimental, à un idéalisme romanesque, qui semble bien être une des formes germaniques et protestantes du bel esprit et de la préciosité. « Notre âme », disait Woldemar, « parvient dans la contemplation d’elle-même à des sentiments ineffables. Elle-même, sa nature intime, son moi merveilleux deviennent et restent, dans chaque personne, pour elle-même l’objet d’une contemplation et d’un jugement intérieur, et elle se transforme par ce jugement en un objet de plaisir ou de déplaisir, d’agrément ou d’aversion, qui de plus est l’objet le plus proche, le plus immédiat, le plus réel, le plus fécond et le plus intéressant de tous. »

C’était surtout par une conception mystique de l’amour et des relations sexuelles que se formulait cette culture esthétique du sentiment. Des relations très « problématiques » s’établissaient entre les belles âmes des deux sexes, sous prétexte d’éducation ou d’édification mutuelles. Le roman de Jacobi en fournit un exemple frappant. Sitôt que les âmes sœurs, Woldemar et Henriette, se rencontrent, elles reconnaissent que de toute éternité elles ont été prédestinées l’une à l’autre, que leurs natures se complètent et se fondent harmonieusement. Mais du même coup les deux amants prennent conscience, selon le mot de Schlegel, de « leur incompatibilité matrimoniale ». Ils analysent voluptueusement les émotions exquises que leur procure cette harmonie mystique des âmes, « ce quelque chose, dit Henriette, qui fait ressentir si vivement la présence de l’Ami, qui fait qu’on l’enlace avec un attendrissement que nul autre objet ne saurait provoquer ». Mais qu’on parle à cette ingénue du moyen le plus naturel et le plus légitime, semble-t-il, de sceller l’union des âmes, aussitôt son imagination se révolte. C’est que Woldernar et Henriette appartiennent à la famille de ceux qui jouissent de leur propre cœur mieux que d’aucun attachement réel, qui s’adorent eux-mêmes dans l’objet adoré, qui dans l’amour recherchent surtout leur manière d’aimer, c’est-à-dire une idée raffinée et exaltée d’eux-mêmes.

Il n’est pas jusqu’au théologien et prédicateur berlinois Schleiermacher, auteur d’un catéchisme pour les belles dames, et ami de cœur de la belle Henriette Herz, qui n’ait condescendu à tracer cette « carte du Tendre » mystique, couvrant de son autorité, avec une ironie indulgente et onctueuse, les problématiques liaisons de ses amis et amies romantiques. « En amour aussi, disait-il, il faut qu’il y ait des essais préliminaires, d’où ne résultera rien de durable, mais où chacun travaille pour sa part à rendre plus précis le sentiment, plus vastes et plus magnifiques les horizons de l’amour. Dans ces essais l’attachement à un objet déterminé peut n’être que purement fortuit, souvent même et au début purement imaginaire, et en tout cas il reste toujours quelque chose de très passager, aussi passager que le sentiment lui-même, qui bientôt cédera la place à un autre sentiment plus précis et plus profond. »[9] Détourner vers un objet plus digne l’aiguillon de la passion, et non pas le briser ; tel est le principe de cette éducation mystique du sentiment. « Ennoblir la passion », lisons-nous dans un fragment de Novalis, « en l’utilisant comme un moyen, en la conservant volontairement pour en faire le véhicule d’une belle Idée, par exemple d’une alliance étroite avec un Moi aimé »[10] voilà le moyen.

