Nouvelles soirées canadiennes/Juil-Août 1883/03


SOUVENIRS DE ROME.

II

SUR LA ROUTE D’OSTIE.


Rien n’exprime mieux l’action de l’Église à Rome que cette prophétie du prophète Isaïe : « Ils peupleront d’édifices les lieux déserts, ils relèveront les anciennes ruines ; » et nulle part cette prédiction n’a reçu un plus entier accomplissement.

Cette vérité est surtout frappante, lorsque, suivant la route d’Ostie, vous allez visiter Saint-Paul-hors-les-murs, et les autres églises qui peuplent cette solitude.

Avant d’atteindre la porte Saint-Paul, qu’on nommait jadis porte d’Ostie, vous traversez le Ghetto, (quartier juif), triste comme le peuple sans espérance qui attend toujours. Il semble que Dieu ait voulu que cette nation sans patrie, que cette famille sans chef, fût éternellement représentée dans la ville qui rappelle le triomphe éternel de leur Messie.

Il est là, comme un sombre témoin, debout, non plus sur le Golgotha, mais sur le Thabor ; et toujours aveugle, il ne voit pas la gloire de Celui dont il a vu l’ignominie !

De temps à autre cependant, un membre plus ou moins illustre de cette famille s’en détache, et confesse le Christ. Mais ses conversions sont rares : celle de M. de Ratisbonne, en 1842 fut une des plus retentissantes, et l’on sait qu’elle fut opérée par l’apparition miraculeuse de l’Immaculée-Conception. Une circonstance remarquable c’est que ce miracle a précédé la définition du dogme, comme pour en être la démonstration préalable tandis que l’apparition de Lourdes est venue après le dogme, comme pour en être la confirmation.

On ne franchit pas la porte Saint-Paul sans songer que très probablement saint Pierre entra par là dans Rome, et qu’il en sortit plus tard avec saint Paul pour aller au supplice. On assure aussi que dans les champs qui l’avoisinent, Totila vint camper au Vie siècle.

Quelques arpents plus loin, à gauche de la voie, une petite chapelle indique l’endroit où les deux apôtres se séparèrent — les genres différents de supplice auxquels ils étaient condamnés, à raison de leurs nationalités, devant être exécutés dans des lieux différents. Ils n’ont pas dû se dire « adieu », mais « au revoir » ; car ne devaient-ils pas se retrouver ensemble quelques heures après, aux côtés de ce Jésus pour lequel ils avaient tant souffert ?

Saint Pierre fut conduit sur le Janicule, et saint Paul continua sa marche vers les Eaux Salviennes, où il devait être décapité. Au milieu de cette campagne verdoyante mais déserte, il me semble voir saint Paul, courbé par l’âge, et marchant lentement, entouré de soldats auxquels il prêche encore l’Évangile. On sait en effet, que trois d’entre eux se convertirent, et furent plus tard martyrisés.

Mais cette route d’Ostie me rappelle d’autres souvenirs. C’est par cette voie que l’on vit un jour arriver d’Afrique un jeune homme d’environ trente ans, portant sur sa figure les caractères du génie, et les clartés voilées d’une grande âme, aux prises avec l’erreur. Il s’en allait à Rome, le rendez-vous de toutes les puissantes intelligences d’alors, enseigner à la jeunesse la Philosophie et les Belles-Lettres. Il avait laissé derrière lui, sur les rives de Carthage, une mère admirable qui avait combattu son projet, qui l’avait conjuré avec larmes de ne pas l’abandonner, qui lui avait arraché la promesse de renoncer à ce voyage, et qui s’était réfugiée dans une chapelle pour se consoler et prier Dieu pour lui. Mais pendant une nuit que cette sainte femme passait au pied des autels, il l’avait délaissée lâchement, et il avait mis un océan entre elle et lui !

Le jeune homme était saint Augustin, et la femme, sainte Monique.

