Nouvelles poésies (Van Hasselt)/Les Quatre Incarnations du Christ


Les quatre incarnations du Christ.

ÉPOPÉE HUMAINE.




DÉBUT DU PREMIER CHANT.





Ecce agnus Dei, ecce qui tollit peccatum mundi.
Evang. sec. Joannem, I,29.





Le poëte.

Seigneur, voici la nuit. Quand direz-vous à l’aube :
— « Monte, et verse la vie et la lumière au globe ? » —
Seigneur, voici la nuit. Quand direz-vous au jour :
— « Monte, et viens éclairer l’œuvre de mon amour ? » —
Car le monde, ô Seigneur, a quitté votre route.
Il chemine à travers les ténèbres du doute

Et cherche, en tâtonnant dans son obscurité,
De quel côté du ciel luira la vérité.
L’homme, hélas ! déviant des traces de Moïse,
Ne sait plus le chemin de la terre promise,
Et ses pieds sont rentrés au désert des aïeux.
L’éclair du Sinaï s’est éteint dans ses yeux.
Des tables de la loi les lettres effacées
Ne lui traduisent plus, ô Seigneur, vos pensées.
Votre code oublié qui nous le refera ?

Une voix.

Mon Christ avec son sang un jour le récrira.

Le poëte.

Dans le ciel, dont le dôme a les monts pour pilastres,
Ô pâtres chaldéens, que vous disent les astres ?
La nuit, livre étoilé de constellations,
A-t-elle un nouveau mot à dire aux nations ?
Vous, familiers avec cette algèbre éclatante,
Pâtres, que lisez-vous, au seuil de votre tente,
Sur ces pages d’azur, où chaque soir écrit
Toutes ces lettres d’or dont vous savez l’esprit ?
Vous, dont les yeux, d’Isis pénétrant tous les voiles,
Comprennent ce que dit la langue des étoiles,

Que savez-vous du jour que Dieu nous a promis ?

Les pâtres.

Quand il s’allumera nous serons endormis.

Le poëte.

Fleuves sacrés, ô Nil aimé des pyramides,
Qui vois l’ibis divin hanter tes bords humides ;
Araxe, dont l’Abouz laisse en paix de ses flancs,
Comme un guerrier blessé, couler les flots sanglants ;
Oxus, que profana le coursier d’Alexandre ;
Euphrate, où tant de rois déchus ont vu descendre
Leurs trônes tour à tour de leur base arrachés ;
Gange, qui dans tes eaux laves tous les péchés
Et verses sans relâche aux amphores des brames
Tes ondes que Wishnou sillonna de ses rames ;
Depuis quatre mille ans, fleuves mélodieux,
Vous étanchez la soif des sages et des dieux.
Quel secret entendu sur vos rives antiques
Murmurent à la nuit vos roseaux prophétiques  ?
Quels mots mystérieux chuchotez-vous tout bas ?

Les fleuves.

Poëte, nous rêvons, mais nous ne parlons pas.


Le poëte.

Sommets religieux, montagnes, promontoires,
Caps devenus autels, rochers expiatoires,
Ararat, où Noé de l’arche descendit,
Sauvant ce qui restait du genre humain maudit ;
Himalaya, qui vois les choses inconnues
Que l’azur éternel nous cache dans les nues ;
Sinaï, que gravit Moïse avec sa foi
Pour en descendre avec les tables de la loi ;
Horeb, que Raphidim avec effroi contemple ;
Liban, où Salomon prit les cèdres du temple ;
Etna, qui sers de phare aux voiles des marins
Et dardes vers les cieux tes éclairs souterrains ;
Pinde, où montent les pieds des grands visionnaires ;
Alpes, qu’incessamment sillonnent les tonnerres ;
Caucase, où Prométhée a senti, deux mille ans,
Les ongles des vautours lui tenailler les flancs ;
De l’œuvre du Seigneur, vous témoins solitaires,
Dites, que savez-vous, ô montagnes austères,
Du Sauveur que la voix des siècles nous prédit ?

Le Caucase.

Moi seul, avec les yeux de mon hôte maudit,
Moi seul, un soir, parmi le morne crépuscule,

J’ai vu le Rédempteur. — N’était-ce pas Hercule ?

Le poëte.