Tout n’est pas à rejeter dans une pareille conception morale. si toutefois on admet qu’en cultivant sa sensibilité l’homme puisse et doive apprendre à désirer plus noblement. Mais ici apparaît bientôt un nouveau péril, — le goût exclusif des plaisirs d’imagination et des voluptés mystiques. Woldemar et Henriette ne sont au fond que des égoïstes raffinés, des jouisseurs intellectuels et pervertis. Ce qu’ils dédaignent dans les plaisirs « terrestres » c’est la grossièreté de l’organe et son insuffisance, non la jouissance elle-même qu’ils voudraient au contraire plus raffinée, plus subtile et plus prolongée. Bien au-dessus des plaisirs physiques, ils prisent les voluptés délicates que leur procurent leur imagination passionnée et l’analyse complaisante d’eux-mêmes. Pareillement Schleiermacher se consolait de son isolement sentimental en recourant à ce qu’il appelait « la puissance divine de l’imagination ». Elle lui donnait ce que semblait lui refuser le monde réel : la bien-aimée selon son cœur. » Aussi certainement que nous nous appartenons, l’imagination nous porte dans notre beau paradis… Ainsi je La connais, même inconnue, et dans la belle vie qui serait la nôtre je suis déjà un hôte familier ». Non sans une pointe de mélancolie il ajoutait cependant : « Il ne nous manque que la manifestation extérieure ».[11] Quant à Frédéric Schlegel, il voyait dans un pareil attachement exclusif et passionné au « monde intérieur » l’indice d’une secrète maladie ou perversion morale, tout au moins d’une impuissance à agir fortement au dehors, où, disait-il, « il faut gagner chaque pas en avant au prix d’un effort et d’une lutte ». Il avait lui-même connu ces dispositions morbides et s’y était complu, mais il se félicitait à présent d’en être guéri et célébrait sur tous les tons, y compris le ton cynique, les effets bienfaisants de « l’objectivité », en philosophie, en littérature, en amour surtout.

Où apparaissait nettement le caractère maladif de cet idéalisme sentimental c’est lorsqu’il entrait en conflit avec les instincts élémentaires et naturels de la vie. Les « Confessions d’une belle âme » de Gœthe en fournissent un exemple remarquable. Précoce en amour, avec une imagination exaltée et passionnée, l’héroïne de Gœthe traverse d’abord, comme Novalis, une période d’instabilité morale, d’inquiétude à la fois et de frivolité. Tout à coup une passion plus durable vient organiser et unifier ses facultés de désir jusque-là dispersées. Mais cette expérience ne tarde pas à éveiller en elle une idée supérieure et exaltée de l’amour. Elle s’inquiète de la médiocrité terrestre de son affection, elle se scandalise des privautés bien innocentes que se permet son fiancé. À force d’analyser et de réfléchir ses sentiments au-dedans d’elle-même, elle en arrive à trouver un attrait mille fois supérieur à ces incessantes revues de conscience. « Narcisse (c’était le nom de son fiancé) était la seule image, dit-elle, qui se présentait à mon imagination et à qui se rapportait mon amour, mais l’autre sentiment ne se rapportait à aucun objet et était d’une indicible douceur ». Une contradiction se dessine entre les nouvelles facultés de désir et les anciennes. Alors commence une véritable « désappropriation mystique de l’amour. Les puissances affectives se trouvent reportées sur un objet tout idéal et intérieur. « Il me fallait renoncer, dit-elle, soit aux attraits du plaisir, soit aux impressions intérieures et réconfortantes. »

À une complication sentimentale et à une désappropriation du même genre semblait aboutir l’idylle de Grüningen. C’était un voluptueux que Novalis, mais un voluptueux par l’imagination plus encore que par les sens. Il y avait en lui beaucoup du jouisseur intellectuel, du sensuel mystique à la manière de Woldemar. Certaines pages de ses écrits portent les traces d’une véritable lascivité amoureuse plutôt que d’une sensualité ardente. La nature surtout semble avoir agi sur lui à la manière d’un excitant aphrodisiaque. « Qui ne sent son cœur tressaillir et exulter de joie » dit un personnage du Disciple à Saïs. « lorsque la vie profonde de la Nature, dans toute sa plénitude, pénètre dans son âme, lorsque ce sentiment exalté pour lequel le langage n’a que les noms d’amour et de volupté, le gagne et l’envahit lentement comme une brume intense et dissolvante, lorsque tout frissonnant d’un doux effroi il se plonge dans les flots pressés de la volupté et qu’il ne surnage que comme un point de vie au milieu de cette immense activité génésique, comme un tourbillon avide et béant au sein du gouffre sans limites. » Ailleurs il note les sensations voluptueuses que lui procure le contact de l’eau.[12] Il a longuement analysé cette impression et les rêveries érotiques qui l’accompagnent dans un passage de Henri d’Ofterdingen. Le héros se trouve transporté en songe, dans une caverne dont les parois ruisselantes sont éclairées par la poussière lumineuse d’un jet d’eau, qui retombe en paillettes de feu au fond d’une immense cuvette. « Une envie irrésistible le prit de se baigner. Il se dévêtit et entra dans la cuvette. Il lui semblait qu’une nuée de crépuscule l’enveloppait. Une sensation céleste se répandit à flots dans son cœur ; avec une volupté pénétrante des pensées sans nombre cherchaient à se confondre en lui ; des images neuves, non encore contemplées, surgissaient et s’entrelaçaient entre elles, se métamorphosaient en formes visibles, et chaque ondulation de l’élément charmeur venait l’effleurer comme une gorge délicate. Le courant paraissait tenir en suspens des formes suaves de jeunes filles qui instantanément prenaient corps au contact du jeune homme. Ivre de volupté et pourtant conscient de chaque contact, il se laissa doucement attirer par le torrent étincelant qui s’engloutissait dans le rocher. »