Un an après, la mère ne pouvant plus vivre sans son fils, traversait le même océan au milieu des tempêtes, abordait au même port, et courait rejoindre son Augustin, que Dieu lui-même poursuivait avec une égale sollicitude.

Et quand le cœur du grand docteur fut changé, quand l’eau sainte du baptême eut coulé sur ce noble front, c’est encore à Ostie que l’on vit revenir un jour ce couple illustre et choisi de Dieu.

Ils s’en retournaient en Afrique, leur pays natal, pleins de projets et de rêves pieux. Ils allaient s’y créer une solitude austère et paisible, loin des bruits et des plaisirs du monde, une thébaïde délicieuse, où tous deux vivraient avec leurs amis, dans la méditation et l’étude des admirables mystères du Catholicisme.

Mais Dieu voulait autre chose. Une autre patrie appelait sainte Monique, et le chemin qui devait l’y conduire allait s’ouvrir sur une terre étrangère. Au milieu d’extases et de visions dont le récit jette dans l’enthousiasme, sainte Monique fut atteinte à Ostie d’une fièvre soudaine, et neuf jours après, elle expirait, les yeux dirigés peut-être vers l’Afrique, mais l’âme tournée vers le ciel !

Je ne puis résister au plaisir de citer ici une page de l’Histoire de sainte Monique, par l’abbé Bougaud. C’est le récit d’un de ces ravissements qui la transportaient au-delà du monde réel :

« Elle était assise à une fenêtre sur le bord de la mer. C’était par une de ces soirées d’automne qui ne sont nulle part plus splendides qu’en Italie. Le soleil se couchait, et faisait étinceler de ses derniers feux les vastes et transparentes solitudes de la mer. Pour jouir de ce spectacle, Augustin vint s’asseoir près de Monique. Le silence du soir, la beauté du ciel, l’étendue illimitée des flots, l’infini plus grand encore qui remplissait le cœur de sainte Monique et de saint Augustin, la paix du dehors moins profonde que celle du dedans, tout cela éleva peu à peu leurs âmes, et amena sur leurs lèvres une de ces conversations qui ne sont plus de la terre. »

« Étant seuls à cette fenêtre, dit saint Augustin, nous commençâmes à nous entretenir avec une ineffable douceur ; et oubliant le passé pour ne plus penser qu’à l’avenir, nous en vînmes à nous demander ce que sera donc, dans la vie éternelle, le bonheur des saints, ce bonheur que nul œil n’a jamais vu, que nulle oreille n’a jamais entendu, et que nul cœur n’a jamais soupçonné. Et nous aspirions des lèvres de l’âme à ces sources sublimes de vie qui sont en vous, ô mon Dieu, afin que, en étant arrosés et fortifiés, nous pussions en quelque sorte atteindre à une chose si élevée. »

« Et bientôt nous eûmes vu que la plus vive joie des sens, dans le plus grand éclat de beauté et de splendeur corporelle, non seulement n’était pas digne d’entrer en parallèle avec la félicité d’une telle vie, mais ne méritait pas même d’être nommée. »

« Emportés donc par un nouvel élan d’amour vers cette immuable félicité, nous traversâmes l’une après l’autre toutes les choses corporelles, et ce ciel même tout resplendissant des feux du soleil qui allait disparaître, de la lune et des étoiles qui commençaient à rayonner sur nos têtes. Et montant encore plus haut dans nos pensées, dans nos paroles, dans le ravissement que nous causaient vos œuvres, nous arrivâmes à nos âmes ; mais nous ne nous y arrêtâmes pas, et nous passâmes outre pour atteindre enfin à cette région où est la vraie vie, abondante, inépuisable, éternelle. Et là, dès qu’elle nous apparut, nous eûmes vers vous, ô mon Dieu, un tel élan d’amour, si hardi et si puissant, que nous y touchâmes en quelque sorte par un bond du cœur. »