Ô villes, autrefois ruches pleines de bruit,
Mais que le soc du temps déracine et détruit ;
Babylone, Palmyre, Ecbatane, ô ruines,
Où les siècles obscurs entassent leurs bruines ;
Ninive, dont le Tigre a baisé les remparts ;
Memphis, qui vois tes murs crouler de toutes parts ;
Thèbes, dont les grands sphinx aux mornes attitudes,
Hôtes silencieux des vastes solitudes,
Ont toujours quelque énigme à poser aux déserts ;
Karnak, qui dors couché dans tes longs roseaux verts ;
Tyr, qui, couvrant les mers des voiles de tes flottes,
À tous les points du globe envoyais tes pilotes,
Que savez-vous du jour nouveau qui doit venir ?

Les villes antiques.

Nous sommes le passé. Dieu seul sait l’avenir.

Le poëte.

Grèce qui ne vis plus, Rome qui vis encore,
De son lustre éternel la gloire vous décore.
Votre orgueil jusqu’aux cieux a maçonné sa tour.

Vous avez dominé le monde tour à tour,
L’une ayant son génie, et l’autre, son épée.
Tous les peuples liront votre double épopée.
Dont les siècles avec leur immortel burin
Gravent les chants rivaux sur leur livre d’airain.
Grèce, mère des dieux et mère des poëtes,
Tu sais tous les secrets de leurs lèvres muettes.
Or, puisque ton oreille a retenu, dit-on,
Ce que pensait Socrate et que rêvait Platon,
A-t-elle aussi gardé quelque note étouffée
Des hymnes de Linus et des rhythmes d’Orphée,
Rhapsodes inspirés, Pindares inconnus,
Dont les noms jusqu’à nous à peine sont venus,
Et qu’Homère, architecte illustre de sa gloire,
Des grands blocs de ses vers bâtissant ton histoire,
Absorba dans son nom, jour qui s’épanouit,
Comme fait le soleil des astres de la nuit ?
Le vieux Trophonius que dit-il dans son antre
Et Delphes dans sa grotte où nul profane n’entre ?
Prophète végétal qui parlait autrefois,
Le chêne de Dodone a-t-il perdu la voix ?
Didyme comprend-il les strophes incertaines
Que chante au vent du soir le flot de ses fontaines,
Et Samos entend-il encore sur ses monts

Les tonnerres d’Héré gronder quand nous dormons ?

La Grèce.

Mes oracles éteints, d’où l’esprit se retire,
Se sont tous endormis, ne sachant plus que dire.
Ils gardent le silence, et j’interroge en vain
Les bouches qui parlaient sur le trépied divin.

Le poëte.

Rome, pour mesurer la carte de la terre,
Ta main n’a qu’à lâcher ton aigle militaire.
Rien qu’à ton nom les rois tremblent dans leurs palais.
Ainsi qu’un oiseleur, tu tiens dans tes filets
Toutes les nations, vassales de ton glaive.
Plus de pouvoir humain qui de toi ne relève,
Et le monde a compris que tu tiens sous le ciel
Une des royautés prédites par Daniel.
L’univers pour toi seule enfante ses largesses.
Les siècles à tes pieds entassent leurs sagesses,
Et sur ton Capitole, Olympe radieux,
Ton génie éternel accueille tous les dieux.
Quand ils parlent entre eux, que disent-ils, ô Rome,
Des temps où l’on verra le Verbe se faire homme,
Et parmi les vivants apparaître celui

Dont l’image aux yeux seuls des prophètes a lui ?

Rome.

Mon Olympe est muet. Mais demande à Virgile
Dans quel mythe il a vu rayonner l’Évangile,
Et si dans le Sauveur quelque jour je verrai
Le symbole futur de Saturne et de Rhé.
Puis interroge encor la sibylle de Cume,
Dont l’esprit lumineux sous l’erreur, sombre écume,
Voit couler ce flot pur qu’on nomme vérité,
Et discerne à travers toute nuit la clarté.

Le poëte.

Cependant l’heure est proche, et l’aube du Messie,
L’aube du jour marqué dans toute prophétie,
Est près de dévoiler ses rayons éclatants
Et de réaliser les promesses des temps.
Quand le silence a clos la bouche des oracles,
Le Seigneur va parler par la voix des miracles
Et se montrer au monde, ainsi qu’il est écrit,
Vivant et sous les traits de son fils Jésus-Christ.
Il veut renouveler son pacte avec la terre
Et compléter la loi que sur ta cime austère
Il écrivit, autel où Moïse monta,

Sinaï, — marchepied du sombre Golgotha !