Une teinture subtile d’érotisme se mêle ainsi sans cesse à la pensée. Des objets primitivement indifférents, des impressions neutres ont une résonance de volupté ou excitent, par un chemin détourné, les émotions sexuelles. « Qu’est-ce que la flamme ? Un embrassement étroit dont le fruit s’égoutte en une rosée voluptueuse ». On voit se produire de véritables confusions dans la vie de l’instinct. Souvent Novalis revient sur cette idée que « le désir sexuel n’est peut-être qu’un appétit déguisé de chair humaine ».[13] Aimer, dit-il, c’est dévorer l’objet aimé, s’en nourrir, se l’assimiler. De là la secrète connexité entre l’amour et la cruauté. « Plus résiste ce qu’on dévore, plus est vif l’éclat de la jouissance. Le viol est la jouissance la plus intense. »[14] Et inversement manger, se nourrir n’est-ce pas une manifestation élémentaire, grossière de l’amour ? Cette singulière idée lui a inspiré un long hymne où il interprète à sa manière le mystère chrétien de la Cène. « Jamais ne s’achève le doux festin ; jamais l’amour ne se rassasie : il ne saurait posséder son objet d’une possession assez intime, assez particulière. Des lèvres toujours plus suaves prennent l’aliment plus profondément et le transforment peu à peu. Plus brûlante se fait la volupté dont les frissons parcourent l’âme, plus altéré, plus affamé devient le cœur : et ainsi la jouissance d’amour se prolonge éternellement. » Dans une autre poésie, qui devait prendre place dans la suite projetée du roman Henri d’Ofterdingen, les morts célèbrent à peu près dans les mêmes termes les voluptés de la déliquescence au sein des éléments. Car c’est là encore une des « idiosyncrasies » les plus caractéristiques du poète, que cette confusion des émotions funèbres et des émotions sexuelles, l’excitation érotique que lui procure l’idée même de la mort. « Nous n’entendons partout que les doux murmures des secrètes convoitises », ainsi chantent les Désincarnés, « nos regards plongent dans des regards éternellement heureux ; tout ce que goûtent nos lèvres prend une saveur de lèvres et de baisers ; tout ce que nous touchons se métamorphose en pulpe tiède de fruits balsamiques, en chair suave de gorges délicates, qui viennent s’offrir et s’immolera la folie du désir. Et la convoitise s’enfle et fleurit : elle cherche à enlacer le Bien-aimé, à le recevoir toujours plus profondément au dedans d’elle-même, à ne faire plus qu’une substance avec lui. Plus d’obstacles aux avidités de l’amour : le couple se dévore en de mutuelles étreintes ; l’un de l’autre ils se nourrissent et ne connaissent plus d’autre aliment ».[15]