Sainte Monique et saint Augustin arrivant, par un élan d’amour, jusqu’à Dieu, et y touchant, pour ainsi dire par un bond sublime : voilà ce qu’on appelle un ravissement. Combien de temps demeurèrent-ils en cet état, muets, hors d’eux-mêmes ? Ni l’un ni l’autre n’auraient pu le dire. Car dans cette suspension de toutes les facultés, qu’on nomme l’extase, le temps ne pèse plus à l’âme heureuse. Eût-il duré un siècle, ce ne serait pour elle qu’un éclair, comme un rideau qui se soulève un instant et qui retombe trop vite. Aussi on ne sort d’un tel état qu’avec un gémissement. « Nous jetâmes un soupir, continue saint Augustin, en voyant qu’il fallait redescendre ; et y laissant du moins nos esprits et nos cœurs captifs, nous revînmes tristes à la région où retentit le bruit de la voix, la parole qui a un commencement et une fin. »

Oh ! qu’elle est bien divine la religion qui peut élever les âmes à de telles hauteurs !

Nous avons dépassé la basilique de Saint-Paul, à laquelle nous reviendrons, et nous laissons la route d’Ostie pour nous engager dans la nouvelle voie Ardéatine. En moins d’une demi-heure nous descendons au fond du petit vallon où l’apôtre des nations fut décapité, et où s’élèvent maintenant trois églises.

Celle de Saint-Paul des Trois-Fontaines tire son nom d’une ancienne tradition d’après laquelle la tête de l’apôtre, en tombant aurait bondi trois fois, et des fontaines auraient jailli des trois endroits. Un autel s’élève sur chacune de ces sources, et la tête de l’apôtre est sculptée sur le devant de chaque autel. On nous montre aussi, entourée d’une grille, la colonne qui servit à la décollation.

Quelques auteurs ont pensé que Néron assista à cette exécution, et s’appuient sur une épître de saint Clément, pape. Ce qui est certain, c’est que l’empereur était fort irrité contre Paul, parce que l’apôtre avait converti sa concubine favorite. Bien des fois, dans la suite des siècles, l’Église s’est attiré la haine des puissants du monde parce qu’elle gênait leurs amours illicites.

Les deux autres églises bâties au même endroit sont celle des saints Vincent et Anastase, qui n’offre guère d’intérêt, et Santa Maria Scala Cœli, ainsi nommée parce que, dans une vision, saint Bernard y vit une échelle miraculeuse dans laquelle montaient les âmes des fidèles trépassés, pendant qu’il disait la messe.

On voit dans la crypte un autel qui servit au saint, et un grand sarcophage de pierre où furent déposés les os de saint Zénon, tribun romain, et de ses soldats martyrisés avec lui. Si je ne me trompe, Mgr Bourget, archevêque de Martianopolis, a obtenu de Pie IX une partie de ces ossements, qu’il a transportés à Montréal.

Revenons maintenant sur nos pas, et arrêtons-nous, sur la route d’Ostie, à l’endroit où saint Paul fut d’abord enterré par la pieuse Lucine, noble matrone romaine, lieu que recouvre aujourd’hui la vaste basilique.

L’extérieur de Saint-Paul-hors-les-murs est triste à voir, et c’est avec un vrai chagrin que j’en détourne les yeux et que je m’empresse d’y entrer. L’intérieur dédommage, mais il ne console pas tout à fait, et Rome regrettera toujours la vieille basilique qui datait du Ve siècle, qui était si riche de souvenirs, de mosaïques et de marbres, et qu’un incendie détruisit en 1823.

Cependant de grandes richesses sont déjà accumulées dans la basilique actuelle, et le monde entier a voulu concourir à sa reconstruction. La double avenue de colonnes qui partage l’édifice en cinq nefs offre la perspective la plus brillante et la plus imposante.

Au-dessus des grands arcs que ces colonnes soutiennent à une hauteur immense, se déploie une galerie de médaillons unique au monde. Ce sont les portraits en mosaïque de tous les papes depuis saint Pierre jusqu’à Pie IX.