Betléhem, Betléhem, que de cités célèbres,
Où la nuit morne étend son manteau de ténèbres
Et dont le souvenir, dans l’ombre enseveli,
S’enfonce chaque jour plus avant dans l’oubli !
Capitales d’empire et têtes de royaumes,
Que couvrent aujourd’hui les sables ou les chaumes ;
Centres éblouissants où, de tous les humains,
Ainsi qu’à leur vrai but, convergeaient les chemins ;
Carrefours où venaient se rencontrer des races
Dont l’histoire elle-même en vain cherche les traces ;
Abreuvoirs dont les flots, depuis longtemps taris,
D’âge en âge épandaient la sagesse aux esprits ;
Vaste enchevêtrement de marbre et de porphyre ;
Palais auxquels des monts entiers n’ont pu suffire ;
Enceintes de granit aux immenses contours,
Qui remplissaient les airs de dômes et de tours,
Citadelles d’airain où fourmillait naguère
Un monde de soldats avec leurs chars de guerre
Et qui, dans leurs remparts, comme en une prison,
Enfermant le soleil de tout un horizon,
Entassaient dans les cieux leurs murs inabordables
Et prolongeaient sans fin leurs lignes formidables ;

Forteresses de gloire ou foyers de clarté,
Si grands qu’on les eût dits faits pour l’éternité !
Pourtant que reste-t-il de leur splendeur passée ?
L’une est un rêve éteint, l’autre, une ombre effacée :
Ruines que la nuit remplit de ses sanglots,
Le désert de son sable, et la mer de ses flots,
Ou qui, débris obscurs d’édifices momies,
Reposent au linceul du néant endormies ;
Ports détruits qui, le long de leurs môles déserts,
Regardent l’algue en paix lisser ses cheveux verts ;
Cadavres enfouis dans le limon des fleuves ;
Villes mornes pleurant, le soir, comme des veuves ;
Sépulcres écroulés, que parfois, en rêvant,
On fouille, sans plus rien y trouver de vivant,
Ou qui n’ont plus gardé de place sur la terre
Et dont le nom lui-même est pour nous un mystère !

Ô Betléhem, mais tant qu’on verra dans les cieux
Les chars des astres d’or rouler sur leurs essieux
Et le soleil tracer, dans sa route première,
Du soc de ses rayons ses sillons de lumière,
Ton nom sera sacré, ton nom sera béni.
Les temps le rediront dans leur hymne infini.
Les bouches des petits et les lèvres des sages

Se le répéteront à travers tous les âges ;
Car, du monde chrétien vrai centre et vrai milieu,
D’une étable tu vas faire un palais à Dieu !

Regarde, ô Betléhem ! Que vois-tu dans la nue ?

Betléhem.

Je vois monter au ciel une étoile inconnue.
L’homme, depuis le jour de la création,
N’a pas vu resplendir de constellation
Plus brillante parmi les lumières sans nombre
Dont l’ange de la nuit jonche les champs de l’ombre,
Chemin de perles d’or, sables de diamant
Que le pied du Seigneur foule au bleu firmament.


Le poëte.

Écoute,ô Betléhem ! Qu’entends-tu dans la nue ?

Betléhem.

J’entends venir du ciel une voix inconnue.
Ni l’oiseau printanier qui, dans les bois ombreux,
Égrène au vent des nuits ses rhythmes amoureux,
Ni les psaumes, tissus de strophes merveilleuses,
Qu’entonne au soir le chœur de mes brunes veilleuses,

Ni les chants que mes luths soupirent quelquefois,
Ô poëte, ne sont plus doux que cette voix.

Chœur des anges.

Ô monde, prête-nous l’oreille ; car nous sommes
Toute la vérité.
Gloire à Dieu dans le ciel ! Paix sur la terre aux hommes
De bonne volonté !

Pour les peuples voici qu’à l’horizon se lève
Le soleil inconnu.
La concorde et l’amour remplaceront le glaive ;
Car le Christ est venu.

La promesse des temps enfin se réalise,
Et Dieu reprend son tour.
Le temple obscur s’en va faire place à l’Église,
Comme la nuit au jour.

Pour le monde, épuisé par trop de luttes vaines,
Les portes vont s’ouvrir,
Les portes de la vie, où n’entrent point les haines, —
Et la mort va mourir !