La volupté, c’est l’aliment mystique qu’aspire avec toutes ses forces de désir cette âme passionnée, l’abîme vertigineux où sa pensée aime à s’égarer et à se perdre. « La fonction proprement voluptueuse ou sympathique », dira-t-il, « est la plus mystique de toutes ; elle a le caractère presque d’un Absolu, car elle tend à l’union totale, au mélange complet ; elle est chimique… C’est Éros qui nous pousse les uns contre les autres. Dans toutes les fonctions, la volupté est au fond… Partout apparaît, par intermittences, une force ou une activité qui, répandue en tous lieux, semble ne se manifester et n’être efficace que lorsque se produisent certaines conditions, certains contacts. Cette force mystique paraît être la force du plaisir et du déplaisir, dont nous croyons éprouver particulièrement les sensations exaltées dans les émotions voluptueuses. »[16] L’amour n’est lui-même qu’une manifestation particulière et très imparfaite, très incomplète encore de cette universelle Volupté. « De même que la femme est l’aliment corporel le plus élevé, qui fait la transition entre le corps et l’âme, pareillement les organes de la génération sont les organes corporels les plus élevés qui préparent la transition entre les organes visibles et les invisibles » et Novalis rêve d’organes spirituels, invisibles, « de membres mystiques de l’homme, dont la seule pensée fait déjà naître des sensations de volupté. »[17]

Tout peut et doit se transformer en volupté : telle est la morale secrète du jouisseur intellectuel, du sensuel mystique. Penser, philosopher, c’est, pour lui, assimiler des problèmes, comme on s’assimile des aliments, pour le plaisir de vivre et de jouir de la vie, ou plutôt, c’est poursuivre la vérité d’un amoureux désir, comme une amante inconnue, dont les charmes passionnent d’autant plus qu’ils sont plus ignorés, plus voilés, plus mystiques. Novalis croit découvrir dans Spinoza l’idée d’un « savoir qui se satisfait entièrement, lui-même, qui annihile tout autre savoir et supprime agréablement l’instinct scientifique, bref d’un savoir voluptueux, une pensée qui se trouve au fond de tout mysticisme ».[18] L’ascétisme même et la morale « pour autant qu’ils consistent à combattre les penchants physiques, ne sont-ils pas voluptueux, un véritable eudémonisme ? » Il y a enfin une source plus secrète encore et, si on veut, plus perverse de jouissance : la souffrance, la maladie, la mort.

La souffrance et la volupté, — par combien de racines communes elles plongent dans la chair de l’homme, comme elles cheminent côte à côte, toujours prêtes à dévier l’une dans l’autre, à se susciter mutuellement ! Jusque dans leur expression, dans les gestes, les regards, les larmes, les soupirs, quelles frappantes similitudes parfois ! Sans compter qu’il est, dans beaucoup de cas, bien difficile de préciser lequel des deux tons, de l’agréable ou du pénible, du ton « majeur » ou du « mineur », domine dans nos affections. Tout n’est pas douloureux dans certaines douleurs. Que d’alliages imprévus nous présentent l’amour, le désir, l’espérance, la pitié ! Une grande douleur ennoblie est près d’être une grande joie : n’est-ce pas tout le secret des émotions tragiques ? Ceux-là resteront assurément de médiocres artistes qui n’ont pas exploré les mutuelles affinités du plaisir et de la souffrance, qui ne savent pas frapper des accords sur les deux claviers à la fois, pour en tirer des harmonies plus riches, plus complexes. Peut-être faut-il même proclamer avec Schopenhauer le « primat » de la douleur, reconnaître en elle la forme fondamentale du sentir, celle qui nous donne la conscience la plus profonde de nous-mêmes. En tout cas il semble qu’elle soit plus véritablement « artiste » que le plaisir, qu’elle possède des nuances plus variées et plus fines, qu’elle s’exprime par un pathétique plus communicatif, plus noble, plus prenant. « La douleur », disait Novalis, « devrait être à vrai dire notre état habituel et le plaisir serait ce que sont dans l’état actuel la douleur et la privation… Au moment où un homme commencerait à aimer la maladie et la souffrance, il serrerait dans ses bras la plus attrayante des voluptés et la joie positive la plus aiguë transpercerait son cœur. »[19]