Quelle assemblée de pontifes ! Quelle collection sans parallèle de rois ! Y a-t-il dans toute l’histoire une dynastie royale qui puisse montrer au monde tant et de si illustres représentants ?

Les parois latérales sont ornées de pilastres et de plaques de marbre veiné, et tout l’édifice se mire dans son pavé, qui est d’un poli incomparable, et qui est composé de dalles de marbre de diverses couleurs et formant des dessins. L’autel papal est d’une richesse extraordinaire, et couronné d’un double baldaquin supporté par des colonnes de porphyre rouge, d’albâtre oriental, et de malachite.

C’est dans cette basilique que Pie IX, entouré d’un grand nombre d’évêques venus de toutes les parties du monde, proclama le dogme de l’Immaculée-Conception en 1854. Les noms des évêques présents sont inscrits sur un hémicycle en marbre blanc au fond de l’église.


III
L’APÔTRE DES NATIONS


Je ne connais pas de vie plus étonnante que celle de saint Paul, et je ne saurais dire assez combien je regrette qu’il y ait tant de lacune dans l’histoire de ce conquérant évangélique. Dieu l’envoya vers les nations, et fidèle à sa mission il les a conquises à Jésus-Christ.

Il est le type de l’apôtre dévoré du zèle apostolique, et courant plein de véhémence et d’ardeur à la conquête du monde, à peine assez grand pour son ambition. Il est le modèle des chrétiens militants, et il avait reçu cette mission de Jésus-Christ.

Persécuteur acharné du nom chrétien, il se trouve soudainement en face du Jésus qu’il poursuit de sa haine, et il est terrassé sur le chemin de Damas. C’était la foudre qu’il fallait pour convertir cet homme, et il est foudroyé.

En même temps, il entend une voix qui lui adresse ce reproche : Pourquoi me persécutes-tu ?

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il !

— Je suis Jésus !

— Seigneur, que voulez-vous que je fasse ?

Quelle rapidité ! remarque M. Hello, et comme voilà l’homme d’action ! Saisi, surpris, renversé, ébloui, foudroyé, il ne perd pas une seconde. Non seulement il ne le perd pas, mais il ne la passe pas en réflexion, ni en méditation, ni même en contemplation seulement intérieure… Saint Paul est tellement l’homme de l’action et de toutes les actions, qu’il lui faut tout de suite, hic et nunc, une vocation pratique intérieure. Il ne persécutera plus Jésus de Nazareth. Alors que fera-t-il ?

Il faut qu’il fasse autre chose, et il veut immédiatement savoir quoi.

Quand il se releva, le persécuteur était transformé en apôtre, le bourreau s’offrait comme victime.

Et la victime fut agréée : car Jésus-Christ dit à Ananie qu’il envoie vers Paul : « je lui montrerai quelles souffrances il lui faudra supporter en mon nom. » Parole terrible, qui a reçu le plus entier accomplissement.

À dater de ce jour, le persécuteur devient le persécuté, et toutes les puissances du monde et de la nature semblent déchainées contre lui. À Damas même, le gouverneur va le faire emprisonner, lorsqu’il s’échappe de ses mains en descendant par une fenêtre, le long du mur et dans une corbeille.

Plusieurs fois il est flagellé, battu de verges, emprisonné, lapidé, laissé pour mort, chargé de chaînes ; et malgré toutes les persécutions, malgré l’océan qui veut l’engloutir et sur lequel il fait trois fois naufrage, malgré les gouverneurs et les Césars, il poursuit ses courses apostoliques à travers l’Asie, l’Afrique et l’Europe, les seuls continents alors connus.

Dans les temples, dans les palais, sur les places publiques, sur le pont des navires, dans les prisons mêmes, il prêche Jésus-Christ. Devant les rois et les gouverneurs, en présence des grands et des savants, aux chefs et au peuple, qui hurlent souvent contre lui et demandent sa mort, il parle, et sa voix éloquente remporte des triomphes inouïs.

Un jour la fureur des juifs est à son comble. et Festus, qui, comme Pilate, ne voit aucun mal en cet homme, est tenté de leur livrer l’Apôtre. Mais saint Paul se redresse en face de l’injustice et s’écrie : « je suis citoyen romain, j’en appelle à César ! » Et Festus est obligé de le faire conduire à Rome.

Oh ! Quel incommode c’était pour les gouvernants d’alors !

C’est de ce procès devant César que j’aimerais à connaître les détails. Malheureusement les Actes des Apôtres ne nous en disent presque rien.

Ce qui n’est pas douteux, et que l’on peut induire des Épîtres, c’est que la défense de l’Apôtre devant Néron et les dignitaires de l’Empire eut un grand retentissement. Comme citoyen romain on le traita avec tous les égards dus à cette qualité ; on lui laissa une certaine liberté, et sa parole éloquente remua Rome toute entière.

Nul doute que l’école philosophique d’alors, et surtout Sénèque, eurent connaissance de ses prédications pleines de hardiesse, d’élévation et de nouveauté, et que les échos de sa parole pénétrèrent jusque dans le palais impérial. Quels furent ces hauts personnages que la doctrine du Christ entraîna ? Nous l’ignorons, mais c’était d’eux qu’il parlait évidemment quand l’apôtre écrivait de Rome aux Philippiens : tous les Saints vous saluent, mais principalement ceux de la Maison de César.

Ce qui est encore certain, c’est qu’après de longues procédures et plaidoieries dans le prétoire romain, saint Paul fut enfin mis en liberté, et courut à de nouvelles conquêtes. Il est à peu près sûr qu’il alla en Espagne et retourna en Grèce et en Asie. Quand il eut évangélisé l’Orient, il revint à Rome.

On ne sait presque rien de ce second voyage Mais lorsqu’il se retrouva aux côtés de son chef, Pierre, la persécution éclata plus terrible, et les deux apôtres furent emprisonnés. C’est pendant sa captivité qu’il écrivait à Timothée : Ah ! ils n’ont point emprisonné la parole de Dieu ! Défi sublime que la faiblesse croyante jettera pendant la suite des siècles à toutes les puissances humaines !

Quels furent les incidents du second procès que dut subir alors saint Paul, et de la condamnation prononcée contre lui ? Nous l’ignorons. Mais il dut être traîné au Colisée et livré aux bêtes — qui refusèrent de le dévorer, comme la chose arriva à plusieurs autres martyrs ; car il écrit à Timothée : j’ai été arraché à la gueule du lion.

Ce qui est certain, c’est qu’il passa neuf mois avec Pierre dans les sombres cachots de la Prison Mamertine, et qu’ils en furent tirés pour aller à la mort. À cette heure de ténèbres, Néron venait d’être fait dieu par ses pontifes, et la terre silencieuse s’inclinait devant lui.

« Lequel, s’écrie saint Jean Chrysostome dans le transport de son admiration, lequel des deux est l’illustre, le glorieux vainqueur ? Ce prisonnier qu’on traîne, chargé de fers, hors d’un cachot, ou ce prince qui sort couvert de pourpre des splendeurs d’un palais ? Eh bien ! c’est incontestablement le captif. Comment cela ? c’est que l’un, en dépit de ses armées et de sa domination splendide, n’arrivait pas à imposer à l’autre sa volonté. Ce misérable, chargé de chaînes, ce malfaiteur, ce pauvre en haillons, lui opposait une résistance invincible. Néron disait : cesse de répandre la parole évangélique. Paul disait : non ! la parole de Dieu ne s’enchaîne pas ! Et ce barbare, ce captif, ce faiseur de tentes, ce pauvre mourant de faim, se jouait du despote au comble de l’opulence, au faite de la domination, et qui voyait le monde entier tributaire de sa munificence. Qui donc étincelait de gloire et se couronnait de splendeurs ? Le vainqueur dans les chaînes, ou le vaincu sous la pourpre ? »