Ces lignes nous livrent déjà le secret de cette sensibilité de phtisique, chez qui, à la suite d’une assuétude pathologique à la maladie, les déperditions biologiques elles-mêmes sont ressenties voluptueusement. Bien plus, par une aberration fréquemment observée, la maladie s’accompagne d’une vitalité fiévreuse et dévorante, d’une hyperesthésie voluptueuse du moi. Pour ces embrasés mystiques la douleur est une manière subtile de prendre conscience d’eux-mêmes, de se sentir vivre, de jouir d’eux-mêmes. L’état normal, l’état de santé c’est celui où on ne se sent pas, un état d’homogénéité, d’harmonie inconsciente. Mais qu’une dissonance vienne à se produire et une foule de sensations latentes émergent à la conscience. À présent seulement nous nous sentons vraiment. La douleur étend la zone animique de la personnalité, elle provoque une clairvoyance magique de l’organisme. Ce qui la rend pénible c’est uniquement la résistance que nous lui opposons, ou plutôt que lui oppose le vouloir-vivre individuel. Mais certaines maladies viennent précisément affaiblir cet élément de résistance, de réaction biologique et ainsi peuvent devenir, pour le jouisseur mystique, une source inépuisable d’intuitions et de voluptés ; elles lui procurent une « sensation sublimée de la vie ».

Tel est aussi le sens profond que prend l’amour chez de pareils tempéraments. « Il ne faut jamais s’avouer qu’on s’aime soi-même » lisons-nous dans un fragment de Novalis. « Le secret de cet aveu est le principe vivifiant du seul amour vrai et durable. Le premier baiser dans ce rapport intime est le point de départ de la philosophie, le début d’un monde nouveau, le commencement d’une ère absolue, d’une alliance avec soi-même, qui ne fait que croître indéfiniment. »[20] Alors naît la convoitise des voluptés d’âme, de celles que la réflexion aiguise, que l’analyse complique, que la souffrance même avive d’un aiguillon subtil et détourné. Mais le moi ne peut se connaître directement lui-même : il a besoin d’autre chose, d’une image, d’une idée passionnante, d’un « non-moi » idéal pour s’y réfléchir, — pour s’exalter et s’adorer en eux. Le rôle de l’amour terrestre c’est précisément d’organiser et d’intensifier ces facultés imaginatives et morales. Le ton de la vie se trouve par lui rehaussé ; les impressions les plus fugitives, les plus neutres, réveillent des résonances imprévues et le monde, vu à travers l’allégorisation spontanée et la transfiguration qu’opère en lui l’illusion amoureuse, se révèle extraordinairement riche et expressif. En même temps l’individu a conscience que cette source de poésie est au-dedans de lui, qu’il provoque lui-même cette prestigieuse féerie. Le monde lui renvoie sa propre image, reflétée à l’infini. Les êtres et les choses n’existent qu’en vue des analogies secrètes qu’il y pressent avec son propre rêve et qui captivent tout son intérêt, toute son attention. Et cet état de monoïdéisme affectif, cette exaltation lyrique de la personnalité, est désormais le but, — non la possession de l’objet aimé, qui tout au contraire risquerait de tarir les sources du désir, d’alanguir l’essor passionné de l’imagination.

Ainsi, par un travail secret de réflexion intérieure et d’allégorisation l’instinct se transforme. En s’intellectualisant, il se détache de son objet, pour vivre d’une vie différente et nouvelle. Telle était, dès le début, chez Novalis la qualité particulière de son amour pour Sophie que, morte, il devait l’aimer mieux qu’il ne l’eût jamais aimée vivante. Il pourra alors s’abandonner sans réserve à la contemplation passionnée de l’idole qu’il s’était forgée et où il s’adorait lui-même, à l’analyse voluptueuse de son propre moi, sans que la présence trop concrète de l’objet terrestre vienne entraver encore sa rêverie. Déjà il pressentait la nécessité d’un détachement complet : de là ses inquiétudes, son irrésolution, à l’heure où il semblait le plus près de toucher au but de ses désirs. Comment expliquer autrement les lignes qu’il écrivait à Frédéric Schlegel peu après la mort de sa fiancée : « Je puis te l’assurer sur ce que j’ai de plus sacré au monde, je vois maintenant clairement quelle céleste conjoncture a été sa mort, une clé qui ouvre tout, une étape miraculeusement nécessaire. Ainsi seulement bien des complications pouvaient recevoir une solution décisive, ainsi seulement maint germe précoce pouvait parvenir à sa maturité. »

Cette crise sentimentale s’annonce donc par les mêmes symptômes qui étaient apparus jadis lors de la vocation militaire du jeune étudiant de Leipzig. La passion s’exalte jusqu’à l’idée-fixe ; elle met en branle tout l’être moral et intellectuel. Mais en s’exaltant elle s’idéalise sans cesse. Par une sorte de désappropriation profonde de l’instinct, elle se replie sur elle-même, se désintéresse de plus en plus de son objet, ou plutôt elle « brûle » cet objet, elle le consume dans les flammes intérieures du désir et finit par trouver dans cette immolation même la suprême volupté. Tel est le sens caché de l’idéalisme mystique chez Novalis. « Crois-le moi », écrivait-il à Leipzig, « nous pouvons tirer tout de nous-mêmes ». C’est le même langage que tiendra le Disciple à Saïs, dans le fragment philosophique qui porte le même nom. « Je me réjouis », dit-il, « à la vue des entassements et des figures étranges qui peuplent les salles ; mais j’ai l’impression que ce ne sont là que des simulacres, des enveloppes, des ornements assemblés autour d’une Image divine et miraculeuse et que cette Image repose au fond de mon esprit. Ce n’est pas Elle que je cherche, mais je cherche parmi les choses. Sans doute elles m’indiqueront la route vers l’endroit où, dans un profond sommeil, repose la Vierge, celle que mon cœur recherche d’amour. Le Maître ne m’en a rien dit et je ne puis le lui confier : C’est pour moi un mystère inviolable. » Comme du doigt il nous fait toucher le ressort secret, — cette puissance d’exaltation lyrique et de transfiguration poétique, par l’idée-fixe passionnelle, par l’illusion amoureuse : « À peine j’ose me l’avouer à moi-même ; mais trop intimement s’impose à moi cette croyance : un jour je rencontrai ici même ce qui me tourmente sans-cesse : Elle est présente ici. Lorsque je vis dans cette croyance, toutes choses viennent se grouper et forment une image plus auguste, s’organisent en un monde nouveau : tout me paraît orienté vers le même endroit. Tout revêt un aspect si connu, si aimé : — et ce qui jusqu’alors me paraissait étrange et inconnu devient tout à coup semblable à un objet familier. »[21]

Revenons à présent aux événements qui ont marqué cette période dans la vie extérieure du poète.

L’été et l’automne 1795, c’est-à-dire les six premiers mois de son amour, furent peut-être l’époque la plus heureuse de son existence. Malgré les occupations du greffe et de fréquentes absences il trouvait encore le temps de suivre le mouvement philosophique et littéraire, de lire la Doctrine de la Science de Fichte, les premiers romans de Jean Paul, quelques philosophes mystiques et néo-platoniciens tels que Plotin et Hemsterhuys, enfin d’apprendre presque par cœur les « Années d’apprentissage de Wilhelm Meister », qui venaient de paraître. Mais, en novembre de la même année, Sophie une première fois tomba malade : une inflammation aiguë du foie accompagnée de fièvre et de délire fit craindre pour ses jours. Ce nuage sombre se dissipa du reste rapidement. Après quelques semaines, le père adoptif de la jeune convalescente rédigeait un bulletin en ces termes optimistes : « Sophie danse, saute, chante ; elle ira à la foire de Greussen. Elle mange et boit bien, dort comme une marmotte, est joyeuse et alerte, a congédié médecine et petit-lait et pour le reste se porte comme un poisson dans l’eau ». Au printemps suivant (1796) les fiançailles devinrent officielles. En même temps Novalis rentrait à Weissenfels comme assesseur aux Salines, où il pensait un jour succéder à son père dans les fonctions de directeur, et cherchait dès à présent à s’assurer des ressources que rendaient indispensables le manque de fortune de sa fiancée et l’exiguïté de son propre patrimoine. Mais voici que se précipitent les événements les plus alarmants.