« Et que sera-ce si nous continuons à les contempler, Paul après son martyr, Néron après son égorgement ? De celui-ci on ne connait plus même la tombe : Paul repose plus magnifiquement qu’aucun roi aux lieux mêmes où vainqueur il a élevé les trophées de son triomphe. Si la mémoire de Néron s’éternise, c’est dans la honte : celle de Paul traverse les siècles, et s’étend dans tout le monde, couronnée de vénération et d’amour. »

« Ô Paul, qui me donnera de tenir embrassé ton Corps, de m’attacher à ta tombe, de contempler la poussière qui fut ce corps où s’achevait la passion du Christ, où s’imprimaient les divins stigmates ; char triomphal qui portait l’évangile aux extrémités du monde ; organe du Christ, foyer des plus resplendissantes lumières, porte-voix sacré d’où s’échappaient des paroles terrifiantes aux démons, comme autant de tonnerres, et d’autres magnanimes comme celle-ci ; J’aspire à être anathème pour mes frères ! Paroles qui retentissaient sans honte ni défaillance devant les rois, paroles qui nous révélaient Paul et le Maître de Paul, paroles qui entraînèrent les captifs par milliers, purifièrent le monde, dissipèrent les maladies, chassèrent le crime et ramenèrent la vérité. Le Christ y résidait sans cesse, et, porté par elles dans le monde entier, elles lui étaient comme d’autres chérubins, et elles en étaient dignes, ces paroles que les objets chers au Christ remplissaient seuls, et dont le vol était sublime comme le vol des séraphins. Oh ! oui, je voudrais voir la poussière, les restes sacrés de cette bouche de Paul, révélatrice de plus liants mystères que n’en découvrit le Christ lui-même. Que n’opéra pas cette bouche ? Elle chassa les démons, remit les péchés, imposa silence aux rois, fit taire l’orgueil des philosophes, conquit à Dieu tout un monde de barbares ! elle faisait des sages, réglait tout sur la terre et dans le ciel, absolvait les uns, retenait à gré les autres dans les chaines ; exerçait partout la plus souveraine domination. Oh ! oui, je voudrais voir le sépulcre où reposent ces membres, armes de justice, armes de lumière, membres pleins de vie dans la mort, comme ils étaient morts autrefois en pleine vie ; membres sacrés animés de l’esprit du Christ, crucifiés au monde, organes et vêtements de Jésus-Christ, temple du Saint-Esprit et son divin sanctuaire. »

« Voilà ton vrai rempart, ô Rome, et plus sûr et plus inexpugnable que les forteresses et les plus profondes circonvallations. Ô Rome voilà pourquoi je t’aime ! »

« Je pourrais exalter ta vaste étendue, ton antiquité, ta magnificence, et ton peuple innombrable, et ta puissance, et tes richesses, et les merveilleux triomphes de tes larmes ; mais non, pour moi, ta gloire, c’est que Paul ait daigné t’écrire, c’est qu’il aimait tes fils, c’est qu’il vint te voir et te parler, c’est que chez toi s’est achevée sa carrière. Voilà ta seule vraie gloire, ô Rome, géant immense, où brillent comme deux yeux étincelants les corps des deux apôtres. Le ciel ne resplendit pas sous les feux du soleil, comme tu resplendis toi-même sous l’éclat de ces deux flambeaux, dont tu illumines le monde. C’est de Rome que Pierre et Paul sortiront glorieux du sépulcre. Quel spectacle Rome alors contemplera, quand Paul, sortant du tombeau, s’élèvera avec Pierre, emporté dans les cieux à la rencontre du Seigneur ! Quelle rose offre Rome au Christ ! Quels diadèmes, quels colliers d’or, quelles jaillissantes fontaines, lui sont ces deux Apôtres ! Ô Rome, reçois l’hommage de mon admiration, non pas pour l’or qui te couvre, les trophées qui te parent, les monuments dont tu t’enorgueillis. Ces deux colonnes qui portent l’Église, voilà ce que j’admire en toi ! »

A. B. Routhier.