C’est d’abord Érasme, le premier atteint de la tuberculose, qui s’alite après une chute de cheval pour ne plus se relever. Puis Sophie traverse de nouvelles crises et subit une série d’opérations chirurgicales aussi douloureuses qu’inutiles. Par une contradiction bien naturelle au cœur humain, Novalis s’attache de nouveau d’autant plus passionnément à l’objet de son amour que celui-ci est plus près de lui être arraché. Brutalement l’oncle de Lucklum, qui avait vu d’un mauvais œil toute l’idylle, présentait à son neveu la situation dans son vrai jour. Froissé dans ses sentiments les plus délicats, Novalis ne pardonna jamais au Grand Croix son importune intervention. Déjà il s’accoutumait, dans le désarroi de tout son être, à des représentations forcenées, à des idées chimériques et folles. Ici encore le piétisme avec ses croyances au surnaturel donnait aux imaginations ardentes un aliment plein de charmes et de dangers. Le jeune exalté se plongea dans la lecture de Lavater, le prédicateur visionnaire de Zurich, l’incorrigible dupe de tous les mystificateurs de son temps. Il n’était merveille que celui-ci ne racontât des extraordinaires facultés corporelles et spirituelles de l’homme régénéré : le pouvoir de parler toutes les langues, de restaurer des membres perdus, lui paraissaient des faits vulgaires et d’usage courant ; il prévoyait le temps ou par un simple acte de volonté l’homme organiserait des plantes, appellerait à la vie des animaux et des êtres humains.[22]

Malheureusement la méditation de Fichte, continuée en un temps si inopportun, loin de calmer cette agitation fiévreuse lui fournit encore une sorte de justification théorique. Avec l’idéalisme intégral du philosophe allemand Novalis se construisait un idéalisme magique, à son usage personnel, où les croyances piétistes au miracle et au surnaturel se combinaient avec la conception du Moi absolu, créateur de toute réalité. Pour lui s’accomplissait ce qu’avait prédit Frédéric Schlegel dans sa critique de Woldemar : sa vie intellectuelle et sa vie sentimentale se trouvaient trop inextricablement confondues ; saurait-il encore à l’heure fatale opérer un juste départ entre les deux et, dans l’écroulement de l’une, sauvegarder l’intégrité de l’autre ? Il se comparait à un joueur désespéré qui voit, impuissant, se dérouler une partie, où se joue ce qu’il a de plus cher au monde, un joueur « dont toutes les chances sont suspendues à ce fait unique, qu’un pétale tombera dans ce monde-ci ou dans l’autre ».

Le pétale tomba dans l’autre monde. Le 19 mars 1797, Sophie von Kühn mourut au milieu d’atroces souffrances, à peine âgée de quinze ans. « Il était au-dessus de mes forces », écrit-il, « d’assister impuissant aux luttes effroyables de cette jeunesse moissonnée dans sa fleur, aux angoisses épouvantables de la céleste créature… Le soir s’est fait autour de moi et il me semble que je vais bientôt partir, c’est pourquoi je voudrais devenir tranquille et ne voir autour de moi que des visages pleins de bonté. » Dans une autre lettre il ajoute quelques détails : « La dernière nuit, elle délirait ; tout à coup elle secoua la tête, sourit et dit : Je le sens, je suis folle, je ne suis plus bonne à rien sur terre ; il faut que je m’en aille. — Cher ami, moi aussi je déraisonne. Ce qu’il y a de meilleur en moi se resserre ; le reste s’écroule en une misérable poussière. »


  1. Raich. p. 32.
  2. Nachlese, p. 74 et 75.
  3. Nachlese, p. 117.
  4. Nachlese, p. 103-104.
  5. Heilborn, op. cit., p. 58.
  6. Nachlese, p. 99.
  7. Raich, op. cit. p. 21.
  8. Cité par Haym, Die romantische Schule, 1870, p. 901.
  9. Briefe über die Lucinde, p. 83.
  10. N. S. II, 1, p. 759.
  11. Schleiermacher, Monologen, Édit. Reclam. pp. 60 et 61.
  12. N. S. II, 2, p. 390. (« Wollust der Wasserberührung » ).
  13. N. S. II, 2, p. 391.
  14. N. S. II, 2, p. 505.
  15. N. S. I, p. 185-186.
  16. N. S. II, 2, pp. 571 et 576.
  17. N. S. II, 2, p. 507 et II, 1, p. 182.
  18. N. S. II, 1, p. 182. Conf. encore II, 1, p. 90-97
  19. N S. II, 2, p. 386, 393, p. 479, etc.
  20. N. S. II, 1, p. 299.
  21. N. S. I, p. 212-213.
  22. Voir Lavater, Aussichten in die Ewigkeit, 1770. II, p. 225 et suiv.